J’avais déjà évoqué ce qui constitue dans l’œuvre phénoménologique de Sara Ahmed une de ses thèses les plus stimulantes et les plus fécondes – une sorte de méthode qu’elle applique dans la plupart de ses investigations (plus tard sur le bonheur, la volonté, l’usage, le racisme, etc.) : la manière dont les relations d’objet (au sens kleinien : corps humains, animaux, objets divers et variés) sont affectées par des histoires, des récits, des images, dont nous héritons, qui « collent à la peau » (ou à la surface des peaux, des matérialités), et structurent ces relations. C’est une thèse qui s’inscrit dans la lignée de Husserl ou Merleau-Ponty, mais aussi la dépasse, en l’historicisant si l’on peut dire, en multipliant les points de vue (en brisant le point de vue hégémonique du « mâle blanc d’âge mûr » philosophant à sa table de travail) Elle explore ainsi ce qu’elle appelle une queer phenomenology, une phénoménologie queer, qui porte sur les relations à la fois étranges et familières, ou mieux encore, étrangement familières, nourries d’affects, d’émotions, et de pensées complexes.
Et la source à laquelle elle fait souvent référence, quand elle dévoile cette structuration « occultée » des relations, c’est Franz Fanon, lui-même très intéressé par la phénoménologie.
En présentant le concept de « racialisation », j’avais déjà largement puisé dans le livre que Sara Ahmed a publié sous le titre : The Cultural Politics of Emotion (2004, réédition 2014), et proposé un autre texte tiré de Peau Noire, Masques Blancs de Franz Fanon (ainsi qu’un extrait d’Audre Lorde).
Je traduis ici le début du chapitre 3 (« The Orient and Other Others ») de son étude suivante, Queer Phenomenology Orientations, Objects, Others, Duke University Press, 2006.
(Je reviendrais sur cette expression dont il est difficile de rendre en français la saveur, « the other others » (qu’elle élabore dans ce livre à partir d’Edward Saïd notamment).
À l’époque où le suprématisme blanc et les politiques racialisantes de manière globale, s’étalent désormais sans aucun scrupule partout dans le monde, deviennent mainstream – comme si, l’idéologie raciale, qui n’a au fond jamais cessé de structurer les relations nécropolitiques du capitalisme, s’affichait maintenant au grand jour, à l’époque donc, où l’inconscient du capitalisme se déploie à ciel ouvert, qu’il n’est même plus refoulé, dénié, clivé, à cette époque de cauchemar, il faut je crois puiser dans d’autres philosophies, d’autres grilles de lectures du monde, et l’œuvre de Sara Ahmed (et plus généralement des mondes féministes/queer) me paraît d’un grand secours.
« Et puis il nous fut donné d’affronter le regard blanc. Une lourdeur inaccoutumée nous oppressa. Le véritable monde nous disputait notre part. Dans le monde blanc, l’homme de couleur rencontre des difficultés dans l’élaboration de son schéma corporel. La connaissance du corps est une activité uniquement négatrice. C’est une connaissance en troisième personne. Tout autour du corps règne une atmosphère d’incertitude certaine. Je sais que si je veux fumer, il me faudra étendre le bras droit et saisir le paquet de cigarettes qui se trouve à l’autre bout de la table. Les allumettes, elles, sont dans le tiroir de gauche, il faudra que je me recule légèrement. Et tous ces gestes, je les fais non par habitude, mais par une connaissance implicite. Lente construction de mon moi en tant que corps au sein d’un monde spatial et temporel, tel semble être le schéma. Il ne s’impose pas à moi, c’est plutôt une structuration définitive du moi et du monde – définitive, car il s’installe entre mon corps et le monde une dialectique effective. »
Franz Fanon, Peau Noire, Masques Blancs, ch.5 : « l’expérience vécue du noir »
Et voici le commentaire que Sara Ahmed fait de ce passage (chapitre 3 de Queer Phénomenology)
Frantz Fanon propose un récit d’une scène habituelle qui nous ramène à la table (sous-entendu, « la table du philosophe »). En spéculant sur ce qu’il devrait faire s’il voulait fumer, Fanon décrit son corps comme prêt à l’action. Le sentiment de désir, en l’occurrence le désir de fumer, conduit le corps à se diriger vers « l’autre bout de la table » afin de saisir un objet. Le corps se déplace, et se déplace vers les objets, afin d’accomplir de telles actions. Une telle performance est une orientation vers l’avenir, dans la mesure où l’action est également l’expression d’un souhait ou d’une intention. Comme le suggère Fanon, les corps ne font ce travail, ou n’ont cette capacité de travail, qu’en raison de la familiarité du monde qu’ils habitent : pour le dire simplement, ils savent où trouver les choses. Le « faire » ne dépend pas tant d’une capacité intrinsèque, ni même de dispositions ou d’habitudes, mais de la manière dont le monde est disponible en tant qu’espace d’action, un espace où les choses « ont une certaine place » ou sont « en place ». Les corps habitent l’espace par la manière dont ils atteignent les objets, tout comme les objets étendent à leur tour ce que nous pouvons atteindre. Nous n’avons pas besoin de réfléchir à l’endroit où trouver ces objets ; notre connaissance est implicite et nous nous dirigeons vers eux sans hésitation. C’est pour cette raison que la perte d’objets peut conduire à des moments de crise existentielle : nous nous attendons à trouver « ça » là, comme une attente qui dirige une action, et si « ça » n’est pas là, nous pourrions même craindre de perdre notre esprit en même temps que nos possessions. Les objets prolongent les corps, certes, mais ils semblent aussi mesurer la compétence des corps et leur capacité à « trouver leur chemin ».
Pourtant, Fanon laisse entendre que cette scène est loin d’être anecdotique. Bien qu’il puisse trouver les cigarettes et les allumettes, il ne les a pas trouvées par hasard. Cet exemple ne concerne pas vraiment un événement. Il s’agit, après tout, d’une affirmation extraordinaire. Cette affirmation prend la forme d’un argument phénoménologique. Comme l’affirme Fanon : « Sous le schéma corporel, j’avais esquissé un schéma historico-racial. Les éléments que j’utilisais m’avaient été fournis non pas par des « sensations et perceptions résiduelles essentiellement tactiles, vestibulaires, kinesthésiques et visuelles », mais par l’autre, l’homme blanc, qui m’avait tissé de mille détails, anecdotes, histoires ».
En d’autres termes, Fanon suggère qu’il ne suffit pas de s’intéresser au schéma corporel, car il n’est pas constitué du bon type d’éléments. Alors que la phénoménologie s’intéresse au caractère tactile, vestibulaire, kinesthésique et visuel de la réalité incarnée, Fanon nous demande de penser au schéma « historico-racial », qui se trouve, et c’est important, « en dessous ». En d’autres termes, les dimensions raciales et historiques sont sous la surface du corps décrit par la phénoménologie, qui devient, en vertu de sa propre orientation, une manière de penser le corps qui exerce un attrait superficiel.
Pour l’homme noir, Fanon laisse entendre qu’il faut regarder au-delà de la surface. Nous pouvons revenir un instant à l’exemple de Fanon qui raconte ce qu’il ferait s’il voulait fumer. Nous devons noter que l’exemple de Fanon, malgré son mode spéculatif, décrit une action réussie. Plus loin, Fanon décrit l’expérience vécue d’être l’objet du regard hostile des Blancs (l’enfant qui s’exclame « Regarde ! Un Noir ! »). Le passage d’un exemple à l’autre implique le passage d’un corps actif, qui s’étend à travers les objets, à un corps qui est nié ou « arrêté » dans son élan. Il écrit : « Je ne pouvais plus rire, car je savais déjà qu’il y avait des légendes, des histoires, de l’histoire, et surtout de l’historicité, dont j’avais appris l’existence grâce à Jaspers. Puis, assailli en divers points, le schéma corporel s’est effondré, remplacé par le schéma racial épidermique ». Il est donc clair que l’exemple de Fanon concernant ce qu’il ferait s’il souhaitait fumer, qui est un exemple d’orientation vers un objet, est une description d’un corps chez lui (body-at-home : un corps qui se sent comme chez lui) dans son monde, un corps qui s’étend dans l’espace en se dirigeant vers des objets qui sont déjà « à leur place ». Être à sa place, ou avoir une place, implique l’intimité d’habiter des espaces avec d’autres choses. Nous pourrions même dire que l’exemple de Fanon montre le corps avant qu’il ne soit racialisé ou rendu noir en devenant l’objet du regard hostile des Blancs. C’est ce type d’orientation que le racisme rend impossible. Pour Fanon, le racisme « empêche » les corps noirs d’habiter l’espace en s’étendant à travers les objets et les autres ; la familiarité du « monde blanc », en tant que monde que nous connaissons implicitement, « désoriente » les corps noirs de telle sorte qu’ils cessent de savoir où trouver les choses – réduits qu’ils sont à des choses parmi les choses. Le racisme fait en sorte que le regard noir retourne au corps noir, ce qui n’est pas un retour affectueux, mais suit plutôt la ligne du regard blanc hostile. La désorientation provoquée par le racisme diminue les capacités d’action.
Pour Fanon, le racisme « interrompt » le schéma corporel. En d’autres termes, la race ne se contente pas d’interrompre un tel schéma, mais structure son mode de fonctionnement. Le schéma corporel est celui d’un « corps à la maison » (body at home). Si le monde est fait blanc, alors le « corps à la maison » est celui qui peut habiter la blancheur (If the world is made white, then the body at home is one that can inhabit whiteness. Une traduction plus « développée » pourrait être : « ‘Si le monde a été façonné pour les blanc, alors le « corps qui se sent comme chez lui » est celui qui est en mesure d’habiter la blancheur »). Comme le montre l’œuvre de Fanon, les corps en effet sont façonnés par l’histoire du colonialisme, ce qui fait du monde « blanc » un monde hérité ou déjà donné. C’est le monde familier, le monde de la blancheur, en tant que monde que nous connaissons implicitement. Le colonialisme rend le monde « blanc », qui est bien sûr un monde « apprêté » (ready) pour certains types de corps, un monde qui met certains objets à leur portée. Les corps se souviennent de ces histoires, même lorsque nous les oublions. Ces histoires, pourrions-nous dire, font surface sur le corps, ou même façonnent la façon dont les corps font surface (voir Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion. Edinburgh University Press, 2004). D’une certaine manière, la race devient donc une donnée sociale et corporelle, ce que nous recevons des autres en tant qu’héritage de cette histoire.
Dans ce chapitre, je souhaite réfléchir à ces processus de racialisation. Je veux considérer le racisme comme une histoire en cours et inachevée, qui oriente les corps dans des directions spécifiques, affectant la manière dont ils « prennent » l’espace. Ces formes d’orientation sont cruciales pour la manière dont les corps habitent l’espace et pour la racialisation de l’espace corporel et social. Pour formuler mon argumentation, je m’inspire des travaux de Frantz Fanon ainsi que des philosophes qui ont cherché à proposer une « phénoménologie de la race », tels que David Macey (1999), Linda Martín Alcoff (1999) et Lewis R. Gordon (1995, 1999). Dans cette littérature, le point de départ est la réfutation du nominalisme et de l’idée que la race n’existe pas ou n’est pas réelle. Ces philosophes accepteraient certainement que la race soit « inventée » par la science comme s’il s’agissait d’une propriété des corps ou des groupes, et participeraient donc à une critique de la réification de la race. Mais ils montrent aussi qu’il ne découle pas d’une telle critique que la race n’existe pas. La phénoménologie nous aide à montrer comment la race est un effet de la racialisation et à étudier comment l’invention de la race comme si elle était « dans » les corps façonne ce que les corps « peuvent faire ».
Pour aborder ma question de savoir comment le racisme opère à travers l’orientation, je commence par une analyse des formations spatiales de l’orientalisme et des façons dont l’espace géographique est phénoménal ou orienté. Mon objectif ici est de montrer comment la « proximité » et la « distance » en viennent à être vécues en étant associées à des corps et à des lieux spécifiques. J’examinerai ensuite comment la blancheur est reproduite dans les espaces domestiques et publics en considérant d’abord les façons dont nous héritons des proximités qui permettent aux corps blancs d’étendre leur portée, puis en considérant comment ces héritages façonnent ceux qui ne possèdent pas ou ne peuvent pas « posséder » cette blancheur. Ma tâche consiste également à décrire les effets du racisme sur les corps qui sont identifiés comme « pas blancs », ou même comme n’étant « pas tout à fait » blancs. Plus spécifiquement, j’examine comment les orientations mixtes pourraient nous permettre de réexaminer les « alignements » entre le corps, le lieu, la nation et le monde qui permettent de définir des lignes raciales. La « question » de la race est en grande partie une question de réalité incarnée ; Se voir ou être perçu comme blanc, noir ou métis a une influence sur ce que l’on « peut faire », voire sur ce que l’on peut faire, ce qui peut être redéfini en termes de ce qui est ou n’est pas à notre portée. Si nous commençons à considérer ce qui est affectif dans ce qui est « inaccessible », nous pourrions même commencer à faire de la « race » une question plutôt étrange.