Plus ça va, plus je hais l’empire du symbolique.
La scansion des signifiants qui fragmentent l’attention, collent le nez à la vitre, le spectacle saturant du défilé des évènements (au sens de Deleuze : « le sourire sans chat »), l’orchestration des divertissements. (La plupart d’entre nous mitraillés de symboles)
Le symbole sur-signifie tout autant qu’il occulte – il extrait du réel le significatif ici et maintenant et ce faisant, laisse dans l’ombre ce qui doit être tu.
(La commémoration est la discipline du temps préférée du pouvoir : elle ressemble à de l’histoire alors qu’elle est exactement le contraire de l’histoire – un épisode porté au crédit du lénifiant, mais aussi immanquablement violent, récit national. Elle est une performance, un spectacle, une réduction : ce qu’elle élude, c’est la complexité, l’ambivalence, l’ambiguïté, et bien souvent elle occulte le crime et réduit au silence les voix subalternes – les voix des vaincus. Toute commémoration est un enterrement.)
L’image frappante, le slogan facile à retenir, l’extrait – au sens de qui est extrait, et donc, de ce qui est relégué dans l’ombre, qu’on espère faire oublier, les déchets enfouis, les miettes sous le tapis rouge qui donne accès au monument –, sidère et suspend la pensée.
Nous voilà piégés dans la succession des évènements, entravés dans les filets symboliques jetés sur les consciences. Un pas de recul est une perte de temps. On pourrait rater quelque chose.
La structure fétichiste de la réalité nous échappe, focalisés que nous sommes par cette succession : une chose et une autre chose, et puis encore une autre chose, et ainsi de suite, sans fin. Le règne du symbolique non seulement tient toute tentative d’articulation entre ces choses en respect, mais produit la réalité – ce consensus idéologique, ces signifiants partagés, ces agendas communs (et même quand les idéologies semblent s’opposer, elles parlent trop souvent la même langue).
Le drame, c’est que cette chape de plomb symbolique n’est pas seulement ce qui fascine, mais elle est aussi ce qui forme et transforme : le symbole, ou le signifiant, circule à force d’être répété, il circule entre les langues, entre les corps, se colle, pour parler comme Sara Ahmed (“stick”) à la surface des corps, ils deviennent comme des catégories de la perception, non pas seulement le lieu, le temps, la profondeur, l’épaisseur, mais la couleur de la peau, la race, la religion, le sexe, l’odeur – ainsi s’établit la frontière raciale, et plus globalement, sont distingués les corps embarrassants, dégoûtants, répugnants, les « inconvenient others » de Laurent Berlant, ainsi se fabrique dans la même Geste, ce récit non-écrit, cette mythologie sinistre, ce « nous », cette communauté qui ne saurait inclure sans exclure, sur le fond de la reconnaissance symbolique. Ce n’est pas pour rien que le pouvoir aussi bien que les foules aiment les commémorations : elles unifient, resserrent les liens, consolident un « nous ».
Mais elles ne pensent pas.
Le règne du symbolique est toujours conservateur : il sert à maintenir les choses en l’état, il célèbre un présent éternel, et relègue ce qui ne doit pas être perçu, senti, pensé, dans l’oubli.
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« C’est seulement plus tard, beaucoup plus tard, que la responsabilité du crime, selon un schéma qui me paraît familier, est collée sur le dos de tel ou tel chef, après son échec. Mais ces coupables, qui les avait élevés et engraissés, qui les avait ovationnés, qui avait prié pour eux, sinon les « civils innocents » ? Le tireur embusqué en tenue camouflée, le gardien de camp, le tueur débitant des slogans nazis, des chants populaires ou des prières jaculatoires, ce ne sont pas des gens débarquant d’une autre planète, mais les émissaires d’une collectivité : et ils se nourrissent de sa rage, de sa cruauté, de sa soif de vengeance. C’est seulement quand les gens viennent à pâtir directement des conséquences meurtrières de ce qu’ils ont fait ou n’ont pas fait que sonne — mais alors seulement — l’heure des « innocents ».
(Hans Magnus Entzensberger, La Grande Migration, suivi de Vues sur la guerre civile (trad. Fr. Bernard Lortholary, Gallimard,1995)