Ce qui exaspère chez le capitaliste, c’est qu’il ne lui suffit pas d’exploiter la plus grande partie de l’humanité et de saccager la totalité de la terre, des océans et du ciel, il lui faut aussi composer un portrait moralement acceptable de sa propre personne, justifier ses bassesses en les renversant sous la forme de philanthropisme : « car sans moi, dit-il, il n’y aurait pas d’emplois, pas de salaires, et pas de marchandises. Les pauvres seraient encore plus pauvres qu’ils ne le sont déjà (et, en l’absence des lumières que nous, les capitalistes, leur prodiguons, ils seraient non seulement désœuvrés, mais aussi privés de tous les bienfaits de la civilisation » – entendez par là : la civilisation « bourgeoise ».
C’est tout juste si le salaire qu’il concède au travailleur ne procède pas de la philanthropie, qu’il serait donc à considérer comme une aumône dont le mérite et le montant revient à la générosité, pour ne pas dire « l’humanité » du capitaine d’industrie.
Tous ceux qui en appellent à la bonne volonté des entrepreneurs, pour faire baisser les prix des marchandises ou augmenter les salaires font preuve ou bien d’un cynisme confondant ou bien d’une naïveté navrante – ce qui se traduit aujourd’hui, à droite comme à gauche par ces appels ineptes au « pouvoir d’achat » (augmenter le salaire minimum est une chose, diminuer le temps de travail une autre encore, et ce n’est pas rien en l’absence d’autres perspectives, mais renverser le capitalisme constitue un chantier autrement plus corsé).
Marx l’écrit tout au long du Capital : sans intervention extérieure (la législation de l’État par exemple, à condition, ajoute-t-il souvent, que les moyens de contrôle de l’application effective de la loi, et les sanctions afférentes, soient réels et non pas symboliques, comme il arrive la plupart du temps, encore aujourd’hui, quand on supprime les effectifs de l’inspection du travail), le Capitaliste n’a aucune raison d’augmenter les salaires des travailleurs les moins payés (il n’aura évidemment pas les mêmes scrupules au moment de siphonner la richesse produite par son entreprise à son profit et celui de ses collègues bourgeois).
Au contraire, et c’est là une loi pour ainsi dire constitutive de l’accroissement du Capital, le capitaliste tend à « écraser les salaires » autant qu’il est possible : son modèle n’est pas tant d’ailleurs l’esclavage (Marx y revient à la fin du premier volume et j’y reviendrais à mon tour dans un autre article), puisqu’il faut prendre soin a minima de l’esclave pour assurer sa reproduction, bien qu’il soit théoriquement remplaçable une fois sa force de travail épuisée (tout comme le capitaliste espère puiser dans le stock de travailleurs disponibles pour sécuriser son approvisionnement en force de travail), que l’accroissement du travail non payé. Ce travail non payé, celui qui s’ajoute dans la journée de travail à celui qu’il paye effectivement au travailleur, constitue une des sources de constitution de la survaleur, c’est-à-dire de l’accroissement du capital. Je cite ici un passage tiré du chapitre XXII du volume I du Capital « Transformation de la survaleur en Capital », 4., p. 582 et ss. dans l’édition des Éditions Sociales de 2016.
« Les salaires, dit J. St. Mill, n’ont aucune force productive ; ils sont le prix d’une force productive. Ils ne contribuent pas plus à la production des marchandises en sus du travail que n’y contribue le prix d’une machine en sus de la machine elle-même. Si l’on pouvait avoir le travail sans l’acheter, les salaires seraient superflus. »
Si les travailleurs pouvaient vivre de l’air du temps, on ne pourrait non plus les acheter à aucun prix. Leur non-coût est donc une limite au sens mathématique, toujours inaccessible, bien qu’on puisse toujours s’en approcher. Ce capital a donc toujours tendance à les écraser jusqu’à cette position nihiliste. Aussi l’auteur de l’Essai sur l’industrie et le commerce du XVIII° siècle que j’ai souvent cité, ne fait que trahir le secret intime du capitaliste anglais quand il déclare que la grande tâche historique de l’Angleterre, c’est de ramener chez elle le salaire au niveau français ou hollandais. Il dit entre autres, naïvement :
« Si nos pauvres, dit-il, s’obstinent à vouloir faire continuelle bombance, leur travail doit naturellement revenir à un prix excessif… Que l’on jette seulement un coup d’œil sur l’entassement de superfluités (heap of superfluities) consommées par nos ouvriers de manufacture, telles qu’eau-de-vie, gin, thé, sucre, fruits étrangers, bière forte, toile imprimée, tabac à fumer et à priser, etc., n’est-ce pas à faire dresser les cheveux ? » Il cite une brochure d’un fabricant du Northamptonshire, où celui-ci pousse, en louchant vers le ciel, ce gémissement : « Le travail est en France d’un bon tiers meilleur marché qu’en Angleterre : car là les pauvres travaillent rudement et sont piètrement nourris et vêtus ; leur principale consommation est le pain, les fruits, les légumes, les racines, le poisson salé ; ils mangent rarement de la viande, et, quand le froment est cher, très peu de pain. » Et ce n’est pas tout, ajoute l’auteur de l’Essai, « leur boisson se compose d’eau pure ou de pareilles (sic !) liqueurs faibles, en sorte qu’ils dépensent étonnamment peu de monnaie… Il est sans doute fort difficile d’introduire chez nous un tel état de choses, mais évidemment ce n’est pas impossible, puisqu’il existe en France et aussi en Hollande ».
(Note : « An Essay on Trade and Commerce. » Lond., 1770, p. 44. – Le Times publiait, en décembre 1866 et en janvier 1867, de véritables épanchements de cœur de la part de propriétaires de mines anglais. Ces Messieurs dépeignaient la situation prospère et enviable des mineurs belges, qui ne demandaient et ne recevaient rien de plus que ce qu’il leur fallait strictement pour vivre pour leurs « maîtres ». Ceux-ci ne tardèrent pas à répondre à ces félicitations par la grève de Marchiennes, étouffée à coups de fusil.)
La suite du texte, que je donne ici pour susciter chez le lecteur le désir de se plonger dans les milles-et-une richesse du Capital, est très intéressante : il faut se rappeler qu’à partir de la moitié du XIXᵉ siècle, le capitalisme a commencé son extension mondiale, qui ne date donc pas d’hier comme on le croit parfois. Et voilà qu’il évoque déjà la concurrence des salaires chinois !
(Il serait évidemment grossier de comparer la situation à l’époque de Marx avec celle qui est la nôtre un siècle et demi plus tard, mais on notera que la logique du capitalisme n’a guère changé : plutôt que de s’indigner des conditions de travail en Chine ou en Inde, on s’inquiète plutôt de ce que ces conditions pourraient s’améliorer – notamment sous la pression des travailleurs eux-mêmes, comme c’est le cas dans les « usines du monde » actuellement. D’où l’empressement à recréer ou étendre le précariat en Europe ou aux États-Unis (je rappellerai ici qu’aux États-Unis, plusieurs millions d’enfants travaillent, principalement issus de familles de migrants)
États-Unis: Fortes inquiétudes face à la nouvelle réglementation sur le travail des enfants
De nos jours ces aspirations ont été de beaucoup dépassées, grâce à la concurrence cosmopolite dans laquelle le développement de la production capitaliste a jeté tous les travailleurs du globe. Il ne s’agit plus seulement de réduire les salaires anglais au niveau de ceux de l’Europe continentale, mais de faire descendre, dans un avenir plus ou moins prochain, le niveau européen au niveau chinois. Voilà la perspective que M. Stapleton, membre du Parlement anglais, est venu dévoiler à ses électeurs dans une adresse sur le prix du travail dans l’avenir. « Si la Chine, dit-il, devient un grand pays manufacturier, je ne vois pas comment la population industrielle de l’Europe saurait soutenir la lutte sans descendre au niveau de ses concurrents. » (Finis les salaires d’Europe continentale, non, le capital anglais appelle maintenant de ses vœux des salaires chinois)
Lieu commun du philanthropisme bourgeois : si les travailleurs sont mal payés, qu’ils dépensent moins ! Leur train de vie est responsable de l’insuffisance du revenu qu’on leur octroie (leur moyen d’existence et de reproduction) comme l’écrit plus haut l’auteur tant moqué par Marx de l’Essai sur l’industrie et le commerce. Un autre va plus loin en leur proposant carrément des recettes de cuisine adaptées à leur salaire de misère ! Je ne peux m’empêcher de penser à nos philanthropes bourgeois contemporains, prompts à conseiller les classes défavorisées quand il s’agit de gérer un budget (sous-entendu, ils font n’importe quoi et dépensent sans compter), faire ses courses (« bien sûr qu’il est possible de se nourrir avec trente euros par semaine ! » – il suffit de prendre soin de son potager), faire des économies d’énergie (il suffit d’isoler son logement et d’installer la géothermie ! et d’acheter un véhicule électrique).
Vingt ans plus tard un Yankee baronnisé, Benjamin Thompson (dit le comte Rumford), suivit la même ligne philanthropique à la grande satisfaction de Dieu et des hommes. Ses Essays sont un vrai livre de cuisine ; il donne des recettes de toute espèce pour remplacer par des succédanés les aliments ordinaires et trop chers du travailleur. En voici une des plus réussies :
« Cinq livres d’orge, dit ce philosophe, cinq livres de maïs, trois pence (en chiffres ronds : 34 centimes) de harengs, un penny de vinaigre, deux pence de poivre et d’herbes, un penny de sel le tout pour la somme de vingt pence trois quarts – donnent une soupe pour soixante-quatre personnes, et, au prix moyen du blé, les frais peuvent être réduits à un quart de penny (moins de 3 centimes) par tête. » La falsification des marchandises, marchant de front avec le développement de la production capitaliste, nous a fait dépasser l’idéal de ce brave Thompson.
Je conclurai cette brève note en traduisant un extrait de l’excellente étude de Miranda Joseph, Debt to society : accounting for life under capitalism, Minnesota University Press, 2014. L’invention et l’usage de la comptabilité “sociale”, date au moins de la fin de XVIIIè siècle (et s’épanouit aussi bien dans les régimes libéraux qu’avec avec les politiques planificatrices, comme en Union Soviétique), mais, avec le développement des études statistiques, elle devient le support de ce que les Foucaldiens appelleraient la biopolitique, ou de la discipline des populations “ingouvernables” tant qu’elles sont laissées dans leur état “brut” – pour dire vite, tant que le capital ne les a pas mises au travail (pour son profit). Un des textes les plus emblématiques de ces considérations “sociologiques” “pathologisantes” comme le dit Miranda Joseph, est le fameux rapport Moynilhan, The Negro Family, qui date de 1965, mais l’inspiration des bienveillantes consciences du Capital quand il s’agit de conseiller les pauvres, est loin d’être tarie, comme on le lira ci-après. (Je conseille vraiment ce livre excellent, qui, loin de condamner par principe, toute forme de “comptabilité” ou de “statistiques”, insiste au contraire pour que les forces d’opposition s’en emparent (en fabriquant leurs propres outils, en posant leurs propres questions) et en fassent un tout autre usage que celui qu’en font les classes bourgeoises).
Dans un article publié au mois d’août suivant, Bob Herbert (2006) – dont le domaine de prédilection parmi les éditorialistes réguliers du Times était la pauvreté et les minorités aux États-Unis – identifie “une maladie culturelle déprimante, souvent mortelle, qui s’est propagée sans contrôle dans une grande partie de l’Amérique noire”. Il conclut : “Il appartient aux Noirs eux-mêmes de saisir les opportunités actuelles de réussite scolaire et de promotion professionnelle, de construire des familles solides qui permettent aux jeunes de s’épanouir et de créer un environnement culturel qui tourne le dos à la criminalité, à l’ignorance et à l’abaissement de soi”. Et puis, à l’occasion de l’anniversaire de l’ouragan Katrina, Juan Williams (2006) – qui est devenu collaborateur politique sur Fox News après avoir passé vingt-trois ans au Washington Post et avoir été correspondant de la NPR – propose une “prescription” pour guérir la pauvreté : “Terminez au moins vos études secondaires. Attendez d’avoir une vingtaine d’années avant de vous marier, et attendez d’être mariés avant d’avoir des enfants. Une fois sur le marché du travail, restez-y : acceptez n’importe quel emploi, car l’expérience acquise vous préparera à un meilleur emploi. Tout Américain qui suit cette prescription n’a pratiquement aucun risque de tomber dans l’extrême pauvreté. Les statistiques le prouvent.”
(…)
En qualifiant ces textes du New York Times de réitérations et de révisions d’un discours sur la culture de la pauvreté, j’invoque le célèbre rapport pathologisant de Daniel Patrick Moynihan de 1965, The Negro Family : The Case for National Action, et je semble ainsi suggérer que ce discours, qui dénonce un manque de subjectivité capitaliste propre et, en particulier, un manque d’éthique du travail et de capacité à différer la gratification, et qui situe le problème dans la culture, est d’origine assez récente, coïncidant plus ou moins avec le néolibéralisme. Et il est certain qu’elle a été déployée de manière agressive en tant que politique au cours de cette période : Aux États-Unis, on peut citer le Personal Responsibility and Work Opportunity Reconciliation Act de 1996, qui, selon Bill Clinton, “mettrait fin à l’aide sociale telle que nous la connaissons” et qui associait l’intervention dans les relations de parenté et de genre (en exigeant des femmes qu’elles identifient le père biologique de leurs enfants pour pouvoir bénéficier des allocations, en limitant le nombre d’enfants éligibles aux allocations et en finançant divers programmes de promotion du mariage) à la promotion coercitive de la “responsabilité” par le biais du travail. Mais les discours diagnostiquant l’absence (et visant apparemment à produire) une subjectivité capitaliste appropriée chez les pauvres, notamment par le biais d’une intervention dans la sphère domestique et dans les relations de genre et de parenté, sont aussi anciens que le capitalisme lui-même, dont ils font partie intégrante. Dans Making a Social Body, Mary Poovey (1995) décrit la circulation d’un tel discours dans la Grande-Bretagne du milieu du dix-neuvième siècle ; et Saidiya Hartman, dans Scenes of Subjection (1997), décrit les opérations d’un tel discours vis-à-vis des esclaves récemment libérés dans les États-Unis de l’après-guerre de Sécession.