Mélancolie techno-animiste à l’ère nucléaire

En lisant le livre bouleversant d’Anne Allison, Beign Dead Otherwise, sur le devenir incertain des morts dans le Japon contemporain (et des vivants qui les pensent, et qui pensent à leur propre mort), je tombe sur la référence qu’elle donne d’un article du chercheur Grant June Otsuki, dans lequel il relate une performance à laquelle il a assistée. L’artiste s’appelle Oriza Hirata, un dramaturge qui met en scène ce qu’il appelle des contemporary colloquial theater, ou, comme les critiques le disent de lui, des quiet drama (dans lesquels il recrée des situations “colloquiales” de la vie quotidienne, “avec des phrases sont dites si doucement qu’elles sont parfois à peine entendues, de multiples conversations se passent simultanément et des acteurs qui tournent le dos au public”, comme le dit l’auteur de l’article sur Wikipedia. Certains textes d’Oriza Hirata ont été traduits aux éditions Les Solitaires Intempestifs et un autre volume à l’Arche).

 

Grant Jun Otsuki (2019) : « Frame, Game, and Circuit: Truth and the Human in Japanese Human-machine Interface Research », Ethnos, DOI: 10.1080/00141844.2019.1686047

Au début de l’année 2012, j’étais assis dans une salle obscure d’un campus universitaire de l’ouest du Japon et je regardais un robot humanoïde assis sur scène sous un faible projecteur. Un homme agenouillé à côté d’elle lui adressa une requête : il lui demanda de s’asseoir sur une plage de la ville de Futaba, à six kilomètres à peine de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Aucun être humain n’est autorisé à pénétrer aussi loin dans la zone irradiée. Elle y ferait face à la mer et lirait des poèmes pour réconforter ceux qui ont été emportés par les catastrophes du 11 mars 2011. L’homme s’est levé et lui a demandé « Allez-vous faire cela pour nous ? » Après un moment, elle répondit finalement : « Oui, si je peux encore être utile. Cela me ferait plaisir ». Lorsque les lumières se sont éteintes, le petit public a applaudi à tout rompre. J’ai imaginé une jeune femme seule sur une plage abandonnée, ses mots maintenant le lien entre les vivants et les morts. Je la voyais entourée de débris sableux, sur fond de maisons abandonnées à la hâte par des gens incapables de supporter les polluants invisibles qu’elle tolère si aisément.

La réponse du robot souligne le potentiel d’une machine à reconnecter un pays fracturé par des technologies qui furent autrefois les emblèmes du progrès moderne. Les centrales nucléaires en ruine et les premiers robots qui n’ont pas réussi à les surveiller ont été très présents dans l’esprit du dramaturge Oriza Hirata, ce qui l’a incité à ajouter cette scène à sa pièce de théâtre robotique, “Sayo-nara”, pour cette première représentation après le 3.11. Lors de la discussion qui suivait la représentation, il expliquait que la pièce avait pour but de montrer que les robots pouvaient faire plus qu’essayer de gérer les effets matériels de la catastrophe. Ils pourraient simplement lire des poèmes pour les morts dans un endroit où les humains ne peuvent plus aller.