Je traduis un texte magnifique de Giulia Grechiin (Accademia di Belle Arti di Napoli) “Colonial Cultural Heritage and Embodied Representations”, in Gabriele Proglio, Camilla Hawthorne, et al., The Black Mediterranean : Bodies, Borders and Citizenship, Palgave 2021.
Afin d’illustrer ce que j’appelle notre “colonialisme” intime (lequel en réalité, ne questionne pas seulement le rapport à la mémoire coloniale, mais au présent néocolonial. Ici, il s’agit de comprendre la persistance d’un racisme structurel en Italie.
“Les traces coloniales que j’ai mentionnées précédemment ne se trouvent pas seulement dans les espaces publics et dans les récits institutionnels de nos villes. Elles se trouvent également dans l’intimité de nos maisons, dans les tiroirs ou les greniers, dans les vieilles boîtes de photographies d’un grand-père parti à la guerre en Afrique ou dans les lettres de ceux qui ont émigré dans les colonies, ou encore dans nos armoires : dans les biscuits Tripolini, la réglisse Assabesi, les chocolats Negrita, les sachets de parfum Carta d’Eritrea ; dans les chansons de 1960 comme Ciccio Bello Angelo Negro ou Bessie the lively little negro ; dans les disques à succès comme « Bongo » de 1948, ou « I Watussi » de 1963 ; ou la comptine sur l’homme noir, « la Ninna nanna dell’uomo nero », chantée à beaucoup d’entre nous quand nous étions enfants. Les traces coloniales se retrouvent dans les sachets de sucre à l’iconographie raciste proposés dans les cafés et dans les imaginaires racialisés qui circulent encore dans les publicités, les vidéos musicales, les photographies de mode et le langage courant, comme l’expression « sono incazzato nero », une façon de dire « je suis furieux », mais qui signifie littéralement « je suis noir en colère ».
Pour reprendre les termes de Vincent Meessen, artiste et commissaire d’exposition belge, il s’agit d’une « hauntologie coloniale », un processus étrange d’apparition du discours colonial et de ses imaginaires dans des lieux inattendus, dans l’intimité quotidienne des gestes, des mots et des objets. La culture populaire et racialisée de la période coloniale est bien vivante et active, bien que sous des formes déguisées ou apparemment inoffensives et donc difficiles à démasquer. Cela crée une « proximité vertigineuse », comme le dit Merleau-Ponty (2002, p. 39), entre les choses, les corps et les souvenirs, faisant du processus de mémoire lui-même un acte essentiellement politique, une revendication d’espace et un remembrement (en italien, rimembrare), une recomposition de ces membres déviés de notre identité culturelle.
Les imaginaires et les représentations coloniales sont comme une rivière souterraine, invisible mais omniprésente. Ils sont dans nos bouches, nos systèmes digestifs, nos oreilles et nos voix. Nous les avons inhalés avec certaines odeurs, ils nous ont nourris et ont imprégné notre peau blanche. Ils sont les gants avec lesquels nous touchons, les lentilles colorées qui filtrent notre réalité. Nous les avons littéralement incorporés. Ils sont devenus des habitus, des habitudes, des clichés, des stéréotypes, des parties de nous-mêmes et de notre identité. Le corps est le lieu principal de cette mémoire, une mémoire qui se traduit et se reproduit à travers nous. Paul Connerton explique que « dans la mémoire habituelle, le passé est sédimenté dans le corps ». La mémoire (individuelle et collective) n’est pas seulement spirituelle, intellectuelle ou sémiotique dans le cadre d’une certaine tradition culturelle, mais elle est liée au corps. Pour comprendre comment la mémoire d’un groupe social est construite, transmise et entretenue, il est nécessaire de relier le processus de mémorisation aux corps qui le font. Ainsi, certains savoirs se reproduisent à travers une série de rituels, d’attitudes, de gestes et d’habitudes, ou « prédispositions affectives » (ibid.), et à travers la performativité des corps qui les mettent en scène. La mémoire, même collective, est toujours incarnée. Et elle est toujours culturelle, tout comme les corps qui l’animent sont des êtres culturels. Chacun d’entre nous a absorbé une sorte de chorégraphie du pouvoir et de l’autorité, exprimée par des gestes et des comportements et inscrite dans une signification culturelle spécifique – des gestes et des comportements qui ne sont pas consciemment enseignés ou communiqués, mais simplement reproduits à un point tel qu’ils deviennent automatiques et « infra-ordinaires » (Perec) que nous les considérons comme allant de soi. Ils semblent transparents, inoffensifs et naturels. En ce sens, explique Connerton, le corps est un véritable système mnémotechnique. Sa performativité rappelle automatiquement tout un « ordre discursif » lié au pouvoir, à l’identité et à la différence. Ainsi, « chaque groupe social attribue aux réflexes physiques et aux automatismes corporels des valeurs et des significations spécifiques qu’il espère préserver » (Connerton 1999, p. 117).”