L’empêchement des subalternes : les déplacements frontaliers au Cachemire

English: View of the Pahalgam Valley Source : Wikipedia

Le Kashmir est une des régions les plus militarisées au monde. Héritage absurde de la « partition » britannique à la fin de la période coloniale, le territoire est soumis depuis 1947 à des tensions débouchant sur des conflits plus ou moins violents et plus ou moins larvés entre les puissances qui se disputent ce pays de montagne, l’Inde, le Pakistan et la Chine, dans le cadre d’une compétition géopolitique, des affirmations nationalistes, la lutte pour les ressources (notamment l’eau). Les communautés locales, principalement musulmanes, sont pigées dans ces conflits et leur luttes pour leur accès au droit, et notamment à la citoyenneté pleine et entière, ou à l’établissement de processus démocratiques dans la région, sont réprimées le plus souvent, et soumises à des absurdités juridico-bureaucratiques permanentes. D’innombrables checkpoints freinent et interrompent la mobilité des natifs, tandis que l’Inde réaffirme sa présence « postcoloniale », en incitant un repeuplement hindou dans la région, mais aussi en développant le tourisme. L’attaque contre un groupe de touristes indiens survenue le 22 avril 2025 s’inscrit dans ce contexte et fournit évidemment l’occasion rêvée pour le pouvoir Indien pour accentuer la répression contre les indépendantistes Kashmiri (s’il s’agit bien d’eux) et plus généralement contre les défenseurs des droits autochtones et les militants civils. On connaît par cœur malheureusement les conséquences de ce genre d’attaques : que ce soit au Xinjiang Chinois, en Palestine/Israël, en Malaisie, la qualification de terrorisme justifie, s’il en était besoin, une politique répressive accrue, et la violence de l’État.

Concernant la complexité de la situation du Kasmir, on peut lire la synthèse qu’a produite le CNES, « Pakistan-Inde – Kargil et le Cachemire : une frontière conflictuelle sous très hautes tensions militaires ». Cette carte est tirée de leur page web :

Je souhaitais ici traduire quelques extraits d’un article d’Antía Mato Bouzas : « Making State Space: The Symbolic Reorganization of Borders in the Kashmir Borderland », recueilli dans le volume The Palgrave Handbook of New Directions in Kashmir Studies (edité par Haley Duschinski, Mona Bhan, Cabeiri deBergh R, 2023, Palgrave Macmillan)

L’autrice, spécialiste des migrations dans en Asie centrale et Moyen-Orient, évoque dans cette enquête auprès des populations locale, comment, apr_ès que le conflit de 1971 ait débouché sur l’établissement d’une nouvelle Ligne de Contrôle, les relations entre des proches qui, soudainement, se retrouvaient de part et d’autre de la frontière, parfois à quelques heures ou jours de marche, ont été prises dans les files d’une bureaucratie délirante, si bien qu’il faut parfois, pour rendre visite à un voisin situé à quelques jours de marche, passer par la frontière terrestre internationale d’Attari/Wagah au Pendjab et par des vols internationaux d’Islamabad à Delhi !

(Voir aussi : Antía Mato Bouzas, Kashmir as a Borderland. The Politics of Space and Belonging across the Line of Control (Asian Borderlands)-Amsterdam University Press (2019)

Carte du Kashmir tirée du livre de Antía Mato Bouzas, Kashmir as a Borderland_ The Politics of Space and Belonging across the Line of Control (Asian Borderlands)-Amsterdam University Press (2019)
Carte du Kashmir tirée du livre de Antía Mato Bouzas, Kashmir as a Borderland_ The Politics of Space and Belonging across the Line of Control (Asian Borderlands)-Amsterdam University Press (2019)

L’entravement des subalternes : immobilisation, mobilisation

Les familles séparées qui vivent à vingt ou trente kilomètres l’une de l’autre ne peuvent pas franchir la ligne de contrôle et sont à la merci de la bureaucratie de l’État pour obtenir l’autorisation de se réunir. L’histoire d’une femme vivant dans un village de l’est du Baltistan, à une trentaine de kilomètres de sa mère âgée et malade, de l’autre côté de la ligne de contrôle, a fait la une des journaux. Pour rendre visite à sa mère dans leur maison ancestrale, elle a dû entreprendre un voyage transfrontalier de plus de 3 000 kilomètres.

Le caractère fermé de la ligne de contrôle renforce son image de frontière internationale, ce qui est en contradiction avec la façon dont les habitants de ces régions comprennent ces territoires. Au cours du travail de terrain effectué dans la ville de Kargil et ses villages voisins, ainsi que dans les parties de Turtuk contrôlées par l’Inde, mes interlocuteurs ont souvent parlé de l’autre côté de la ligne de contrôle en mentionnant la distance à parcourir à pied jusqu’à des lieux spécifiques situés aujourd’hui au Baltistan. Par exemple, un homme de Turtuk, probablement âgé d’une cinquantaine d’années, a raconté qu’il était étudiant dans un séminaire à Khaplu, un grand village de l’est du Baltistan, au début du mois de décembre 1971, lorsque le conflit a commencé. Il a déclaré que Khaplu se trouvait « à deux jours de marche » de Turtuk, mais qu’en entendant parler de la détérioration de la situation, lui, un enfant à l’époque, avait dû rentrer seul à travers les montagnes. Ce témoignage et d’autres, que l’on peut également trouver à Khaplu, montrent que pour ceux qui vivent dans les zones frontalières, les lieux situés de l’autre côté de la ligne de contrôle sont proches et encore très frais dans la mémoire de beaucoup de gens. Cela peut s’expliquer en partie par la récente mise en œuvre de la ligne de cessez-le-feu de 1971 et par le fait que ces interlocuteurs particuliers faisaient également partie du Baltistan.

Ce sentiment de proximité décrit par les personnes vivant de part et d’autre de la ligne de contact entre le Baltistan et le Kargil-Ladakh contraste avec les réglementations de l’Inde et du Pakistan concernant la rencontre des familles divisées de ces endroits. Au lieu de voyager « à deux jours de marche », ces familles doivent passer par la frontière terrestre internationale d’Attari/Wagah au Pendjab et par des vols internationaux d’Islamabad à Delhi. Contrairement aux initiatives transfrontalières entre la vallée du Cachemire et l’Azad Cachemire, ces mesures bureaucratiques impliquent une forme de distanciation spatiale, qui fait que ce qui est perçu comme proche devient lointain. Pour les habitants des zones frontalières du Baltistan et du Ladakh, la frontière s’est éloignée en raison des activités de normalisation qui font partie du processus de dialogue entre l’Inde et le Pakistan.

Cette augmentation de la distance entre le Baltistan et le Ladakh semble être liée à la dimension géopolitique posée par le voisinage de la Chine et les contestations sur l’espace frontalier. Alors que les deux armées s’efforcent de préserver le statu quo en autorisant la mobilité à travers la ligne de contrôle, il existe une concurrence ouverte pour le contrôle du territoire dans la région du Baltistan et du Ladakh. Cette dernière se manifeste dans la lutte pour le contrôle des endroits les plus inhospitaliers, comme le Siachen, mais aussi dans la période de tensions entre l’Inde et la Chine au sujet de la zone contestée de l’Aksai Chin. Les escarmouches entre les armées indiennes et chinoises dans l’Aksai Chin en mai 2020 témoignent de cette lutte pour un territoire essentiellement habité, qui s’apparente à une terre non conquise.

Les territoires à peine peuplés du Baltistan et du Kargil-Ladakh, que l’on peut également qualifier de « stériles », sont caractérisés par une présence militaire largement supérieure à la population civile. Ces lieux manquent d’importance en termes de ressources et d’intérêt politique, mais ont une dimension symbolique pour les États indien et pakistanais en termes de possession. Par conséquent, les habitants ne peuvent pas faire entendre leur voix, contrairement à ceux de la vallée du Cachemire, qui ont contesté le pouvoir de l’État. De plus, l’Inde et le Pakistan n’ont pas besoin d’investir des ressources importantes pour répondre aux dissensions potentielles qui se manifestent parfois dans ces régions frontalières éloignées, en raison de la force de l’État à imposer son « idée », c’est-à-dire un imaginaire politique qui s’impose à ces sociétés.

Un cas illustrant cette réalité s’est produit pendant la guerre de Kargil en 1999, lorsque les armées indienne et pakistanaise se sont affrontées dans ce qui est connu comme le premier conflit important de l’Asie du Sud post-nucléaire. L’armée pakistanaise a lancé une opération en infiltrant des militants et des soldats déguisés en militants à travers les pics montagneux de Kargil. Lors de ma seconde visite à Skardu en mars 2010, je me suis intéressé aux récits locaux de l’épisode de Kargil. Lors de mes conversations avec des interlocuteurs masculins, on m’a souvent parlé du soutien généralisé apporté à l’armée sous forme de nourriture et d’autres produits logistiques par l’intermédiaire des porteurs, ce qui était attribué au fait que de nombreuses recrues de l’armée étaient des habitants de la région. Cependant, un médecin local m’a raconté en privé une histoire différente, confirmée plus tard par d’autres récits, concernant la présence d’étrangers à Skardu peu avant le début de l’infiltration à Kargil. Ces étrangers étaient, selon lui, « des Cachemiris, des gens de la Frontière » (une référence à Khyber Pakhtunkhwa), et certains d’entre eux logeaient dans le cantonnement. Les habitants étaient mécontents que « leur sol » soit utilisé pour des opérations militaires. Pourtant, ils n’ont pas leur mot à dire sur la manière dont l’État pakistanais de l’époque a imposé l’idée que ce territoire était conflictuel.

L’examen des deux contextes frontaliers montre un processus de filtrage et de mobilité entre la vallée du Cachemire et l’Azad Cachemire, par lequel la ligne de démarcation devient progressivement une frontière normale. Toutefois, les initiatives de franchissement de la ligne de démarcation, qui ont permis la circulation des personnes et des biens, ont suscité un débat des deux côtés de la ligne de démarcation en raison de leurs implications juridico-bureaucratiques et de l’existence d’imaginaires frontaliers différents. Conçues à l’origine pour faciliter les échanges entre Cachemiris, les mobilités de part et d’autre de la ligne de contrôle impliquaient l’adoption de mesures bureaucratiques qui revenaient à légitimer la ligne de contrôle en tant que frontière. En outre, la discrimination entre ceux qui pouvaient et ceux qui ne pouvaient pas participer à ces échanges témoigne d’une attention particulière portée à l’espace frontalier imaginaire, qui permet la mobilité d’un certain type de personnes : celles qui n’ont pas participé au conflit et qui ne sont pas des citoyens suspects aux yeux de l’État.

Les interventions frontalières sont sélectives et cherchent à transformer les espaces frontaliers, qui ne sont pas encore normalisés en raison de leur nature conflictuelle. Dans le cas de la frontière Baltistan-Ladakh (Kargil), la séparation est imposée en raison de l’insécurité de l’espace frontalier, c’est-à-dire de la nécessité de contrôler certains sommets montagneux à des fins stratégiques. Toutefois, les habitants des deux côtés ne contestent pas le statut de la ligne de contrôle. Le fait d’autoriser des échanges sélectifs de part et d’autre de la ligne de contrôle est un signe de normalisation et, plus concrètement, d’administration de la normalisation. Toutefois, ce processus de délimitation n’est pas un effort isolé, mais plutôt un processus qui permet d’autres interventions. Ce cas montre comment l’espace frontalier peut ressembler à un espace étatique normal.

extrait de la Conclusion :

La zone frontalière du Cachemire a subi d’importantes transformations spatiales au cours des deux dernières décennies. Connu comme un territoire contesté et divisé, contrôlé par l’Inde et le Pakistan et dont les habitants ont leurs propres aspirations, le territoire frontalier du Cachemire disparaît rapidement en raison de la production de l’espace étatique de l’Inde et du Pakistan. Cette spatialité étatique est produite par l’administration de la mobilité et de l’immobilité à travers la ligne de contrôle et à l’intérieur de l’espace divisé par cette ligne. Les représentations hégémoniques du conflit du Cachemire dans les études internationales comme une impasse durable ne correspondent plus aux interventions hâtives de l’État indien pour transformer ces territoires. Au contraire, la clôture de la ligne de contrôle est un acte d’emmurement (walling) qui signifie l’illusion de la souveraineté de l’État et, comme le souligne Brown (2010), cet emmurement permet d’autres actes d’administration et de réorganisation de la mobilité et de l’immobilité dans ces territoires, non seulement de part et d’autre de la ligne de contrôle, mais aussi à l’intérieur des deux côtés de la ligne de contrôle. En d’autres termes, sous le prétexte de la souveraineté de l’État, des actes aveugles de contrôle, de séparation et d’appropriation ont lieu pour normaliser un état de choses existant.

La normalisation consiste, d’une part, à renforcer la ligne de contrôle en tant que frontière en mettant en place des procédures bureaucratiques pour ceux qui peuvent et souhaitent traverser la ligne de contrôle et en imposant une séparation pour ceux qui vivent dans les régions voisines du Baltistan et du Ladakh et qui doivent entreprendre un voyage de longue distance à travers la frontière internationale entre l’Inde et le Pakistan pour rendre visite à leurs proches. D’autre part, la normalisation signifie également la trans-formation des représentations de l’espace de part et d’autre de la ligne de démarcation. Les nouvelles représentations de la vallée du Cachemire la décrivent comme un lieu paisible à des fins touristiques et comme un espace sacré hindou qui correspond à l’agenda nationaliste hindou. Cette nouvelle représentation tente de remplacer le caractère conflictuel de la vallée et sa condition de région à majorité musulmane. La normalisation politique dans la vallée du Cachemire signifie la production d’espaces pour la normalité, c’est-à-dire la conversion de la vallée du Cachemire en un territoire normal au sein de l’État indien.

Enfin, la clôture de la ligne de contrôle s’est accompagnée d’une normalisation administrée par des règles exceptionnelles, par une sorte d’« inclusion différenciée ». Cela implique une méthode frontalière dans laquelle il y a une interaction entre l’humanité et la sécurisation. L’humanité comprend l’autorisation pour les familles divisées de se rendre visite, des échanges commerciaux limités et un soutien au tourisme pour relancer l’économie. La sécurisation implique la persistance de la militarisation, la limitation de la dissidence et la censure des médias. La réorganisation symbolique des frontières dans la région frontalière du Cachemire justifie la violence persistante de l’État dans des territoires que ni l’Inde ni le Pakistan ne pourraient autrement tenir et impose une idée de l’État à travers la régulation de la mobilité et de l’immobilité par des pratiques juridico-administratives.