Relire Masante pour la quatrième, ou cinquième fois ? (sans parler des nuits où je me suis relevé, juste pour feuilleter le volume, à la recherche d’un écho à ce dont je venais de rêver)
C’est le genre de livre dont j’ai besoin quand l’envie me saisit de retourner à la littérature. Il me rassure tant il est devenu familier. J’alterne entre Tynset et Masante. Je crains que Wolgang Hildesheimer n’ait été parfaitement oublié en France – excepté sans doute par une poignée de lecteurs et lectrices. Même en Allemagne, son actualité semble réservée à quelques articles dans des revues de littérature austères.
Peu importe. C’est ainsi. Je n’ai pas vraiment choisi. (J’en ai d’autres comme ça, des auteurs fétiches et que personne ou presque ne lit, dont le nom ne dit plus grand chose à personne, et dont l’évocation creuse plus encore la solitude qu’induit le travail d’écriture)
Un extrait maintenant, dans la traduction d’Uta Müller et Denis Denjean, Chez Verdier (le volume date de 1999)
« Ces pièces que j’ai habitées, l’une après l’autre, ces greniers encombrés et toujours plus grands où s’empilaient lettres, livres, images, bouts de papier, lambeaux, restes, toutes ces tentatives détournées pour dominer la vie, en voulant l’expliquer ou la décrire, alors qu’on ne peut s’en sortir qu’en y participant pleinement – à vrai dire je ne voulais pas aller jusque-là. Il ne semble pas exister de situation intermédiaire. Ces réceptacles bourrés de vanités, les choses que nous conservons pour les oublier. Si nous les jetons, nous gardons au moins le souvenir de les avoir jetées, le regret les rend présentes. Mais si nous les gardons, nous ne les retrouvons plus jamais, et celles que nous n’avons pas retrouvées s’auréolent d’une nimbe, redoublent d’importance et deviennent la solution de toutes les énigmes, alors qu’elles n’auraient témoigné que de nos échecs et de nos défaillances. »
Archive.org a mis en ligne récemment ses pièces radiophoniques. Heureux germanophones qui pourront les entendre !
Un des motifs récurrents, dans une bonne partie de la littérature germanophone des années 60 à 80 (Bernhard, Kofler, Uwe Johnson, Handke et j’en passe), c’est la menace de la police secrète et des services de renseignements. On devine pourquoi. Et cet autre motif, lui aussi fréquent et lié au premier, qui consiste à nommer (par des noms fictifs ou réels) des quidams qui, durant les années sombres, officièrent en tant que criminels d’État, puis oubliés après la fin de la guerre, tout en continuant d’exercer leurs activités (dans la police ou la justice ou d’autres administrations par exemple) en se remémorant sans scrupule et avec nostalgie, le bon vieux temps de la violence légitime.
Voici un passage de Masante (p. 85) brodant sur ce thème, parmi beaucoup d’autres passages, tant le livre est hanté par la menace d’une arrestation.
“mais lequel de ces deux-là, ou de ces trois, poussé par la peur, était le porteur d’arme ? Je l’ignore. Qui était-ce, qui serait-il ici, l’homme qui craignait ses poursuivants et disait qu’il y en avait toujours deux, ni plus ni moins ? Ils le suivaient ou allaient le suivre, le perdre de vue, lui passer devant ou rester derrière lui, mais un jour, disait-il, ils se mettraient sur son chemin. Vos papiers, s’il vous plaît, c’est ainsi que tout commence. Bien sûr ce ne sont jamais les mêmes, Motschmann et Kranzmierer, Globotschnik et Fricke, mais ils ont tous le même passé, le même avenir, diplômés de l’école de police, formés au service de sécurité, tous partisans de l’ordre et de la discipline, bien en selle. Il disait que ce n’était peut-être pas lui qu’ils cherchaient, ils ne l’avaient peut-être jamais vu, mais tôt ou tard il serait leur victime. Peut-être figurait-il aussi un peu plus loin sur la liste, mais il y figurait bel et bien, il y en avait d’autres avant lui, ceux peut-être qui savaient se révolter plus ouvertement que ne lui permettait sa propre nature, mais progressivement leurs rangs s’éclairciraient, les rebelles actifs se feraient plus rares, les simplement indésirables prendraient leur place, et parmi eux mêmes les muets, pour finir, son heure viendrait.”
« Peut-être figurait-il aussi un peu plus loin sur la liste, mais il y figurait bel et bien, il y en avait d’autres avant lui, ceux peut-être qui savaient se révolter plus ouvertement que ne lui permettait sa propre nature, mais progressivement leurs rangs s’éclairciraient, les rebelles actifs se feraient plus rares, les simplement indésirables prendraient leur place, et parmi eux-mêmes les muets, pour finir, son heure viendrait. »
La gradation dans la répression des opposants politiques suit tout à fait ce rythme-là :
1. D’abord réduire au silence les plus vindicatifs en les criminalisant sous le registre d’atteinte à la sûreté de l’État, ou du terrorisme, ce qui légitime leur mise au pas par la violence policière. Cette première étape est une spécialité des régimes autoritaires (libéraux ou communistes), mais elle est également répandue dans pas mal de démocraties dites libérales.
2. Une fois que les opposants les plus virulents ont été matés, on peut s’en prendre à toute expression critique, aussi anodine soit-elle : on songe aux régimes qui s’appuient sur des systèmes de surveillance illimités, comme la Chine par exemple. Mais c’est vrai de nombreux pays autoritaires voire totalitaires, où la libre expression que ce soir sur les réseaux sociaux ou dans la rue n’existe tout simplement plus.
3. La dernière étape consiste à élargir la surveillance jusqu’à impliquer la totalité de la population – en embauchant les citoyens comme informateurs. C’était une politique très courante dans les Pays du bloc de l’Est ou en Union Soviétique, où, au sein même du cercle familial, professionnel ou de voisinage, celle ou celui qui osait critiquer le régime risquait en permanence d’être dénoncé par ses proches. Dans les cas les plus radicaux, on parle d’État paranoïaque, qui instaure un régime de méfiance de tous envers tous et chacun envers chacun. Il en existe plusieurs actuellement dans le monde, la Corée du Nord, l’Érythrée, l’Égypte, l’Afghanistan, la Syrie, la Birmanie, la Centrafrique, l’Iran, le Turkmenistan, le Vietnam, la Biélorussie, le Nicaragua, la Russie (avec plus ou moins d’efficacité évidemment)…
Pour évaluer la nature d’un régime politique, il est souvent très avisé de mesurer le degré de surveillance et de répression qu’il réserve à ses opposants.
Toutefois, il ne faudrait pas imaginer benoîtement que les régimes démocratiques seraient immunisés contre des dérives de type surveillance généralisée ou répression “élargie” et “systématique” des opposants. Les technologies de surveillance ont accompli des progrès considérables pendant la Guerre Froide, et les États-Unis, avec le fameux J. Edgar Hoover, la chasse aux sorcières, et la répression des activistes noirs, n’étaient pas en reste, comparés à leur adversaire Soviétique, dans ce domaine.
Les services de renseignement constituent un vrai angle mort des démocraties, un hors-champ qu’aucun Parti à ma connaissance n’ose remettre en question (sauf quand une affaire dérape, comme lors de l’attentat du Rainbow Warrior par exemple). Et pourtant, c’est non seulement une sorte d’État d’exception dans la démocratie, mais aussi un outil dont les progrès ininterrompus, dont l’optimisation « va de soi », est disponible à qui voudrait en faire usage : les militants de la Quadrature du Net par exemple, n’ont de cesse de le rappeler. Au nom de la sécurité, on développe et on déploie des systèmes de surveillance dont des dirigeants (futurs ? Pas si “futurs” que ça en réalité) feront leur miel si l’envie leur en prend d’instaurer un système autoritaire.
La passivité des citoyens de manière générale vis-à-vis du problème de la surveillance étatique, dans les démocraties libérales capitalistes, s’explique par de nombreuses raisons, à commencer par l’opacité des dits systèmes (ou leur technicité, et le taux ahurissant d’ignorance en matière numérique). Mais elle s’inscrit, bien en-deça de cette question du numérique, somme toute récente, dans cette certitude, notamment des populations qui sont de facto « du côté du pouvoir », à commencer par les classes bourgeoises (soutenues et soutien du pouvoir, avec lequel en vérité elles se confondent), de « n’avoir rien à se reprocher ». C’est là une attitude d’une grande naïveté d’un point de vue historique (dans un régime totalitaire, le simple fait d’avoir des pensées, une vie intérieure, constitue un motif de soupçon). Cette position est néanmoins cohérente : ce qui menace le pouvoir menace aussi, bien souvent, les classes dominantes (à commencer par l’opposition de gauche si l’on jouit des intérêts du capital). L’apparente modération des démocraties libérales produit un effet lénifiant, apaisant, rassurant, pour bien des gens. Mais le ver est dans le fruit (et en réalité, dans tout type de régime politique : il est intrinsèquement lié à l’exercice du pouvoir).