En voici d’ailleurs deux larges extraits :
« Mais est-ce qu’il existe aucun fait qui soit indépendant de l’opinion et de l’interprétation ? Des générations d’historiens et de philosophes de l’histoire n’ont-elles pas démontré l’impossibilité de constater des faits sans les interpréter, puisque ceux-ci doivent d’abord être extraits d’un chaos de purs événements (et les principes du choix ne sont assurément pas des données de fait), puis être arrangés en une histoire qui ne peut être racontée que dans une certaine perspective, qui n’a rien à voir avec ce qui a eu lieu à l’origine ? Il ne fait pas de doute que ces difficultés, et bien d’autres encore, inhérentes aux sciences historiques, soient réelles, mais elles ne constituent pas une preuve contre l’existence de la matière factuelle, pas plus qu’elles ne peuvent servir de justification à l’effacement des lignes de démarcation entre le fait, l’opinion et l’interprétation, ni d’excuse à l’historien pour manipuler les faits comme il lui plaît. Même si nous admettons que chaque génération ait le droit d’écrire sa propre histoire, nous refusons d’admettre qu’elle ait le droit de remanier les faits en harmonie avec sa perspective propre ; nous n’admettons pas le droit de porter atteinte à la matière factuelle elle-même. Pour illustrer ce point, et nous excuser de ne pas pousser la question plus loin : durant les années vingt, Clemenceau, peu avant sa mort, se trouvait engagé dans une conversation amicale avec un représentant de la République de Weimar au sujet des responsabilités quant au déclenche-ment de la Première Guerre mondiale. On demanda à Clemenceau : « À votre avis, qu’est-ce que les historiens futurs penseront de ce problème embarrassant et controversé? » Il répondit : « Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne. » Nous nous occupons ici de données élémentaires brutales de ce genre, dont le caractère inattaquable a été admis même par les parti-sans les plus convaincus et les plus sophistiqués de l’historicisme. Il est vrai qu’il faudrait beaucoup plus que les caprices des historiens pour éliminer de l’histoire le fait que, dans la nuit du 4 août 1914, les troupes allemandes franchirent la frontière belge ; cela ne demanderait pas moins qu’un monopole du pouvoir sur la totalité du monde civilisé. Or un tel monopole du pouvoir est loin d’être inconcevable, et il n’est pas difficile d’imaginer quel serait le destin de la vérité de fait si l’intérêt du pouvoir, qu’il soit national ou social, avait le dernier mot sur ces questions. Ce qui nous ramène à notre soupçon qu’il puisse être de la nature du domaine poli-tique d’être en guerre avec la vérité sous toutes ses formes, et de là à la question de savoir pourquoi une soumission, même à la vérité de fait, est ressentie comme une attitude antipolitique. »
(…)
« La marque de la vérité de fait est que son contraire n’est ni l’erreur ni l’illusion, ni l’opinion, dont aucune ne rejaillit sur la bonne foi personnelle, mais la fausseté délibérée ou le mensonge. L’erreur, bien sûr, est possible, et même courante, à l’égard de la vérité de fait, et dans ce cas ce type de vérité n’est en aucune manière différent de la vérité scientifique ou rationnelle. Mais l’important c’est qu’en ce qui concerne les faits il existe une autre possibilité, et que cette possibilité, la fausseté délibérée, n’appartient pas à la même espèce que les propositions qui, justes ou erronées, prétendent seulement dire ce qui est, ou comment quelque chose qui est m’apparaît. Une affirmation factuelle – l’Allemagne a envahi la Belgique au mois d’août 1914 – acquiert des implications politiques seulement si elle est placée dans un contexte interprétatif. Mais la proposition contraire, que Clemenceau, encore ignorant dans l’art de récrire l’histoire, jugeait absurde, ne nécessite aucun contexte pour avoir une incidence politique. Elle est clairement une tentative de changer le récit de l’histoire, et, en tant que telle, elle est une forme d’action. Il en va de même lorsqu’un menteur, ne disposant pas du pouvoir nécessaire pour imposer ses mensonges, ne s’appesantit pas sur le caractère évangélique de son affirmation, mais prétend qu’il s’agit de son « opinion »pour laquelle il invoque son droit constitutionnel. Cela est fréquemment pratiqué par des groupes subversifs, et dans un public politiquement immature la confusion qui en résulte peut être considérable. L’estompement de la ligne de démarcation qui sépare la vérité de fait et l’opinion appartient aux nombreuses formes que le mensonge peut prendre, et dont toutes sont des formes d’action. Alors que le menteur est un homme d’action, le diseur de vérité, qu’il dise la vérité rationnelle ou la vérité de fait, n’en est jamais un. Si le diseur de vérité de fait veut jouer un rôle politique, et donc être persuasif, il ira, presque toujours, à de considérables détours pour expliquer pourquoi sa vérité à lui sert au mieux les intérêts de quelque groupe. Et, de même que le philosophe remporte une victoire à la Pyrrhus quand sa vérité devient une opinion dominante chez les porteurs d’opinion, le diseur de vérité de fait, quand il pénètre dans le domaine politique et s’identifie à quelque intérêt particulier et à quelque groupe de pou-voir, compromet la seule qualité qui aurait rendu sa vérité plausible, à savoir sa bonne foi personnelle, dont la garantie est l’impartialité, l’intégrité et l’indépendance. Il n’y a guère de figure politique plus susceptible d’éveiller un soupçon justifié que le diseur professionnel de vérité qui a découvert quelque heureuse coïncidence entre la vérité et l’intérêt. Le menteur, au contraire, n’a pas besoin de ces accommodements douteux pour apparaître sur la scène politique ; il a le grand avantage d’être toujours, pour ainsi dire, déjà en plein milieu. Il est acteur par nature ; il dit ce qui n’est pas parce qu’il veut que les choses soient différentes de ce qu’elles sont – c’est-à-dire qu’il veut changer le monde. Il tire parti de l’indéniable affinité de notre capacité d’agir, de changer la réalité, avec cette mystérieuse faculté que nous avons, qui nous permet de dire« Le soleil brille » quand il pleut des hallebardes. Si notre comportement était aussi profondément conditionné que certaines philosophies ont désiré qu’il le fût, nous ne serions jamais en mesure d’accomplir ce petit miracle. En d’autres termes notre capacité à mentir – mais pas nécessairement notre capacité à dire la vérité – fait partie des quelques données manifestes et démontrables qui confirment l’existence de la liberté humaine. Que nous puissions changer les circonstances dans lesquelles nous vivons est dû au fait que nous sommes relativement libres par rapport à elles, et c’est cette liberté qui est més-utilisée et dénaturée par le mensonge. Si c’est la tentation presque irrésistible de l’historien professionnel que de tomber dans le piège de la nécessité et de nier implicitement la liberté d’action, c’est la tentation presque autant irrésistible du politicien professionnel que de surestimer les possibilités de cette liberté et de trouver implicitement des excuses à la dénégation mensongère ou au travestissement de faits. »