L’Amour aux portes de l’enfer

C’est un sujet délicat, à haute valeur polémique, étant donné le contexte, ou plutôt, les différentes manières dont ont été, et sont encore, instrumentalisés les évènements du 7 octobre 2023 autour de la bande de Gaza (les meurtres et les enlèvements commis par le Hamas) et ceux qui ont suivi (la destruction des villes de la bande de Gaza et le génocide des populations palestiniennes).

L’occasion m’est donnée d’y revenir, et de me décider à rendre publiques ces notes, par la publication d’une étude portant sur les effets comparés des différentes substances psychoactives (LSD, la MDMA, la kétamine, le cannabis et l’alcool) consommés par les survivants de l’attaque du Hamas sur la gestion de leur stress post-traumatique.

Ces études socio-psychologiques me sortent en général par les yeux, tant elles sont d’une faiblesse insigne épistémologiquement : au mieux elles n’apprennent rien que n’importe quel usager de ces substances sache déjà, et surtout elles sont fondés sur des présupposés et des normes non-interrogées, et n’ont de « scientifique » que l’usage de certains termes (cohorte, liste de contrôle, échelle de Kessler, données statistiques, et j’en passe). Réfléchissez cinq minutes à la scientificité de « l’évaluation autodéclarée du sentiment d’accablement« , par exemple, ou bien les « expériences subjectives pendant l’attaque et les rapports sur les interactions sociales et la qualité du sommeil. » En réalité, il s’agit comme toujours de « naturaliser » des récits, de les rabattre sur des modèles prétendument objectifs‧ La conclusion, qui ne mange pas de pain, laisse dubitatif : « Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour explorer les mécanismes cognitifs et physiologiques qui relient les substances psychoactives à la guérison des traumatismes » (autrement dit, tout le travail reste à faire comme d’habitude. Vous n’imaginez pas le nombre de fois où ces productions de la littérature psycho-sociale se conclue de la sorte, par un appel aux neurosciences, qui n’en peuvent mais.). Bref, on espère comme toujours que les récits et les expériences finiront un jour par être réalignés sur des « activités cérébrales particulières », lesquelles seraient censées tout expliquer et une bonne fois pour toute. Espoir le plus souvent déçu. Ce qui n’empêche pas de le raviver : après tout, c’est ainsi qu’on touche des financements quand on travaille dans ce genre de « laboratoire » : en faisant miroiter un monde meilleur, où les mystères de l’âme serait enfin reconduit à la naturalité des cerveaux-machines.

Pour celles et ceux que ça intéressent, voici une traduction rapide de l’abstract de l’étude.

« Les événements traumatiques jouent un rôle causal dans l’étiologie des psychopathologies liées au stress, telles que la dépression et l’état de stress post-traumatique (ESPT). Des recherches récentes ont mis en évidence le potentiel thérapeutique des substances psychoactives dans l’atténuation des symptômes de traumatisme chez les patients souffrant de stress chronique. Cette étude est la première à examiner l’impact des substances psychoactives consommées lors d’une exposition réelle à un traumatisme. Notre cohorte comprend 772 survivants adultes (487 hommes, âge moyen±SD : 26,96±6,55) de l’attentat très meurtrier qui s’est produit au festival Supernova en Israël le 7 octobre 2023. Les survivants ont participé à l’étude pendant la période péritraumatique d’un à quatre mois suivant l’attentat. Les résultats primaires comprennent la liste de contrôle du SSPT pour le DSM-5 (PCL-5), l’échelle de détresse psychologique de Kessler (K6) et une évaluation autodéclarée du sentiment d’accablement. Les résultats secondaires comprennent les expériences subjectives pendant l’attaque et les rapports sur les interactions sociales et la qualité du sommeil. Tous les survivants ont déclaré avoir été en danger de mort pendant l’attaque. Environ deux tiers des survivants de l’échantillon étaient sous l’influence de substances psychoactives au moment de l’attaque, notamment le LSD, la MDMA, la kétamine, le cannabis et l’alcool, créant ainsi une expérience naturelle tragique et unique pour étudier l’impact des composés psychoactifs sur le traitement des traumatismes. L’analyse a révélé que les participants qui étaient sous l’influence de la MDMA pendant l’attentat (n=99) ont déclaré se sentir moins accablés, avoir plus d’interactions sociales, améliorer la qualité de leur sommeil et réduire leur détresse psychologique par rapport à ceux qui n’étaient sous l’influence d’aucune substance pendant l’attentat (n=216). En revanche, les personnes ayant consommé du cannabis et/ou de l’alcool pendant l’attentat (n=68) ont présenté une plus grande détresse psychologique, davantage de symptômes de stress post-traumatique et une moins bonne qualité de sommeil que les personnes n’ayant consommé aucune substance pendant l’attentat. Ensemble, ces nouveaux résultats suggèrent que l’exposition au traumatisme sous l’influence de la MDMA est associée à une réduction de la détresse psychologique et à une plus grande socialité, peut-être grâce aux effets connus de la MDMA qui réduisent les émotions négatives et augmentent la prosocialité, alors que la consommation de cannabis et/ou d’alcool produit des effets délétères. Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour explorer les mécanismes cognitifs et physiologiques qui relient les substances psychoactives à la guérison des traumatismes et pour établir le rôle protecteur supposé de la MDMA. »

Ce que l’article passe évidemment totalement sous silence (sans quoi il n’avait aucune chance d’être publié), et que je vais m’empresser de rappeler,  c’est la nature de l’évènement lui-même, la fête techno organisée à deux pas de Gaza.

L’article n’évoque pas non plus la possibilité que les combattants du Hamas qui ont commis ces meurtres et ces enlèvements aient été eux-mêmes sous l’effet de substances « psychoactives ». Tout comme il est possible que de nombreux soldats engagés dans l’opération de destruction de Gaza et le génocide des populations palestiniennes, soient également dopés à mort. C’est même probable car la pratique est extrêmement courante dans les conflits armés, et ne date pas d’hier.

Les adeptes de ces produits en vantent les effets « positifs », l’exacerbation de certaines sensations et émotions, l’état de joie, d’excitation, de paix et pour tout dire de bonheur qu’ils procurent. Mais, en général, ils se gardent bien d’en rappeler le premier effet, celui qui précède les autres : diminuer l’impact de la réalité, ménager une couche de protection contre cet impact, autrement dit, promouvoir l’oubli, le détachement, la mise à distance, la cessation de la pensée, la suspension du monde extérieur (extériorité qui est fabriquée par le dispositif de la fête : la puissance sonore de la musique écrase et fait taire tous les autres sons, et l’omniprésence des drogues et de l’alcool qui instaure une expérience collective de suspension du monde – tout le contraire en somme d’une expérience politique, encore moins « révolutionnaire », quoiqu’en pensent certains adeptes. L’abrutissement délibéré n’a jamais changé quoi que ce soit, ni éveillé aucune conscience politique, et les corps et les consciences hébétés, hagards, des lendemains de fête font rarement bon ménage avec la révolte ou quelque action que ce soit – excepté s’efforcer de plier sa tente de camping).

L’espace de la fête, et particulièrement l’espace de la fête techno, ou de la rave party, est un espace qui se veut délibérément « hors du monde », un temps qui se veut « hors de l’histoire ». La fête techno instaure une situation d’exception à plusieurs titres : territorialement, elle investit des espaces déjà occupés, en les détournant de leur fonction (une surface agricole, une usine désaffectée) ; symboliquement, elle déploie un morceau de monde qui se rêve comme alternative à ce qu’on pourrait appeler le monde de la reproduction (du travail, de la famille, etc.) – elle appartient, ou du moins, le prétend-elle (ou le prétendait à l’origine, avant que les pouvoirs publics et les forces du marché disciplinent, domestiquent et tirent profit de ces « fêtes sauvages ») au registre de l’utopie.

La fête implique une occupation de l’espace (et vous devinez pourquoi ce mot, « occupation » résonne étrangement dans le cas de la fête de Haïfa), un accaparement (de la propriété privée, ou de l’espace public, ou des communs). Elle transforme et subvertit l’usage passé de l’espace. Elle tient ces espaces pour des no-man’s land (comme si personne ne les habitait). Entre deux lignes de front. Une autre forme de colonisation à bien y penser. Le no man’s land est une espace supposé neutralisé, entre deux lignes de front, où personne n’est censé vivre.

Cette distance prise avec le monde et l’histoire, décuplée par les états de trans provoqués par la musique et les drogues. On perd un monde pour un temps, pour en gagner un autre. Mais, si l’on modifie un peu la perspective, et qu’on adopte au contraire celles du monde et de l’histoire, cette techno party organisée par Supernova, qui devrait être l’expression du bonheur et de la joie, saturée d’affects positifs, une sorte d’hymne à la paix et à l’amour, devient une monstruosité géopolitique, un acte de violence et un sommet d’indécence (et, au mieux, de stupidité).

Sara Ahmed, dans The Promise of happiness, fait remarquer que l’état de bonheur suppose la cessation (partielle ou globale) du malheur, ou, mieux encore, de la conscience du malheur, de sa mémoire – les états de joie supposent la suspension, au moins momentanée (par exemple le temps d’un week-end de fête), des « mauvaises nouvelles », des pensées susceptibles de produire du malheur, et donc, de ces pensées coupables de freiner l’accession au bonheur et à la joie. Il suspend le cours de l’histoire. Il relocalise et réduit l’amplitude du monde susceptible de nous affecter : comment pourrions-nous êtres pleinement heureux en ayant conscience des conditions de vie malheureuses des autres, de ceux qui n’ont pas accès au bonheur dont nous jouissons. Pour accéder au bonheur, participer sans scrupule ni embarras à la fête techno à deux pas de Gaza, il faut procéder à un remarquable effort d’abstraction. Déployer devant soi un environnement dépolitisé. Ou être parfaitement irresponsable, ignorant, dénué de tout sens moral, ou carrément, pourquoi pas, raciste et délibérément provocateur.

Extrait de la notice Wikipedia sur la fête organisée par SuperNova :

« Le Supernova Sukkot Gathering est un festival de musique trance en plein air qui a débuté le 6 octobre 2023 et a été produit par un organisateur appelé Nova (également appelé Tribu de Nova). (…) Programmée pour coïncider avec les fêtes juives : le dernier jour de Sukkot (6 octobre) et Simchat Torah (7 octobre), la rave a été annoncée comme une célébration des « amis, de l’amour et de l’infinie liberté ». Le site du festival comprenait trois scènes, une zone de camping et une zone avec un bar et de la nourriture. Les participants ont décrit la foule comme étant principalement composée d’Israéliens âgés de 20 à 40 ans venant de tout le pays. Le nombre de participants a été estimé à 3 500, mais les chiffres varient. Des gardes de sécurité et des policiers étaient présents lors du festival. »

Le magazine musical Rolling Stone avait publié ce reportage après les attaques du Hamas, dont je traduis et commente quelques extraits :

« L’événement aura lieu dans un endroit puissant et naturel plein d’arbres, stupéfiant dans sa beauté et organisé pour votre convenance, à environ une heure et à environ un quart au sud de Tel Aviv. »

« Dans un effort pour être aussi respectueux de l’environnement que possible, les gobelets en plastique ont été interdits, et les participants ont été invités à acheter une tasse et à recevoir de l’eau gratuite en échange. Les organisateurs ont embauché environ 30 policiers pour la sécurité. »

« C’était une fête pacifique. Tout le monde a embrassé tout le monde, et tout le monde aimait tout le monde », « Tout ce qu’ils voulaient, c’était venir écouter la musique »

Beaucoup d’amour donc, à deux pas d’un des pires enfers que la terre ait connu. « Nous ne sommes au fond que des hippies inoffensifs, fondamentalement pacifiques », disent (se défendent) les organisateurs et les participants, et d’ailleurs, toute arme était interdite – excepté celles portées par les agents de sécurité, comme un rappel « externalisé », dans ces forces de l’ordre discrètes, que cette utopie se déployait à proximité immédiate d’une des zones d’apartheid les plus radicales au monde, où des générations se succèdent sans aucun espoir, livrées à la violence la plus arbitraire et à un racisme structurel. Le pacifisme, comme on le sait, s’épanouit toujours loin des bombardements, des meurtres de masse et des viols. Mieux encore, pour être pacifistes, il faut se donner le luxe de pouvoir externaliser la guerre. La conflagration d’une proximité réelle et d’une distance imaginaire se sera traduite dans la tragédie que l’on sait.

Cependant, tout les participants ne se sentaient pas autant en sécurité. Et le bonheur promis par la fête demeurait entaché d’une sourde inquiétude :

« Tout le chemin, j’ai demandé à mon ami : “Pourquoi sommes-nous si proches de Gaza ?” « Pourquoi avez-vous une fête si proche? » dit Ohana, qui était rentrée du Portugal pour voir sa sœur et assister au festival. « On m’a dit qu’il y avait des gardes de sécurité et que tout avait été approuvé. »

À quoi pense cette personne quand elle dit « Gaza » ?

Aux Palestinien‧nes qui tentent de survivre de l’autre côté de la frontière ? J’en doute (et si tel est le cas, « comment » pense-t-elle aux palestinien‧nes? Quelles images lui viennent ? Et comment peut-elle supporter ces images, au point d’aller danser à quelques encablures du lieu où sont produites ces images ? Par quel miracle d’abstraction parvient-on à se soustraire à ce que l’on sait. Comment peut-on oublier aussi aisément ce qu’on ne peut pas ne pas savoir : est-ce cela le miracle accompli par la fête, la sono à fond, les « substances psychoactives » ?)

Ce qui est certain, c’est qu’elle dit « Gaza » comme on évoque une menace (il doit bien y avoir une raison, un motif pour se sentir menacé : quelqu’un pourrait leur vouloir du mal. Mais pourquoi donc ? Peut-elle penser jusque là, et au-delà ?). La frontière est d’autant plus palpable, menaçante, qu’elle est proche. Cette proximité crée une atmosphère d’angoisse. Et peut-être d’excitation chez certains, qui sait ? (les « substances psychoactives » n’aident guère à la lucidité, contrairement à la légende qui s’attache à elles. Ou, disons, elles mènent surtout à confondre la stupidité avec la lucidité.)

Autre exemple, bizarrement moins dérangeant – dans la mesure où la violence, bien que tout à fait réelle, fasse l’objet d’une occultation soigneuse : que pensent les touristes qui dansent et prennent du bon temps sur les îles paradisiaques de la mer Égée, à deux pas des « Centre fermé à l’accès contrôlé » ? – autrement dit, des camps de détention de migrants refoulés aux frontières de l’Europe. Pensent-ils, comme moi, que ces camps constituent précisément le dispositif qui épargne aux touristes l’inconfort de la rencontre avec ces indésirables, ces « inconvenient others » pour parler comme Lauren Berlant, – et leur garantissent des vacances idylliques, non-embarrassée (par des pensées, des images, des paroles) précisément en leur cachant (et les protégeant, ou protégeant leur conscience de) la misère du monde.

Si l’un des participants, au début de la fête, pris d’un irrésistible scrupule, s’était saisi d’un microphone et avait évoqué la situation réelle des Palestiniens opprimés à quelques pas de la piste de danse, de ce petit bois paradisiaque, il serait certainement passé pour un rabat-joie, pour un briseur de fête, pour un adversaire du bonheur, un pessimiste. On l’aurait peut-être sifflé. On aurait tenté de le faire taire. S’il avait rappelé qu’une bonne partie des participants à la fête appartenait aux classes bourgeoises, voire à la jet-set, alors qu’à proximité d’ici, des centaines de milliers de personnes souffraient de malnutrition chroniques, on l’aurait peut-être lynché. L’amour, dans ces moments-là, ne s’étend que rarement au-delà de la frontière raciale. Lui, le porteur de mauvaises nouvelles, aurait fini par être tenu comme responsable du malheur, du malheur de la conscience, sinon malheureuse, du moins inconfortée, embarrassée dans sa quête de bonheur, d’amour et de fun.

En publiant ces réflexions, ce qui n’est pas sans risque actuellement, je m’efforce de compliquer le narratif dominant de ces évènements, tel que l’offre par exemple le magazine Rolling Stone. J’élargis la perspective, fait des liens entre des faits que le narratif dominant s’emploie à occulter. Ce narratif de la cessation brutale du bonheur, cette agression contre l’amour, cette guerre contre le pacifisme, cette offense à l’innocence, ne tient qu’en passant sous silence, de manière à mon avis extrêmement brutale, une part de la réalité. La part souffrante. La part malheureuse. La part coloniale. Et la part de responsabilité (qui met à mal l’innocence dans laquelle on se drape – comme on s’enveloppe dans un drapeau).

Il passe sous silence, en le dés-historicisant, en le soustrayant de la géographie politique, les conditions de possibilité de l’événement, c’est-à-dire la proximité de la fête et des territoires occupés et des territoires d’oppression. Ce qui est extraordinaire dans cet événement, c’est sa localisation à la conjonction de deux mondes qui se situent rarement aussi près, spatialement, corporellement, matériellement, sensoriellement, l’un de l’autre (sauf évidement dans les zones d’occupations israéliennes aux abords de Gaza), le monde du plaisir et de la jouissance capitaliste et le monde des sacrifiés, des subalternes, des opprimés. On est au fond au cœur même du drame colonial, à un point nodal où s’est manifestée, dans toute sa violence, la structure d’exploitation du capitalisme.

Les organisateurs de la fête, en cela conforme à l’esprit qui animait naguère les Rave Party « sauvages » (qui prétend parfois s’inspirer de la philosophie des commons – ce dont on pourrait largement discuter à mon sens), n’ont pas choisi ce lieu tout à fait par hasard.  Ou alors ils sont stupides. Et comme je doute qu’ils soient stupides, je ne peux m’empêcher de rapprocher ce choix de l’arrogance et de la provocation. La plupart des jeunes israelien‧nes subissent un long service militaire obligatoire. Comme le dit un des organisateurs : « Il y a beaucoup de zones ouvertes. Nous pensions que c’était sûr. La plupart d’entre nous ont fait l’armée, donc nous n’avons pas peur. Ce n’est pas la première fois que nous sommes dans la région de Gaza. Ce n’est pas censé être une zone dangereuse ». Nous n’avons pas peur. La menace encore. La frontière comme une simple hantise. Et ceux qui vivent de l’autre côté alors ? Que sont-ils ? Une masse dont le sort indiffère ?

Comme le dit Sara Ahmed dans The Promise of Happiness : « Reconnaître le malheur, ce serait explorer comment la diversification du bonheur n’élimine pas et ne peut pas éliminer l’antagonisme de la mémoire politique, qui est à la fois le présent du temps national. Reconnaître l’impossibilité de mettre certaines histoires derrière nous ; ces histoires persistent, et nous devons persister à déclarer notre malheur face à leur persistance. »

 

ADDENDA :

J’imagine qu’il y a eu des débats à ce sujet dans l’opinion israélienne, qu’on a demandé aux organisateurs de SuperNova ce qu’ils avaient en tête en  organisant un tel évènement « à 3 miles de la frontière ». Mais j’imagine aussi que ce débat, ou ces reproches ont porté uniquement sur la question de la sécurité des teufeurs. Probablement pas (certainement pas ?) sur l’indécence morale de l’évènement lui-même compte tenu de sa localisation.

Je crains qu’on doive ici tabler sur une forme d’indifférence morale des teuffeurs. Le plaisir et le fun comme priorité. S’il y a bien un effet des drogues, ce que l’étude se garde bien de rappeler, et que j’essaie de rappeler dans mon texte, c’est de déconnecter les corps et les esprits des contextes – ou de favoriser l’installation d’un contexte alternatif, utopique (l’amour, la paix, etc..). J’en ai croisés pas mal des teufeurs dans ma vie dont la seule ambition politique se résume à « la fête » – une forme d’hédonisme en réalité parfaitement dépolitisé. Pour ne pas dire d’une ignorance crasse. Il n’est pas donné à tout le monde de s’offrir ce genre de plaisir.

L’autre particularité, comme l’évoque l’article de Rolling Stone, c’est la culture militaire des jeunes israelien‧nes (service militaire obligatoire, et souvent traumatisant, pour ne pas dire embrigadement physique et moral). Et la fête conçue comme une contre-partie défoulatoire à ce régime de violence. La techno comme une sorte de rituel expiatoire :

« Starting at age 18, all men and women in the country are required to serve in the military. In the Eighties, it became something of a ritual for Israeli soldiers, after finishing their duties, to travel to Goa, where they immersed themselves in techno as well as the culture and drugs associated with it. They brought some of that back with them to their home country. “[Psytrance] is up-tempo, four-on-the-floor dance music,” says Freeland. “The minimum tempo [in dance music] is 130 beats per minute, but [psytrance] is up to 150. It’s what we used to describe as acid house, but sped up.” That influence was also seen in the Hindu-inspired tents and decor at Supernova. Attendees, like Bar, expressed the ethos with their colorful, flowing fashions, septum rings, and tattoos. « 

Il est troublant que les soldats ou les combattants engagés dans les conflits armés aient eux aussi recours aux drogues. Il y a ici comme un lien étrange entre la guerre et la fête – la guerre est rendue moins intolérable par le recours aux stupéfiants, et la fête n’est pas envisageable sans ce même recours : dans le deux cas, il s’agit de diminuer l’impact de la réalité, de modifier l’effet des stimuli sensoriels, mais aussi d’annuler les embarras que pourraient susciter la pensée (à commencer par les questionnements éthiques et moraux).

À l’époque, ces évènements, et cette fête m’avait d’autant plus choqué que j’avais vu peu avant un super documentaire sur la scène techno palestinienne, Palestine Underground. je ne sais pas si tu connais. C’est magnifique et, aujourd’hui, en 2025, absolument tragique – que sont devenus tous ces jeunes gens après ces destructions et ces massacres ?