L’incertitude des acteurs politiques au tournant de l’histoire – sur “Ruling Oneself” d’Ivan Ermakoff

Assemblée nationale France 1940

Cette étude fine, rigoureuse et serrée, porte sur les suicides politiques “collectifs”, quand des acteurs prennent la décision de se défaire de leurs prérogatives, renonçant ainsi, par des voies légales à leur pouvoir. Ce qu’Ermakoff appelle des « collectives abdications » (abdications collectives).

L’auteur décortique dans ce texte deux épisodes fameux de l’histoire du XXe siècle : l’adoption d’une loi d’habilitation accordant à Hitler le droit de modifier la constitution de Weimar sans contrôle parlementaire (mars 1933) et le transfert des pleins pouvoirs exécutifs, législatifs et constitutionnels au maréchal Pétain (Vichy, France, juillet 1940). Son trilinguisme lui permet de puiser dans une documentation et des archives en français et en allemand, tout en rédigeant son étude en anglais.

La lecture de l’ouvrage est exigeante : il s’agit d’interroger la validité des modèles plus ou moins intuitifs avec lesquels nous nous efforçons de penser de tels cataclysmes politiques, en croisant différentes outils d’analyse (recherche historique, modèles formels de la décision, phénoménologie des groupes, analyses quantitatives et qualitatives des témoignages collectés). Le résultat est bien souvent frustrant : ce qui frappe avant tout le lecteur, c’est l’incertitude majeure dans laquelle ont été plongés les acteurs de ces moments dramatiques, leurs oscillations, qui les font passer d’un état à un autre, le caractère vacillant de leurs croyances, les manières dont les uns et les autres semblent parfois victimes d’auto-illusions, voire, se mentent à eux-mêmes, s’abandonnent à un déni pur et simple, au détriment de la raison.

Ermakof montre que les justifications données après-coup par les acteurs eux-mêmes ne résistent guère à l’examen des faits : certes, les menaces qui pesaient sur les parlementaires au moment du vote étaient parfaitement explicites, notamment dans l’épisode allemand, quand les SA et les SS cernaient l’opéra Kroll où s’étaient installé l’Assemblée après l’incendie du Reichstag (lequel avait justifié de la part du gouvernement dirigé par Hitler un régime d’exception, et un déferlement de violence et de répression, notamment envers les représentants communistes). Pour autant, l’ensemble des députés du SPD (sur lesquels s’exerçaient pourtant  déjà une sévère répression) se prononça ouvertement contre le transfert des pleins pouvoirs à Hitler. Ce ne fut pas le cas des membres du parti du Centre, dont le vote était déterminant. La contrainte ne constitue donc pas un motif décisif.

Pas plus que l’argument de l’ignorance ou de la mésinformation. Hitler (et Göring), mais aussi Laval pour l’épisode français, s’étaient montré particulièrement clairs concernant leurs projets politiques. Laval parlait ouvertement dans les conférences précédant le vote, d’aligner le régime du Maréchal Pétain sur celui du régime Nazi, ou du fascisme italien. Les deux projets se voulaient explicitement anti-démocratiques, la démocratie étant responsable à leurs yeux (et pas seulement aux leurs : c’était une opinion très partagée dans la droite française notamment, après la défaite) de la “décadence” de la nation. Et les deux régimes souhaitaient s’installer de manière légale. L’état de choc dans lequel furent plongés la quasi-totalité des parlementaires quand le contenu de la loi transférant la totalité des pouvoirs à un seul homme fut connu ne laisse pas de place au doute : l’espoir, par exemple, qu’il aurait été possible de négocier en amont ou en aval de la décision des aménagements parlementaires atténuant l’aspect dictatorial des futurs régimes, relève plutôt d’une forme d’auto-illusion que de la mésinformation (“croire Hitler sur parole” quand il laissait entendre par exemple que l’Église Catholique ne serait pas réprimée).

La thèse d’une collusion idéologique, ou même d’un intérêt de classe, autrement dit, d’une forme d’adhésion plus ou moins consciente à l’abandon de la démocratie, ne tient pas vraiment la route non plus. Comment expliquer dans ce cas la litanie d’atermoiements, de doutes, les peurs, l’angoisse palpable, la conscience d’être engagé dans une décision historique, et surtout les dilemmes dont témoignent les témoignages des acteurs, notamment ceux qui furent produits « dans le feu de l’action » – lettres, récits, compte-rendu des débats. Au contraire, tout cette littérature recueillie avec soin par l’auteur laisse entendre que « les choses auraient pu se dérouler autrement ». C’est d’ailleurs ce qui rend la lecture du livre passionnante : ce qui nous apparaît souvent comme une tragédie, par un biais propre à la nature du récit historique lui-même, le fait que nous connaissons les évènements qui ont suivi les conséquences de ces décisions, se manifeste plutôt ici comme un drame : les renoncements collectifs, les procédures complexes d’alignement, ne sauraient occulter le fait qu’ils relèvent aussi d’un choix, et d’un choix en partie individuel.

…lorsque nous appréhendons ces moments de décision au plus près, dans leur processus d’élaboration, le portrait des acteurs qui se fait jour met en exergue leur indécision : face à une situation menaçant leurs droits, leur identité, leur pouvoir ou leurs intérêts, et qui comporte des risques, ils vacillent. La décision ne va pas de soi. Le groupe mis au défi se révèle être à la croisée des chemins. Il peut basculer dans l’un ou l’autre des scénarios inscrits dans la conjoncture : la désagrégation, le renoncement ou la résistance.

Rares sont en réalité les acteurs qui feront défection ou se singulariseront au sein du groupe auquel ils sont affiliés (c’est notamment le cas en Allemagne où les affiliations partisanes étaient beaucoup plus fermes et prégnantes que dans l’assemblée française après l’armistice). Le groupe de référence (le parti en Allemagne, l’Assemblée dans sa globalité en France) joue sa propre partition, et on peut parler d’une vulnérabilité collective. Comme le dit le président du parti du centre durant les débats internes qui précèdent le vote : « personne ne peut prendre la responsabilité d’un vote isolé. Cette responsabilité est trop lourde. Le vote ne peut qu’être dépersonnalisé. » Il faut une décision unanime. Certes, il s’agit de protéger le groupe, ou plutôt chacun des membres du groupe : un membre qui s’isolerait attirerait l’attention sur lui. Mais aussi et surtout de se protéger « à l’avenir » de ce qu’on pourrait appeler « le jugement de l’histoire ». Je pense très fort ici à un autre livre que je suis en train de lire en ce moment, Time’s Monster, How History Makes History, de l’historienne américaine Priya Satia, qui porte précisément sur cette « conscience de l’histoire comme juge ».

Les parlementaires sont en effet très conscients des conséquences de leur décision. Les suites politiques, voie géopolitiques dans le cas de la France, ne font guère de doute : il s’agit d’un renoncement à la démocratie et de la légalisation d’une dictature totalitaire. Mais aussi de conséquences morales : la perspective d’être jugé dans le futur est déjà présente dans l’esprit des parlementaires – ce sera d’ailleurs le cas en France après la libération, où l’on demandera des comptes aux participants. De facto, le plus grand nombre se pliera à la discipline collective, espérant sans doute diluer leur responsabilité individuelle dans l’anonymat du groupe. Comme l’écrit Ermakoff en analysant de manière détaillée les modalités de cet alignement collectif (alignement séquentiel, recherche de savoir local,, alignement tacite), l’alignement se fait en définitive « par anticipation ».

Pour les lecteurs français qui n’auraient pas accès au texte anglais, je conseille la lecture de cet article, « Renoncement et effondrement politique », qu’Ermakoff a publié dans l’excellente revue online Politika. L’intérêt de ce texte (largement illustré d’images d’archive) est double : non seulement il synthétise de manière claire les arguments développés dans Ruling Oneself, mais aussi (et surtout) il étudie un autre exemple de « renoncement collectif au pouvoir” : ce jour incroyable d’août 1789 où les membres des ordres privilégiés – noblesse et clergé – ont procédé à un acte général de renonciation : renonciation aux charges, aux statuts et aux droits constitutifs de leur raison d’être. Il s’agit ni plus ni moins d’une suppression du régime féodal par ceux-là mêmes qui en bénéficiaient (et l’incarnaient).

“La nuit du 4 août met ainsi en évidence et magnifie un fait que des événements moins dramatiques, moins spectaculaires, moins inattendus ou moins ramassés dans le temps, recouvrent de leur patine : les moments de renoncement collectif scandent les processus d’effondrement de régime. Ils en infléchissent la dynamique et, par contrecoup, l’issue. L’analyse des ruptures politiques manque son objet si elle ne se donne pas les moyens de penser le renoncement comme l’une des modalités de l’effondrement.”
Deux remarques plus personnelles pour conclure ce trop bref compte-rendu :

1. Le récit historique qui émerge au fil des pages du livre n’est certes pas un récit héroïque – l’histoire faite par les « grands hommes » (on pense à De Gaulle évidemment, qui a lancé son fameux appel depuis Londres un mois auparavant la séance de vote à Vichy : sauf qu’à l’époque, De Gaulle est un parfait inconnu pour le public français). En disséquant les processus de décision des députés et sénateurs français, ou celles de parlementaires allemands, nous ne nous sentons pas étrangers à leurs hésitations, leurs revirements, leurs dilemmes. Certes, il faut pour « se mettre à leur place » un effort de l’imagination, dans la mesure où, concernant les lecteurs français et allemands contemporains en tous cas, nous n’avons généralement pas à craindre une menace imminente du fait de notre expression politique. Nous pouvons nous projeter imaginairement sans éprouver le poids de la contrainte du réel pour ainsi dire. Autre différence cruciale : nous savons quelles furent les conséquences de ces plein pouvoirs accordés à Hitler et Pétain. Même s’il existe des néo-nazis et des nostalgiques du pétainisme, un large consensus s’est établi pour condamner ces régimes politiques. Le jugement moral, autrement dit, fruit du recul de l’histoire dont nous disposons, interfère inévitablement avec la manière dont nous nous représentons ces épisodes du passé. Pour autant, il reste possible de se poser la question de ce que nous aurions fait à leur place. Mais, et c’est une autre limite de l’exercice : quel personnage aurions-nous été dans ces scènes historiques ? Un membre du Parti centriste allemand ou un conservateur français ? Un socialiste ? Il faudrait aborder cette « question morale pure » en adoptant une technique semblable à celle préconisée par John Rawls dans la Théorie de la justice, celle du voile d’ignorance. Pas dit que cela ait un sens et mène fort loin. Il me semble pourtant qu’une méditation de ce genre, aussi honnête et sincère qu’elle puisse être, conduirait forcément à reconnaître l’importance, soulignée par Ivan Ermakoff, du groupe dans le processus de réflexion personnel. S’il y a bien un enseignement de ce livre ardu, c’est que le choix ne saurait se résoudre en un cheminement solitaire : la conscience seule avec soi-même. Parce que c’est une décision politique.

2. Autre réflexion qui revenait de manière insistante pendant ma lecture : une telle situation pourrait-elle se représenter à l’avenir (dans telle ou telle démocratie d’Europe) ? De fait, Ermakoff mentionne d’autres situations comparables de « renoncement au pouvoir » dans un contexte politique. L’affaiblissement des démocraties européennes contemporaines est patent : en témoignent non seulement la multiplication des régimes recourant à des techniques électorales et de gouvernement pseudo-démocratiques voire autoritaires (Hongrie, Serbie, Bulgarie, etc.), la militarisation des frontières (extérieures et intérieures – autour d’enclaves traitées par la police comme des zones d’exception, de sous-citoyenneté), l’omniprésence des forces de l’ordre dans l’espace public, l’élargissement de la gamme des délits d’opinion, et la criminalisation de certaines formes d’opposition – sans oublier les politiques d’immigration ouvertement raciales, avec la désignation fréquente de « boucs émissaires », et j’en passe. Une partie de la population européenne n’hésite plus à réclamer ici et là, brodant sur des motifs réactionnaires et un récit nationaliste radical, une mise en ordre plus marquée encore, au détriment des valeurs démocratiques. Certains partis d’extrêmes droites ne font plus mystères de leurs aspirations fascistes (et cumulent les succès électoraux). Cette crise de la démocratie ressemble sous bien des aspects à celle qu’ont connu des époques antérieurs, notamment les années 30. Ajoutez à cela la perspective de la guerre, d’un conflit militaire d’envergure avec la Russie de Poutine par exemple. Il me semble qu’il ne faudrait pas beaucoup plus pour qu’à l’avenir, et peut-être dans un avenir plus proche qu’on l’imagine, une assemblée de parlementaires soient invités à se saborder elle-même, c’est-à-dire renoncer à son pouvoir et aux institutions démocratiques, pour accorder les plein pouvoirs à quelque dictateur. On espère alors que de l’histoire passée, on aura su tirer quelques enseignements.