Note sur la supposée modération libérale et la relativisation du risque fasciste

Dans son livre récent, Silicon Valley Imperialism. Techno Fantasies and Frictions in Postsocialist Times, la chercheuse Erin McElroy (Professeur de géographie à l’Université de Washington) cartographie les processus de gentrification, de dépossession raciale et de prédation économique dans la région de la baie de San Francisco et dans la Roumanie postsocialiste afin d’exposer les mécanismes par lesquels le technocapitalisme mondial dévore l’espace et les sociétés afin d’étendre sa portée. De manière très percutante, portée par ses engagements politiques sur le terrain, elle scrute les enchevêtrements (entanglement) par lesquels le technocapitalisme mondiale dont la Silicon Valley est un fer de lance matériel et idéologique transforme les territoires où il s’implante, et sidère les décideurs politiques et une partie des travailleurs. J’avais déjà évoqué ce processus de Siliconisation notamment au Kenya, centré sur les activité de modération de contenus et ses conséquences dramatiques sur la santé mentale des travailleurs. On sait que le recours au précariat par les industriels du numérique de la Silicon Valley se déploie dans bien des endroits du monde : par exemple en Allemagne, en Irlande, en Lettonie, en Espagne, au Portugal, aux Philippines et aux États-Unis. On lira dans mon article un extrait de réflexions sur le sujet proposé par Max Liboiron et Josh Lepawsky, Discard Studies. Wasting, Systems, and Power.

Un des grands intérêts de l’étude d’Erin McElroy, c’est d’essayer de nouer deux perspectives qui sont rarement partagées dans le domaine des études historiques, géographiques et anthropologiques critiques contemporaines : les études post-socialistes et les études décoloniales. En puisant dans une littérature considérable, elle parvient à conjuguer et renforcer ces deux horizons où s’inventent des formes de résistance et de solidarité face aux ambitions impérialistes du techno-capitalisme. Je reviendrais sur ce projet complexe et fascinant.

Je traduis ici un extrait de l’introduction, dans lequel Erin McElroy, interroge les relations toujours ambivalentes du néolibéralisme contemporain au fascisme (dont la Siliconisation constitue une des incarnations les plus vives – on pense aux projets libertariens d’Elon Musk et certains de ses pairs, qui n’éprouvent plus aucun scrupule à promouvoir explicitement un pouvoir autoritaire, anti-démocratique et franchement fasciste, comme on peut s’en rendre compte en suivant les élections présidentielles américaines actuellement). Des penseurs comme Hannah Arendt ou Karl Polyani, dès la fin de la seconde guerre mondiale, avaient avancé que le libéralisme faisait, paradoxalement, et quoiqu’il s’en défende (avec plus ou moins de vigueur, dira-t-on pour être gentil), le lit du fascisme. On a rattaché maintes fois ces affinités suspectes avec « l’apolitisme » des acteurs dominants du marché – qui tendent à préférer, selon un intérêt bien compris, la « stabilité politique », quel qu’en soit le prix “démocratique”, aux risques de déstabilisation du capitalisme engendrés par des projet d’émancipation et de progrès sociaux. La violence de l’impérialisme colonial qui hante les démocraties libérales, encore aujourd’hui, malgré les efforts pour en refouler la mémoire (et donc la responsabilité), s’est inscrite dans les structures profondes des États occidentaux : Arendt liait d’ailleurs explicitement le génocide colonial commis par l’Allemagne en Namibie et la possibilité du régime de terreur nazi : comment passer sous silence le fait indéniable que les démocraties européennes appliquaient dans leurs colonies, de manière schizophrénique, des politiques fascistes et totalitaires envers les populations (sans parler de leur environnement) qu’elles exploitaient sans limite. L’irrésistible déploiement de la « démocratie libérale » après l’effondrement de l’empire Soviétique, qui consacra en réalité, nous le savons maintenant, non pas le triomphe de la démocratie dans le monde, mais celui du libre marché et des politiques néolibérales, et, plus récemment, l’instauration d’un état de guerre perpétuelle après les attentats du 11 septembre 2001, et la militarisation des zones de flux des marchandises au prétexte de la guerre contre « la terreur », ou le déploiement de dépendances technologiques sur la quasi-totalité des populations de la planète, toutes ces dynamiques historiques récentes tendant à rendre encore plus floues et plus incertaines la différence entre libéralisme et illibéralisme (et la distinction entre la démocratie, l’autoritarisme et le fascisme, qui s’interpénètrent pour ainsi dire dans les pratiques politiques quotidiennes : la mise en place d’états policiers, les brutalités et le racisme explicite des forteresses établies contre les migrants, la militarisation croissante des zones d’extraction et de production, la répression de plus en plus systématique des opposants, sans oublier l’extension massive des systèmes de surveillance, incite ben des chercheurs, dont je suis, à parler non plus seulement de biopolitique avec Foucault, mais de nécropolitique avec Mbembé).

Cependant, et c’est là le sujet du texte qui suit, il est une manière plus sournoise de négocier avec le fascisme (représenté désormais dans tous les pays du monde par des partis politiques ayant pignon sur rue, devenus des interlocuteurs de la démocratie) qu’on fait mine de considérer comme une menace (en France, on s’agite à chaque élection autour d’un « Front Républicain » supposé “antifasciste”, qui peine à cacher les accointances du régime libéral avec les partis d’extrême droite). C’est de mettre sur le même plan la menace fasciste et la menace anti-fasciste (et par extension une partie de la gauche). Cela n’a pas échappé aux observateurs des politiques européennes, et encore moins aux militants antifascistes qui constituent une des cibles favorites des pouvoirs. La supposée modération et rationalité des pouvoirs libéraux, dont il ne faut pas sous-estimer le caractère rassurant, voire lénifiant, non seulement auprès des classes bourgeoises, mais aussi pour une large partie de la population, a beau jeu d’assimiler dans un même extrémisme le fascisme et l’antifascisme. Mais en réalité, on ne peut que constater que l’énergie mise à réprimer les secondes n’égale que la modération avec laquelle on traite les premiers.

La théorisation du fascisme par Cedric Robinson sert ici d’antidote, en particulier son observation selon laquelle, pour de nombreux peuples non occidentaux, « le fascisme – c’est-à-dire le militarisme, l’impérialisme, l’autoritarisme racial, la violence collective chorégraphiée, le mysticisme crypto-chrétien millénariste et un nationalisme nostalgique » n’est pas « plus une aberration historique que ne l’ont été le colonialisme, le commerce des esclaves et l’esclavage ». Même en Italie, le fascisme est apparu dans le cadre de la stratégie de Mussolini visant à prendre le contrôle des peuples colonisés en Palestine, en Libye et en Afrique de l’Est, en particulier en Éthiopie, et à supprimer toute émergence du communisme. En d’autres termes, le capitalisme et l’impérialisme ont précédé et alimenté la possibilité fasciste. De même, en réfléchissant à l’imbrication du capitalisme et du fascisme dans l’entre-deux-guerres, C. L. R. James déclare : « De plus en plus de groupes de capitalistes allemands ont commencé à voir en Hitler leur porte de sortie ». Les penseurs anticoloniaux et noirs radicaux ont continué à établir ces corrélations tout au long de la guerre froide. Pourtant, après la guerre, les libéraux ont mobilisé ce que Lilith Mahmud décrit comme « les pouvoirs spectraux du fascisme en l’invoquant comme une menace imminente pour la vie politique ».

Alors que le libéralisme s’est généralement opposé à ce que représente le fascisme, Mahmud prévient que « ses propres valeurs de modération, de rationalité et de liberté ont parfois déplacé en marge du discours politique légitime non seulement les positions fascistes, mais aussi les positions antifascistes ». Comme l’ont montré les manifestations de Light Revolution qui discréditent l’organisation anticapitaliste et antifasciste, mais aussi le projet plus large de Siliconisation – qui, bien que présenté comme un projet libéral, matérialise le bannissement racial et fustige le travail antifasciste – le fascisme maintient son pouvoir en stupéfiant « une subjectivité libérale normative en désarmant la résistance antifasciste, favorisant ainsi la montée du fascisme ». C’est pour cette raison que Mahmud appelle à une anthropologie du fascisme spectral ainsi qu’à une anthropologie antifasciste afin de déterminer comment et pourquoi la suprématie blanche se trouve au cœur du fascisme et du libéralisme. Adrienne Pine s’appuie sur cette idée pour suggérer qu’une anthropologie antifasciste, par opposition à une anthropologie du fascisme, implique une prise de position politique explicite dans le cadre de son travail. Cela implique de désavouer le libéralisme tout en interrogeant ses conceptions de l’illibéralisme. Cela signifie également qu’il faut réimaginer l’ethnographie au-delà des « logiques néolibérales individualistes de financement et d’emploi » et la recadrer comme faisant « partie d’un projet collectif et émancipateur de lutte anti-impérialiste et anticapitaliste ». Comme le dit Mahmud, « une anthropologie antifasciste et illibérale doit être prête à nommer le fascisme même lorsqu’il hante les sites démocratiques, lorsqu’il s’accroche à la pensée libérale, lorsqu’il semble civilisé et raisonnable, lorsqu’il s’incarne dans des uniformes de police plutôt que dans des chemises noires » (ou des chemises vertes dans le cas des légionnaires roumains que le parti de la peur vénère). Adopter une anthropologie antifasciste signifie donc non seulement étudier les formations de l’AUR (le mouvement d’extrême droite roumain) et soutenir l’organisation antifasciste, mais aussi interroger les constellations libérales qui, en réifiant la guerre froide, alimentent les spectres raciaux capitalistes, néolibéraux et fascistes.