Les horreurs du capitalisme mesurés à l’aune de l’humiliation nationale (Le Capital de Marx : lectures, été 2024 )

Un des acteurs récurrents du Capital de Marx, c’est l’État – en l’occurrence le parlement britannique et son administration (les inspecteurs des fabrique par exemple, dont les rapports émaillent le texte et constituent un apport documentaire précieux que Marx cite abondamment, non sans ironie). Les lois concernant les conditions de travail et la durée de la journée de travail dans les fabriques, concernant notamment les enfants, les adolescents et les femmes, s’efforcent de limiter la tendance à l’exploitation sans limite des masses laborieuses par les propriétaires de fabrique, autrement dit, les capitalistes. Toutefois, et c’est ce qui m’inspire les commentaires ci-après, il n’est évidemment pas question de remettre en cause le principe-même de l’exploitation capitaliste, par exemple le travail des enfants, dont il est dit régulièrement, même par les indignés les plus véhéments, qu’il permet de fabriquer l’homme de la maturité, travailleur obéissant, plus apte physiquement, et mieux discipliné. L’oisiveté demeure le pire des maux, l’origine de tous les vices. Le temps passé exclusivement à l’école, si l’on en croit N. W. Senior cité par Marx, est un temps perdu non seulement pour l’industrie, mais aussi pour le développement de l’enfant. Ces longues journées d’école monotones et stériles (c’est-à-dire improductives), qui sont l’apanage des classes supérieures, augmentent inutilement le travail des maîtres « tout en faisant perdre aux enfants leur temps, leur santé et leur énergie, non seulement sans fruit mais à leur absolu préjudice ». Marx rappelle que dans certaines parties de l’Angleterre,  « il est encore défendu à des parents pauvres de faire instruire leurs enfants sous peine d’être exposés à mourir de faim. » (c’est-à-dire d’être licenciés).

On lira, parmi cent autres exemples, ce rapport de 1866 concernant les lois de fabrique :

Dans son rapport final, la Children’s Employement Commission propose d’étendre la loi sur les fabriques à plus de 1 400 000 enfants, adolescents et femmes dont la moitié environ sont exploités par la petite industrie et le travail à domicile.

« Si le Parlement, dit-elle, acceptait notre proposition dans toute sa portée, il ne fait aucun doute qu’une telle législation aurait la plus bénéfique des influences non seulement sur les adolescents et les personnes de constitution faible dont elle s’occupe au premier chef, mais encore sur la masse bien plus considérable des ouvriers adultes qui de façon directe » (pour les femmes) et « indirectement » (pour les hommes) « tomberait dans son champ d’application. Elle leur imposerait un nombre d’heures de travail régulier et réduit ; elle leur ferait ménager et reconstituer les réserves de force physique dont dépend tellement leur propre santé et celle du pays ; elle préserverait la génération montante du surmenage précoce qui mine sa condition physique et la ruine prématurément ; elle donnerait enfin l’occasion, au moins jusqu’à l’âge de 13 ans, de suivre un enseignement élémentaire, mettant ainsi fin à l’incroyable ignorance, si fidèlement décrite dans les rapports de la commission, et qui ne peut être considérée qu’avec le plus grand sentiment de douleur et l’impression profonde d’une déchéance nationale. »

(…) Dès 1840, une commission d’enquête industrielle avait été nommée pour enquêter sur le travail des enfants. Son rapport de 1842 déployait selon les termes de N.W. Senior

« le plus effroyable tableau qu’on ait jamais vu de la cupidité, de l’égoïsme et de la cruauté capitaliste et parentale, de la misère, de l’avilissement et de l’anéantissement des enfants et des adolescents… On s’imagine peut-être que ce rapport décrit les horreurs d’un siècle passé. Mais malheureusement, il existe actuellement des rapports qui attestent que ces horreurs se perpétuent plus intensément que jamais. (…) ce rapport a été ignoré pendant 20 ans durant lesquels on a laissé ces enfants qui avaient grandi sans avoir la moindre idée de ce que nous appelons la morale, ni de l’instruction, de la religion ou de l’amour filiale naturel — on a laissé, donc, ces enfants devenir les parents de la génération actuelle. »

(Marx, Le Capital, Vol I, p.552 (traduction Lefebvre & al. 2016, Éditions Sociales, p. 473-74. C’est moi qui souligne.)

Ce qui m’intéresse ici, c’est de relever ce qu’on pourrait appeler l’argument utilitariste qui vient “compléter” pour ainsi dire l’indignation d’inspiration plus humaniste. Au sort atroce des enfants, des adolescents et des femmes dans les fabriques s’ajoute l’affaiblissement de la prospérité “du pays”, et le sentiment, certes inconfortable, d’une humiliation et d’une déchéance nationale, ainsi que les risques que ces générations sacrifiées, devenues adultes, font courir à la morale, la religion et la famille, les valeurs principielles sur lesquelles repose la société bourgeoise.

On retrouve évidemment ce genre d’argument de nos jours dans les discours des économistes libéraux et des responsables des finances publiques. “Le pays va mieux”, ou “il faut se serrer la ceinture”, proclament ces experts depuis leur position surplombante, le regard vissé aux statistiques économiques générales, la balance des importations et des exportations, le sacro-saint déficit, la sacro-sainte croissance, et les notes accordées par les agences de notation internationales. “Il va mieux ou moins bien” en moyenne si l’on peut dire, occultant ainsi l’étendue de la pauvreté et de la précarité dans lesquelles sont empêtrés la majorité de la population, et si l’on sait bien par ailleurs qu’il y a des inégalités, elles ne résistent pas aux statistiques globales et au PIB, et ne comptent au final pour rien. Ou bien, elles sont immédiatement traduites en “taux de chômage” – et donc, on en conclut, irrémédiablement, irrésistiblement, qu’il faut remettre les français au travail et se serrer la ceinture.

Le problème évidemment, c’est qu’une large partie de la population est sensible à ce discours, prompte à applaudir les appels à l’austérité (surtout quand ils concernent leurs voisins ou les plus pauvres qu’eux), s’identifiant sans doute au ministre de l’économie, qui doit savoir de quoi il parle avec son costume trois pièces et sa cravate : n’est-il pas finalement un bon gestionnaire, comparable au père de famille soucieux des finances du ménage ? Peut-on imaginer que des gens de cette classe fussent irrationnels ?

L’autre aspect frappant de ce discours économique nationaliste, c’est qu’il abonde dans cette représentation du monde qui tient pour allant de soi la guerre économique généralisée : peu importe que la santé ou la prospérité du pays se fonde sur la misère endémique d’autres régions du monde ou sur l’exploitation sans limite de populations étrangères, et la destruction de leur environnement. Là encore, si ce discours n’est quasiment jamais remis en question, si l’exploitation néocoloniale va de soi comme allait de soi l’exploitation coloniale, c’est parce qu’il s’accorde parfaitement à l’égoïsme de l’individu atomisé soucieux de préserver son intérêt exclusif, et pour lequel le mot solidarité ne fait plus aucun sens. On voit assez bien comment, à partir de là, le capitalisme néolibéral s’avère parfaitement compatible avec des politiques fondamentalement racistes, dont la honteuse forteresse européenne est un des exemples les plus frappants.