Un long extrait de Queer Phenomenology (Orientations, Objects, Others), Duke University Press, 2006 de Sara Ahmed (traduction maison : il existe une traduction en français par Laurence Brottier publiée aux éditions Le manuscrit, mais j’ai lu le livre dans la langue originale bien avant qu’il ne soit traduit et n’ait pas cette traduction récente sous la main)
On y retrouve des thèmes qui vont être prépondérants dans le travail ultérieur de Sara Ahmed, qu’on pourrait résumer par cette formule qu’elle propose dans What’s the use ? :
« The more a path is used, the more a path is used. »
C’est, pour le dire autrement, la formule de la répétition (« plus un chemin est emprunté, plus il est emprunté »).
Pour le coup, c’est une des rares expériences qu’on peut sans exagérer considérer comme universelle – les groupes de chasseurs cueilleurs dans les denses forêts tropicales, les éleveurs de rennes semi-nomades en Alaska, les pêcheurs côtiers un peu partout dans le monde, le savent mieux que quiconque. Cette expérience du chemin déjà frayé par d’autres, vaut aussi pour la plupart des animaux (à ma connaissance), au point que les sentes tracées par l’animal, pour de bonnes raisons (parce que le terrain convient aux déplacements récurrents) ont fourni bien souvent, au fil du temps, la trame des chemins que les hommes emprunteront à leur tour.
Deux exemples tirés de l’anthropologie :
https://outsiderland.com/danahilliot/marcher-comme-un-evenk-et-comme-un-huaorani/
Il faut bien entendu élargir métaphoriquement comme le fait ici Sara Ahmed cette formule à ce qu’elle appelle les lignes de vie (lifelines).
Contrairement à ce qu’une conception libérale voudrait faire croire, et assène à longueur de temps, nous n’arrivons pas dans le monde dans un état de désorientation initial. Un espace où chacun aurait, librement, à choisir et tracer son propre chemin. « Je me suis fait moi-même », prétendent-ils.
En réalité, chacun hérite d’une topographie cartographiée à grand trait et dont les itinéraires retracent la longue histoire, sans cesse répétées, des stéréotypes biographiques. L’espace est déjà balisé, de larges chemins sont déjà frayés, et la plupart des gens les empruntent sans imaginer qu’il y ait d’autres chemins possibles. Ce monde a d’abord été cartographié par le mâle blanc d’âge mûr, bourgeois et propriétaire. Il trace des itinéraires obligés, préférentiels, mais aussi, dans le même temps, en interdit d’autres. C’est tout le sens de la critique féministe de la « reproduction », d’avoir montré d’une part comment la répétition des récits, l’accumulation des actes, la sédimentation des images, finissent par « coller » aux corps, comme des stigmates, les pré-orientent, déterminent certaines directions tout en obstruant le passage pour d’autres directions. Et, d’autre part, que le monde « normal » cartographié par l’homme blanc d’âge mûr, qui s’adapte à ses besoins et ses désirs, en lui proposant une variété de lignes de vie, et de plaisirs, n’accorde aux femmes, aux racisés, aux personnes souffrant d’un handicap, aux pauvres, etc., que des voies subalternes, des voies de garage, des espaces contraints, mal foutus. Au mieux, pour les subalternes qui envisagent d’emprunter les chemins qui ne sont pas « faits pour eux », il faudra fournir des efforts, franchir des obstacles, lever les doutes, montrer patte blanche.
La fluidité et la richesse des mobilités du mâle blanc bourgeois d’âge mûr ne sont possibles que parce que la mobilité des autres est empêchée, entravée. Dans mon propre livre, je parlerais longuement des systèmes d’apartheid plus ou moins larvés, et des checkpoints. Il est très important de comprendre que le système qui assure aux uns une vie fluide (par exemple dans les smartcities contemporaines), n’est pas juxtaposé aux systèmes de contraintes, mais que ces derniers sont la condition d’existence du premier. C’est parce que les femmes ont accompli le travail de reproduction non payé, parce que les pauvres se sont soumis à leur propre exploitation, que les mâles blancs bourgeois d’âge mur ont pu jouir, génération après génération, du privilège d’une vie plus riche de possibles.
Écoutons maintenant Sara Ahmed : « Pourtant, des rencontres accidentelles ou fortuites se produisent, qui nous réorientent et nous ouvrent de nouveaux mondes. ». C’est à cet endroit précis, celui de la soudaine bifurcation, de la rencontre imprévue (le genre de rencontre que la cartographie mainstream est censée prévenir) qu’intervient le mode queer de mener sa propre vie, ou d’habiter le monde. Ce moment où se fissurent les murs-frontières de l’habitat hétéropatriarcal raciste, où se dessine, à l’orée de cette rencontre, un sentier incertain, qui n’était pas déjà là, qu’on n’avait pas aperçu, dont on avait pris soin de ne rien savoir. Ce moment où la vie « en dette » (ce que le subalterne doit au dominant en raison du corps avec lequel il se meut, suivre ces chemins qu’on lui a enjoints de suivre), devient une ligne de désir (« desire lines »). Cette bifurcation, cette déviation, cette désorientation (qui peut devenir, si l’on insiste, si cette voie étrange n’est pas refusée), Sara Ahmed, avec Judith Halberstam (The Queer Art of Failure (2011, Duke University Press), la pense déjà comme un échec : échouer à suivre les chemins pré-balisés, c’est aussi faire échec à l’idéologie de la famille hétéropatriarcale, à l’éthique du travail capitaliste, à la cartographie mainstream tracée par le mâle blanc d’âge mûr. Il faut se perdre pour perdre un monde, et se donner la chance d’en habiter un autre, plus étrange, plus inconvenant, différemment orienté, « queer ».
Voici donc ce long extrait de l’introduction de Queer Phenomenology (Orientations, Objects, Others), Duke University Press, 2006.
Car il est important de se rappeler que la vie n’est pas toujours linéaire, ou que les lignes que nous suivons ne nous mènent pas toujours au même endroit. Ce n’est pas un hasard si les drames de la vie, ces moments de crise qui nous contraignent à prendre une décision, sont figurés par la scène suivante : vous êtes face à une bifurcation et vous devez décider quel chemin prendre : celui-ci ou celui-là. Et vous allez dans une direction en suivant le chemin qu’elle propose. Mais peut-être n’êtes-vous pas si sûr de vous. Plus vous avancez sur ce chemin, plus il est difficile de revenir en arrière, en dépit de votre incertitude. Vous vous vous engagez dans cette direction et plus vous y allez, plus l’engagement est important. Vous continuez à avancer dans l’espoir d’arriver à quelque chose. L’espoir mise sur le fait que les « lignes » que nous suivons nous mèneront quelque part. Lorsque nous n’abandonnons pas, lorsque nous persistons, lorsque nous sommes « sous pression » pour arriver, pour aller quelque part, nous nous abandonnons à cette ligne. Faire demi-tour, c’est risquer de perdre du temps, un temps qui a déjà été dépensé ou abandonné. Si nous abandonnons la ligne à laquelle nous avons consacré notre temps, nous abandonnons plus qu’une ligne, nous abandonnons une certaine vie que nous avons vécue, ce qui peut ressembler à un abandon de soi.
Et c’est ainsi que vous continuez. Il se peut que votre voyage soit encore semé de doutes. Lorsque le doute fait obstacle à l’espoir, ce qui peut souvent se produire en un instant, aussi brusquement que si l’on actionnait un interrupteur, on revient en arrière, on abandonne. On se dépêche même de revenir en arrière, car le temps passé sans espoir est du temps pris sur la poursuite d’un autre chemin. Alors, oui, il arrive que l’on revienne en arrière. Parfois, on y arrive. Parfois, on ne sait tout simplement pas. Ces moments ne se présentent pas toujours comme des choix de vie accessibles à la conscience. Parfois, nous ne savons pas que nous avons suivi un chemin, ou que la ligne que nous avons empruntée est une ligne qui ne nous ouvrait la voie qu’en délimitant des espaces que nous n’habitions pas. Nos investissements dans des itinéraires spécifiques peuvent être cachés, alors qu’ils sont le point de vue à partir duquel nous voyons le monde qui nous entoure. Nous pouvons nous orienter en perdant le sens de cette direction. La ligne devient alors un simple mode de vie, voire une expression de ce que nous sommes.
Ainsi, à un certain niveau, nous ne rencontrons pas ce qui est « hors champ », ce qui est hors de la ligne que nous avons empruntée. Pourtant, des rencontres accidentelles ou fortuites se produisent, qui nous réorientent et nous ouvrent de nouveaux mondes. Parfois, ces rencontres peuvent se présenter sous la forme d’une bouée de sauvetage, parfois non ; elles peuvent être vécues comme une simple perte. Ces moments de dérapage peuvent générer de nouvelles possibilités, ou non. Après tout, c’est souvent la perte qui génère une nouvelle orientation ; lorsque nous perdons un être cher, par exemple, ou lorsque la relation avec un être cher prend fin, il est difficile de simplement garder le cap parce que l’amour est aussi ce qui nous procure une certaine orientation. Ce qui se passe lorsque nous sommes « désorientés » dépend des ressources psychiques et sociales qui se trouvent « derrière » nous. Ces moments (de désorientation) peuvent constituer ou bien un cadeau ou bien le lieu d’un traumatisme, d’une angoisse ou d’un stress lié à la perte d’un avenir imaginé. C’est généralement avec le recul que nous réfléchissons à ces moments où une bifurcation s’ouvre devant nous et où nous devons décider de ce qu’il faut faire, même si le moment ne se présente pas comme une demande de décision. Le « recul » ne nous donne pas toujours un point de vue différent, mais il permet de revisiter ces moments, de les réintégrer, comme des moments où nous changeons de cap.
Je pense que l’une des raisons pour lesquelles j’ai commencé à m’intéresser à la question de la « direction » est qu’au « milieu » de ma vie, j’ai vécu une réorientation spectaculaire : J’ai quitté un certain type de vie pour en embrasser un nouveau. J’ai quitté le « monde » de l’hétérosexualité et je suis devenue lesbienne, même si cela signifie rester dans un monde hétérosexuel. Pour moi, cette ligne était une bouée de sauvetage, mais elle signifiait aussi que je quittais les sentiers battus. Il est intéressant de noter qu’en architecture paysagère, on utilise le terme « lignes de désir » (“desire lines”) pour décrire les chemins non officiels, ces marques laissées sur le sol qui témoignent des allées et venues quotidiennes, par où les gens s’écartent des chemins qu’ils sont censés suivre. La déviation laisse ses propres marques sur le sol, qui peuvent même contribuer à générer des lignes alternatives, qui traversent le sol de manière inattendue. Ces lignes sont en effet des traces de désir, là où les gens ont pris des chemins différents pour arriver à tel ou tel point. C’est certainement le désir qui aide à générer un paysage lesbien, un sol qui est façonné par les chemins que nous suivons en déviant de la ligne droite. Et pourtant, devenir lesbienne reste une ligne difficile à suivre. Le corps lesbien ne prolonge pas la forme de ce monde, comme un monde organisé autour de la forme du couple hétérosexuel. Habiter un corps qui n’est pas étendu par la peau du social signifie que le monde acquiert une nouvelle forme et fait de nouvelles impressions. En devenant lesbienne, j’ai appris à connaître le point même de l’orientation de la vie et la manière dont ce « point » est souvent caché. La réorientation, qui implique la désorientation de rencontrer le monde différemment, m’a fait m’interroger sur l’orientation et sur la mesure dans laquelle le fait de « se sentir chez soi », ou de savoir de quel côté nous sommes tournés, est lié à la création de mondes.
(…)
L’espoir de changer de direction réside dans le fait que nous ne savons pas toujours où certains chemins peuvent nous mener : risquer de s’écarter du droit chemin rend possible de nouveaux avenirs, qui peuvent impliquer de s’égarer, de se perdre ou même de devenir queer, comme je l’explique dans le chapitre 2.
Dans le cas de l’orientation sexuelle, il ne s’agit pas simplement d’en avoir une. Devenir hétérosexuel signifie que nous devons non seulement nous tourner vers les objets qui nous sont donnés par la culture hétérosexuelle, mais aussi que nous devons nous « détourner » des objets qui nous font sortir de cette ligne. Le sujet queer au sein de la culture hétérosexuelle dévie donc et est présenté socialement comme un déviant. Ce que je cherche à proposer dans ce livre, c’est un argument selon lequel ce qui est « présent » ou proche de nous n’est pas fortuit : nous n’acquérons pas nos orientations simplement parce que nous trouvons des choses ici ou là. Au contraire, certains objets sont à notre disposition en raison des lignes que nous avons déjà empruntées : nos « parcours de vie » suivent une certaine séquence, qui consiste également à suivre une direction ou à être « dirigé » d’une certaine manière (naissance, enfance, adolescence, mariage, reproduction, mort), comme Judith Halberstam nous l’a montré dans ses réflexions sur la « temporalité » de la famille et l’utilisation du temps familial (In a Queer Time and Place : Transgender Bodies, Subcultural Lives. New York : New York University Press, 2005 : p.152-53). Le concept d’« orientations » nous permet d’exposer comment la vie est orientée de certaines manières plutôt que d’autres, par l’exigence même de suivre ce qui nous est déjà donné. Pour qu’une vie compte comme une bonne vie, elle doit rembourser la dette de sa vie en prenant la direction promise comme un bien social, ce qui signifie imaginer son avenir en termes d’atteinte de certains points le long d’un parcours de vie. Une vie queer pourrait être une vie qui échoue à accomplir de tels gestes en retour.