« La lumière de Dieu » – drones, terreur verticale, et nécropolitique

J’avais déjà parlé du livre fascinant de l’architecte Stephen Graham, Vertical, paru aux excellentes éditions Verso en 2016. (S. Graham est Professeur à l’école universitaire d’architecture de Newcastle, travaille sur les villes et les sociétés les paysages et les planifications urbaines contemporains. Il est aussi l’auteur de :  Telecommunications and the City and Splintering Urbanism (avec Simon Marvin) et Cities, War and Terrorism, Disrupted Cities: When Infrastructures Fail, Cities Under Siege: The New Military Urbanism.

Vertical, The City from Satellites to Bunkers, est un ouvrage fascinant dans lequel l’auteur élabore une autre géographie, non pas horizontale, mais verticale.

Chaque chapitre décrit de manière panoramique les étages de cette verticalité en explorant un aspect particulier. de haut en bas, si l’on peut dire : l’orbite de la terre engorgé de satellites, la militarisation du ciel, bombes, drones, hélicoptères, les élévations urbaines, les bidonvilles accrochés aux collines qui font face aux gratte-ciels des hyper riches, les appartements luxueux sur le toit des immeubles et les technologies d’ascension, l’ascenseur notamment, sans oublier les « étagements » de la pollution et de la toxicité dans ces villes à multiples niveaux. Puis, dans une seconde partie, l’exploration s’enfonce sous la surface du sol, la géologie, l’excavation archéologique, l’extraction minière, les réseaux d’égouts, de tunnels, les bunker, etc.. Tout autant de frontières que la géographie « horizontale » classique tend à négliger, mais qui constituent en réalité les véritables nouvelles frontières du capitalisme global extractiviste.

En émerge un tableau de la structure globale de mondes contemporains traversés et découpés par les hiérarchies techno-politiques du capitalisme global – ce qu’il faut bien appeler une nécropolitique, avec ses inégalités et sa violence structurelles.

L’extrait traduit ci-dessous vient du chapitre 3, consacré à l’usage des drones dans la « war on terror » engagé au début du millénaire par les américains suite aux attentats du 11 septembre 2001, et qui s’est étendue au point qu’elle est désormais la justification centrale de la plupart des opérations militaires et de répression – pas seulement d’ailleurs dans l’agenda des pays occidentaux – la Chine et l’Inde et bien d’autres États, ne sont pas en reste pour mener cette guerre totale contre cet ennemi racialisé qu’est le musulman contemporain.

Le texte de Graham a été écrit avant 2016. L’utilisation d’algorithmes de reconnaissance, d’identification et d’analyses des comportements dans les opérations de répression et de guerre n’a fait que se généraliser depuis, ainsi que l’usage des drones. On fait grand cas dans l’opinion publique des risques liés au déploiement de l’Intelligence Artificielle « générative », mais la fascination/répulsion qu’elle exerce, largement entretenue par les pouvoirs capitalistes, occulte des usages beaucoup plus dramatiques et qui sont déployés depuis longtemps sur les territoires militarisés du monde contemporain, destinés à répandre la mort, la destruction et soumettre nombre d’habitant‧es de cette planète à la terreur.

 

Plutôt que d’être le résultat de capteurs omniscients capables d’identifier les insurgés armés et de les exécuter avec précision, les réalités de la guerre des drones révèlent une dangereuse absence de connaissances sur les personnes ciblées loin dans le ciel.

Tout en discutant de leurs règles d’engagement, les pilotes de drones parlent volontiers de l’esthétique puissante et séduisante de leur travail – ainsi que de l’ennui. Dans le film d’Omer Fast, 5 000 Feet Is the Best, un pilote anonyme explique que cette altitude est la plus agréable pour patrouiller.

(note : on peut voir le film d’Omer Fast sur Vimeo)

Still from Omer Fast, 5,000 Feet is the Best

« Vous disposez de plus de précision, et à 5 000 pieds, je peux vous dire quel genre de chaussures vous portez à un kilomètre de distance ! Je peux vous dire quel type de vêtements porte une personne, si elle porte une barbe, la couleur de ses cheveux et tout le reste… Nous avons l’IR, l’infrarouge, que nous pouvons activer automatiquement et qui capte toute signature thermique ou froide… Si quelqu’un s’assoit, disons, sur une surface froide… et se lève… cela ressemble à une fleur blanche, qui brille vers le ciel. »

Parlant de la séquence de ciblage par laquelle les opérateurs de drones lancent leurs missiles mortels Hellfire, le pilote souligne à la fois son sentiment de puissance verticale omnisciente et la beauté esthétique du processus :

« Nous appelons [le drone] et nous recevons toutes les autorisations nécessaires [pour tirer], toutes les approbations et tout le reste, puis nous faisons ce que l’on appelle la lumière de Dieu… les Marines aiment l’appeler la lumière de Dieu. Il s’agit d’un marqueur de ciblage laser. Nous envoyons un faisceau laser et lorsque les troupes [sur le terrain] mettent leurs lunettes de vision nocturne, elles voient cette lumière qui semble venir du ciel. Juste à l’endroit [où le missile va frapper], venant de nulle part, du ciel. C’est très beau. »

L’anthropologue canadien Gastón Gordillo souligne que les décès de civils à grande échelle sont le résultat inévitable de la politique américaine de déploiement de drones meurtriers lorsqu’elle est soutenue par des mythes selon lesquels les opérateurs de drones bénéficient d’une omniscience semblable à celle de Dieu. Malgré les caméras numériques de vidéosurveillance à haute résolution, les capteurs de chaleur, les systèmes de détection de mouvement et autres capteurs, Gordillo souligne que la masse d’images et de données signifie souvent que les contrôleurs de drones sont complètement surchargés de données à traiter ou à interpréter lorsqu’ils prennent la décision de tirer. Rien qu’en 2009, les drones américains ont collecté l’équivalent de vingt-quatre années de séquences vidéo ; le système Argus de la DARPA, déjà mentionné, peut générer huit années de vidéo en continu à partir d’une seule journée d’opérations.

En outre, l’immensité des territoires étrangers ciblés par les pilotes de drones signifie que ces derniers ignorent souvent la culture des personnes qu’ils ciblent et tuent. Surtout, ils n’ont aucun moyen de distinguer de manière fiable les insurgés armés du reste de la population environnante. C’est pourquoi ils s’efforcent d’associer à des indices visuels peu fiables – des personnes tenant des objets ou « flânant » de manière suspecte, par exemple – les intentions imaginaires et violentes nécessaires pour lancer leurs missiles conformément aux règles d’engagement habituelles.

Comme les enregistrements des conversations des pilotes d’hélicoptères d’attaque évoqués dans le chapitre suivant, les transcriptions des conversations des pilotes de drones montrent à plusieurs reprises leur désespoir et l’usage des clichés orientalistes. Cet appareil de connaissance impérialiste peut transformer n’importe quel aspect de la vie civile normale en une preuve évidente qu’ils observent des « insurgés » ou des « terroristes » sur lesquels on peut tirer à volonté. Le langage des opérateurs de drones enrôle effectivement tous les hommes adultes à proximité des frappes de drones en tant que « combattants » en les qualifiant d’« hommes en âge de servir dans l’armée ». Même l’armée américaine a admis qu’une telle terminologie encourageait les frappes de drones contre des civils parce qu’elle « implique que les individus sont des forces armées et donc des cibles légitimes ». En conséquence, les États-Unis ne considèrent pas les hommes adultes morts comme des « civils » à moins qu’il n’y ait des renseignements posthumes clairs prouvant qu’ils le sont.

Des efforts constants sont également déployés pour assimiler les autres Afghans, Pakistanais ou Irakiens présents sur les écrans à des cibles légitimes. Les preuves évidentes que des images d’enfants ou de civils innocents remplissent leurs écrans sont souvent volontairement ignorées ou – pire encore – interprétées comme une preuve supplémentaire de malveillance, car on suppose qu’elles ont été délibérément placées là par des « terroristes » ou des « insurgés » pour contrecarrer la capacité des pilotes de drones à tuer. Comme toujours, un entraînement intensif vise à déshumaniser les « ennemis » qui se trouvent en dessous, tout en glorifiant et en célébrant le processus de mise à mort. « Vous est-il déjà arrivé de marcher sur des fourmis sans y penser ? » Michael Hass, un ancien opérateur de drone américain, a déclaré en novembre 2015 :

« C’est ainsi que l’on vous fait considérer les cibles – comme de simples taches noires sur un écran. Vous commencez à faire cette gymnastique psychologique pour vous faciliter la tâche – elles l’ont mérité, elles ont choisi leur camp. Il faut tuer une partie de sa conscience pour continuer à faire son travail tous les jours – et ignorer les voix qui vous disaient que ce n’est pas bien. »

L’analyse de Grégoire Chamayou sur une opération de surveillance et d’attaque de trois heures contre un convoi de trois SUV qui a tué des civils en Afghanistan en février 2010 montre un cas notoire. Tout au long de l’opération, on sent le désespoir des contrôleurs de drones de détruire les gens et leurs véhicules – quelle que soit la preuve de leur nature clairement civile. La transcription regorge de déclarations telles que « ce camion ferait une belle cible » ; « Oh, jolie cible ! » ; « Les hommes semblent se déplacer de manière tactique » ; et « Ils vont faire quelque chose de néfaste ». Le contrôleur de mission aperçoit plus tard un « adolescent à l’arrière du SUV ». « Eh bien », répond l’opérateur, « les adolescents peuvent se battre !… un enfant de douze ou treize ans avec une arme est tout aussi dangereux ! » (Les enfants sont souvent qualifiés de « terroristes de petite taille » par les opérateurs de drones.)

« Le caméraman a dit qu’il y avait au moins un enfant près du SUV », dit le coordinateur à une autre occasion. « Des conneries ! Où ? », répond l’opérateur du capteur. « Je ne pense pas qu’il y ait des enfants dehors à cette heure-ci… Pourquoi sont-ils si prompts à appeler des putains de gosses mais pas à appeler un putain de fusil ? »

Sur la base d’une prétendue observation d’« arme », la décision est alors prise de tirer des missiles Hellfire depuis des hélicoptères armés à proximité appelés sur les lieux ; le premier et le troisième véhicule du convoi sont détruits. Les pilotes du Predator volent immédiatement pour évaluer le carnage. En regardant une scène d’hommes, de femmes et d’enfants morts et mutilés, l’observateur de sécurité remarque « Aucun moyen de le savoir, mec. » L’opérateur de caméra est d’accord : « Aucun moyen de le savoir d’ici. »

Les responsables militaires américains ont admis qu’à cette occasion les missiles ont tué seize hommes civils et gravement blessé une femme et trois enfants. Cependant, des anciens afghans des villages d’origine des victimes ont déclaré dans des entretiens ultérieurs que les attaques avaient tué vingt-trois personnes, dont deux garçons, Daoud, trois ans, et Murtaza, quatre ans. Comme c’est souvent le cas dans de tels cas, l’armée américaine a indemnisé les familles des victimes à hauteur de 4 800 dollars pour chaque proche tué. Chaque survivant a reçu 2 900 dollars.

Soulignant le caractère inévitable de tels meurtres, Gastón Gordillo poursuit son analyse cruciale. « Le regard qui guide les drones », écrit-il, « suit une logique binaire qui cherche à distinguer une « activité normale » d’une « activité anormale » au sein d’un univers spatial extrêmement hétérogène et complexe. » Dans un tel contexte, il souligne que l’énorme pression exercée sur les pilotes de drones pour interpréter ce qu’ils considèrent comme une « activité insurrectionnelle », combinée au fait que les opérateurs de drones n’ont aucun moyen fiable de distinguer les civils des « insurgés », signifie que le meurtre d’un grand nombre de civils n’est en aucun cas un « accident » ou une « erreur ». Dans tous ces cas, « les opérateurs et les analystes d’images qui parcouraient [les images reçues] ont « vu » des objets ordinaires comme des « fusils », des personnes en train de prier comme un signe qu’elles étaient des « talibans » ou des enfants comme des « adolescents » potentiellement hostiles. »

Le fait de regarder la vidéo granuleuse du drone et de lancer un missile sur des humains en contrebas crée un sentiment de puissance extraordinaire chez les opérateurs de drone. L’un d’eux admet qu’il s’est parfois senti « comme un Dieu lançant des éclairs de loin ». Un autre raconte qu’« on voit beaucoup de détails… on le ressent, peut-être pas au même degré [que] si on était réellement là, mais ça nous affecte… Quand on lâche un missile », poursuit-il, « on sait que c’est la vraie vie, il n’y a pas de bouton de réinitialisation. » Certains rapports font même état de pilotes de drones aux prises avec un syndrome de stress post-traumatique après avoir tué des civils, en particulier des enfants. De plus, contrairement aux pilotes de bombardiers, les opérateurs de drones restent longtemps après l’explosion et voient leurs effets sur le corps humain dans les moindres détails.