Je suis toujours extrêmement mal à l’aise avec ce marronnier médiatique (dans le sens on y a droit tous les ans depuis des lustres) : “le chômage rend malade”, ou “les chômeurs sont malades”, ou “sont des personnes à risque”.
14 000 décès par an liés au chômage : « Ce n’est pas du tout une priorité de l’État » (entretien avec Pierre Meneton, chercheur en biologie, pour le magazine Basta !)
Sans employer les grands mots (bien que là, je pense très fort aux taxonomies biopolitiques foucaldiennes), disons qu’on se vautre ici dans la médicalisation des chômeurs, considérés comme un groupe ou ensemble social qui va de soi, homogénéisé, sans biographie (même si la dernière partie de l’interview fait un vague effort sociologique et un plus vague effort encore “politique”). Ce n’est pas pour rien que la “solution” préconisée par ce chercheur en biologie soit, je cite : “un suivi médical plus constant des personnes qui cumulent tous ces risques-là.”
Que je sache, on ne médicalise pas les cadres supérieurs, les commerçants, les fonctionnaires et qui vous voudrez. Mais les chômeurs oui. Les réfugiés et migrants aussi du reste : et ça n’est pas anodin. Des classes à risque – et pour les migrants, on a pu entendre récemment qu’elles représentaient un risque non seulement pour elles-mêmes mais aussi pour les “autres”, les blancs autochtones menacés par les horribles virus que les étrangers sont supposés trimbaler. L’État comme organisme soucieux de parfaire ses défenses immunitaires (l’Europe forteresse si vous me suivez). Notez aussi que négliger le soin des chômeurs comme des étrangers peut représenter “un risque pour le système de santé public” – parce que les laisser développer des maladies représentera au final un coût plus élevé que les soigner quand il est encore temps – on reconnaît là une conception utilitariste (qui s’avance avec apparemment les meilleures intentions du monde)
On a le droit, forcément aux clichés habituels : l’alcoolisme, le tabac, le stress, l’activité physique réduite, l’alimentation de mauvaise qualité, etc.. tous ces “facteurs de risque” (que l’auteur fait remonter aux origines sociales des chômeurs : faible capital économique et “culturel” – autrement dit, s’ils boivent, fument, se nourrissent mal, ne font pas de sport, etc, c’est par manque d’éducation. Le travail c’est la santé n’est-ce pas ? (et il rend libre ?)
Mais, encore une fois : si l’on se penchait sur la consommation d’alcool dans le reste de la population, sans parler du tabac, des psychotropes, des drogues douces ou dures, et j’en passe – il y a un paquet de cadres sup et de dirigeants qui marchent à la coke ou aux amphétamines, qui tiennent parce qu’ils sont dopés à mort.
Soyons clairs et allons droit au fait : l’alcoolisme des pauvres, ça doit dater a minima du XIXè siècle – et même bien avant. Les pauvres et les étrangers, notamment les colonisés, ces noirs qui ne sont bon à rien si on ne les y contraint pas par la force, qui sont défaillants par manque d’éducation, c’est le récit par lequel la bourgeoisie justifie sa position dominante et sa violence. Un néolibéral de droite pourrait faire son miel de tous les éléments apportés par cette étude.
Rien d’étonnant à ce qu’un discours médical sur un groupe social fantasmé (réduit en “cohorte” et en statistiques, individus privés de toute biographie, de toute subjectivité, ces pauvres qui ne disposent pas des ressources cognitives dont les bourgeois disposent pour avoir le choix et faire le “bon choix”, rationnel, conforme à leur “intérêt” etc), rien d’étonnant donc que ce discours médical n’aboutisse à rien d’autre qu’à la préconisation d’un “suivi médical”.
Le pire dans cet interview, c’est la bonne intention de l’interviewé, chez qui l’on devine tout de même une sensibilité politique “de gauche” (après tout, il cause chez Basta !). Il parle d’inégalités. Très bien. Il évoque les politiques “sociales” (ou plutôt “anti-sociales”) du gouvernement. À la bonne heure. Mais se rend-il compte qu’en transformant cette soi-disant “population” de chômeurs en groupe à risque, il sert une soupe parfaitement digérable par un gouvernement néolibéral, qui se fera un plaisir si l’envie lui prend, d’imposer un suivi médical à tous ces fainéants, tout en accentuant la pression, en continuant son entreprise systématique et délibéré de précarisation des plus pauvres, déjà si précarisés – bref, qu’il se fera fort d’administrer le remède pour la maladie dont il est la cause, et de s’en féliciter !
Bref. Je n’en veux pas spécialement ni à ce biologiste, ni à Basta, mais, par pitié !, arrêtons de rêver de pansements sur des jambes de bois. Les inégalités sont structurelles, et ce à quoi on assiste en ce moment, c’est à la dernière pierre de l’entreprise néolibérale en France, un projet de précarisation générale des populations les plus pauvres, dans le but de les maintenir dans un état d’angoisse permanent, et de les rendre disponibles à tout moment pour n’importe quel job payé au salaire le plus bas possible. Se focaliser sur des courbes représentant l’état de santé des plus démunis n’explique rien.