« L’abuseur » (Sara Ahmed)

Sara Ahmed, What’s the Use ? (extrait du chapitre 4, « Use and the University ») – 1/2 (sur l’abus, l’abuseur, l’usage de l’abus)

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« Le doyen m’a dit en gros que je devais m’asseoir et prendre une tasse de thé avec ce type pour régler le problème »

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Toujours plongé dans les œuvres de Sara Ahmed – c’est fascinant. L’impression d’explorer une des œuvres philosophiques contemporaines les plus cohérentes, foisonnantes et importantes – je ne crains pas de dire que ces lectures sont en train de changer entièrement ma manière de penser – et pas seulement de penser)

Le chapitre 4 de What’s the Use ? On the Uses of Use, de Sara Ahmed, intitulé « Use and the university » m’a bien travaillé hier soir (et empêché de dormir, en me fournissant l’occasion d’une introspection relativement inconfortable sur mes années d’étudiant-chercheur à Paname dans les 90’s, et notamment en éclairant d’un jour assez nouveau, ou du moins plus radical, mon échec – qui se conjugue évidemment à l’échec de ma vie sociale et professionnelle de manière plus générale – j’ai haï ce monde-là, je me suis senti humilié, et je crois désormais mieux savoir pourquoi)

Il est assez étonnant d’ailleurs, ce chapitre, parce qu’il prépare en quelque sorte le livre suivant, Complaint, publié en 2021. Sara Ahmed avait déjà le projet de rendre compte des plaintes adressées par les étudiant‧e‧s dans le cadre universitaire avant d’avoir démissionné (en 2016) de son poste à Goldsmiths pour protester contre le harcèlement sexuel d’étudiantes par le personnel de l’établissement, notamment des professeurs. La question apparaissait déjà en filigrane dans son livre sur la « diversité », qui date de 2012, On Being Included: Racism and Diversity in Institutional Life.

Dans What’s the use ?, elle décrit comment la plainte est arrêtée par l’institution, laquelle est pensée comme une structure visant à l’auto-conservation (« arrêtant » ce qui pourrait l’affaiblir ou la transformer – la « diversité » par exemple, ou la plainte).

L’extrait suivant, qui débordera sur le message suivant, relate une plainte pour harcèlement sexuel déposée par une étudiante contre un professeur. Et ce qu’il advint, etc. Histoire trop familière. Certaines d’entre vous l’ont vécu. Et ont peut-être été confrontée à la même violence institutionnelle.

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Une porte s’est refermée sur elle. La même porte s’est refermée sur une plainte – la même porte (figure 4.18). Elle a déposé une plainte informelle, une lettre, détaillant l’agression. Où va sa plainte ? Sa lettre atterrit chez le doyen. Et que fait-il ? Elle explique : « Le doyen m’a dit en gros que je devais m’asseoir et prendre une tasse de thé avec ce type pour régler le problème ». Souvent, la réponse à une plainte pour harcèlement consiste à minimiser le harcèlement, comme si ce qui s’était passé n’était qu’une petite querelle entre deux parties, quelque chose qui peut être réglé par une tasse de thé, ce signifiant anglais de la réconciliation. Une plainte devient un échec, votre échec, à résoudre une situation à l’amiable.

Elle n’a pas procédé à une plainte formelle. Sa plainte a été arrêtée ; il ne l’a pas été (arrêté). Je dis que sa plainte a été arrêtée plutôt qu’ « elle » a été arrêtée parce qu’elle a poursuivi sa carrière ; elle est maintenant professeur. Mais cette expérience d’agression et de harcèlement lorsqu’elle était étudiante est restée gravée dans sa mémoire. Elle explique : « Je pensais que j’avais obtenu une première place en raison de mon mérite académique, mais après ce qui s’est passé, je me souviens avoir pensé : “Mais attendez, peut-être que non, peut-être que c’était une sorte de ruse pour essayer de me garder dans l’institution afin qu’il puisse maintenir le contact”… Cela commence à miner votre propre sens de votre mérite académique, la qualité de votre travail et tout ce genre de choses ». Le fait d’être harcelé par un professeur nuit à votre estime de soi, à votre valeur intellectuelle, ce qui vous amène à vous remettre en question, à douter de vous-même. Sa plainte a été arrêtée, elle ne l’a pas été, mais elle porte cette histoire en elle. Sa plainte a été arrêtée, il ne l’a pas été. Qu’est-il devenu ? « C’était un harceleur connu ; on racontait beaucoup d’histoires sur lui. J’avais une amie qui était très vulnérable, il en a profité. Elle a fini par mettre fin à ses jours. » Elle a fini par mettre fin à ses jours : tant de douleur, tant de dégâts aux confins de l’histoire d’une femme. Il a continué, il a été autorisé à continuer, lorsque sa plainte – et pour autant que nous sachions, il y en a eu d’autres aussi ; nous ne savons pas combien ont dit non – ne l’a pas arrêté. Il a depuis pris sa retraite, très respecté par ses pairs, sans aucune tache à son dossier.

« La figure de l’agresseur en tant qu’étranger est utile aux organisations. La localisation du danger dans un étranger permet à une organisation d’apparaître comme sûre et protectrice même si des abus de pouvoir ont eu lieu. La figure de l’abuseur est également utile à ceux qui abusent du pouvoir : les abus peuvent passer inaperçus si ceux qui abusent du pouvoir n’apparaissent pas comme les abuseurs apparaissent habituellement. Un abus devient alors une aberration plutôt que l’expression d’un système. Mais un abus peut généralement se produire en raison de liens déjà existants, d’intimités et de connexions, ce qui signifie que ceux qui abusent du pouvoir que leur confèrent les organisations peuvent ne pas apparaître comme abusifs parce que l’abuseur est supposé être un étranger. Remettre en question l’extériorité de la figure de l’abuseur exige d’abandonner toute confiance morale dans le fait que nous pouvons clairement différencier un abus d’un usage. Il convient de rappeler ici que l’abus (abuse) est un mot d’usage (use). Il a deux significations distinctes mais liées, qu’il soit utilisé comme nom ou comme verbe. L’abus peut se référer à l’usage impropre de quelque chose ou l’abus peut se référer à un traitement violent, cruel ou mauvais. Le premier sens indique clairement que l’abus découle de l’usage. Le second sens montre comment l’usage peut être en jeu dans la détermination des situations de violence et de cruauté. Une personne ou une chose mal utilisée est maltraitée, que l’intention ou l’effet soit cruel et violent.

On peut évoquer avec désinvolture une histoire (étudier ensemble ; je le connais depuis des années) et rejeter une plainte pour agression sur un malentendu, un sourire, un hochement de tête : c’est vrai, il a raison, vous avez tort ; on lui fait du tort. Si la sympathie fait partie de la machinerie, alors une machine peut s’incliner ; elle peut être construite à partir d’inclinaisons passées ; elle peut être amicale. Une plainte peut être arrêtée en raison de ce qui est partagé, de qui est partagé : amitiés, loyautés, personnelles, professionnelles ; l’affection devient le ciment d’un mur, un lien, un lien, soyez gentil, il est unique en son genre, il est de notre genre. Fermer la porte, c’est aussi fermer les rangs ; quand on vous montre le dos d’une porte, leurs dos sont devenus des portes. Comme l’a dit un autre étudiant, « ils se couvrent les uns les autres » (“They have each other’s backs.”).

Les plaintes nous renseignent donc sur la continuité entre les abus de pouvoir et les modes d’utilisation d’une institution. Et par modèle d’utilisation, je ne fais précisément pas référence aux politiques officielles. Je me réfère plutôt à la façon dont les universités sont occupées, à la façon dont un réseau peut s’animer pour empêcher les plaintes de passer, un peu comme l’électricité voyage à travers un fil : embaucher comme câblage (« hiring as wiring« ). »

L’idée que l’abuseur est toujours présenté comme un cas particulier, une anomalie, une aberration, dont l’existence, certes « regrettable » (on n’ira pas jusqu’à dire : « déplorable »), ne saurait remettre en cause la structure institutionnelle elle-même, cette idée, donc, relève de la logique même des narratifs par lesquels toute structure de domination se protège, se conserve, se défend et se justifie. « Il y a certes des abus, parfois, mais ça ne remet pas en cause etc etc etc »

On peut accumuler des milliers et des milliers d’exemples de cruauté, de violence (raciale, sexiste, sociale, etc..) – tant que ces exemples demeurent des exemples, ils peuvent être traités et pensés comme des « abus », des aberrations, des anomalies. On l’entend déjà à l’époque où les traitements d’une cruauté difficilement imaginables commis par des propriétaires blancs d’esclaves circulaient jusqu’à la métropole : cruauté certes, mais exceptionnelle – qui ne saurait remettre en cause la bonne volonté des colons, le caractère « bienveillant » et « éducatif » de l’entreprise coloniale. (les propriétaires d’esclaves, soumis à un climat harassant, et une menace de révolte permanente, peuvent défaillir, et céder parfois à leurs pulsions, c’est bien « naturel »)

Comme ce moment de « réaction passager » (une insulte raciste proférée publiquement par exemple) ne saurait indiquer quoi que ce soit sur un racisme structurel dans les sociétés européennes. Bien plutôt, penser cette « histoire » comme une anomalie, un abus, permet précisément d’exonérer l’institution, le système, de toute critique structurelle – On isole le fait, l’extrait de la structure dans laquelle il a été rendu possible, et ce faisant, on laisse la structure intacte.

(Cf : « un moment de réaction passagère »)