Un autre extrait traduit du livre de Harry Harootunian, Marx After Marx. History and Time in the Expansion of Capitalism.
https://www.degruyterbrill.com/document/doi/10.7312/haro17480/html#contents
J’ai déjà évoqué ce livre du chercheur arménien-américain, qui a consacré sa vie à l’étude de la vie intellectuelle du Japon moderne.
Le premier chapitre aborde un thème tout à fait crucial pour comprendre, à partir de Marx, la manière dont le capitalisme se déploie comme l’horizon indépassable de l’existence, un système de relations sociales tellement prégnant qu’il est devenu extraordinairement difficile, et peut-être impossible, de penser « en dehors » de lui : sa relation à l’histoire, et, plus profondément, la temporalité qu’il institue – un éternel présent, une fatale éternité, la naturalisation de l’histoire.
La stratégie d’occultation est au cœur du fonctionnement même du capitalisme, c’est elle qui garantit sa reproduction – le récit capitaliste s’efforce toujours de reléguer dans l’ombre, effacer, plonger dans l’oubli, sa violence systématique et structurelle. Le passé est pensé comme dépassé, résolu, par l’avènement de l’éternel présent du marché global – ce qui est nié, c’est l’idée que le passé puisse se continuer dans le présent, et que ces traces subsistantes puissent avoir un effet sur le futur.
Dans le texte ci-dessous, Harootunina articule cette occultation de l’histoire qu’on peut rapporter à la structure fétiche de la marchandise, avec celle de l’État-nation : le récit nationaliste, loin de s’opposer à l’occultation capitaliste, comme on pourrait s’y attendre, l’affermit au contraire. Les deux récits, capitaliste et national, concourent au contraire, de manière complice, à raffermir cette annihilation non seulement des violences inhérentes à l’accumulation initiale (qui, bien qu’initiale, se répète à chaque fois que le Capital cherche à conquérir de nouveaux champs, s’accaparer et domestiquer les dehors qui lui résistent encore), mais aussi les formes de production (et les organisations sociales) non-capitalistes, ou pré-capitalistes, qui subsistent et échappent, certes de manière partielle, à la marchandisation généralisée.
Cette grande question, tellement décisive, aujourd’hui sans doute encore plus qu’hier, de la complicité entre le capitalisme et l’État-nation, doit être plus que jamais élucidée. (et, note personnelle, c’est ici précisément que s’origine mon aversion viscérale pour toute forme de nationalisme.)
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« En conséquence, l’histoire a été laissée pour compte, voire perdue, oubliée, comme Marx l’a reproché aux économistes bourgeois, tout comme l’a été une grande partie du souvenir des événements qui ont causé tant de violence et d’incertitude dans tant de vies. On a souvent fait remarquer que les récits nationaux dissimulent et oublient invariablement que les origines de la nation ont été forgées dans une violence sanglante, atteignant souvent des proportions génocidaires, et que peu d’États-nations ont réussi à échapper à ce modèle d’amnésie sélective fourni par le capitalisme comme accompagnement nécessaire à la construction de la représentation historique de son développement depuis ses origines jusqu’à nos jours. Le récit de Marx sur la violence déchaînée au moment de l’accumulation primitive et son souvenir, que la normalisation ultérieure, comprise comme une abstraction, du nouvel ordre productif a effacé, illustre non seulement les origines du capitalisme, mais aussi les fondements de l’État anglais qui a émergé sur les ruines de l’ancien mode de production et les débuts du nouveau. Les ruines présumées n’ont pas nécessairement disparu, mais ont trouvé un nouveau souffle dans un présent et une configuration de production différents. À cet égard, le modèle de la perte de mémoire reste à la base de la plupart des récits nationaux, même lorsque l’introduction du capitalisme joue un rôle récessif, si cela est imaginable. Dans ce scénario révisé, l’histoire, en tant que telle, en tant que témoignage d’un changement lié au temps, disparaît au profit d’un « ordre économique naturel » dont les partisans bourgeois revendiquaient à la fois l’éternité et le caractère naturel, inversant l’ordre historique pour « naturaliser » des relations historiques dénaturées. Ici, semble-t-il, l’histoire naturelle présumée du capital a été remplacée par l’histoire nationale, qui se concentre sur l’extériorité des événements politiques et des guerres, l’économie étant considérée comme intrinsèquement et naturellement donnée. À cet égard, la nation a servi de factotum au capital. Le couplage d’une « économie naturelle » et de la nation semblait approprié, car l’État avait été très impliqué dans la promotion de ses instruments de violence et de coercition – sous le couvert de la « loi » – à la fois pour pousser à la dissolution du mode féodal tributaire et pour accélérer l’essor du nouveau mode de production capitaliste.
Dans la mesure où l’État-nation intégrait la nécessité des « lois immanentes » de la production capitaliste, la voie était ouverte à la fois à sa propre « objectivation » et à la naturalisation du destin historique, qui était recodé comme une fatalité. De cette manière, l’histoire nationale ne servait qu’à masquer une histoire naturelle plus fondamentale, dans laquelle la forme nationale parvenait sans surprise à révéler une étroite parenté avec la forme marchande elle-même. La forme-nation et la forme-marchandise partageaient à la fois le caractère d’une « chose mystique » et une complicité pour éliminer l’historique, en tant que tel, la contingence elle-même, dans la construction de l’histoire, cette dernière par la répression de ses conditions de développement (le processus de production), la première par la suppression du temps, comme Hegel l’a proposé dans son appel à l’allégorie de la formation de l’État et à l’annihilation du temps dans la mythologie grecque.
Si Marx qualifiait la forme marchande de « chose mystérieuse », son jugement s’appliquait également à la forme nationale, qui a déplacé le temps historique par les mystifications d’un esprit national intemporel, naturellement auto-originaire. Ce que l’histoire nationale, en tant que substitut de l’histoire naturelle, a perdu au profit de la promesse d’éternité (le présent permanent du capital), c’est le respect de l’enregistrement des changements dans le temps et la mémoire, en fait la reconnaissance des forces mêmes d’inégalité qui ont alimenté la formation historique de la nation, que Marx, dans son récit des horreurs de l’accumulation primitive – le « massacre des innocents » qu’il a décrit de manière si saisissante – avait cherché à rétablir la compréhension de l’histoire cachée de la forme marchande. Voici le sens de l’observation d’Ernst Bloch selon laquelle il n’y a pas de temps dans l’histoire nationale, seulement de l’espace. « Ainsi, la « nation » chasse le temps, voire l’histoire, hors de l’histoire : c’est l’espace et le destin organique, rien d’autre ; c’est ce « véritable collectif » dont les éléments souterrains sont censés engloutir la lutte des classes inconfortable du présent. » Pour Bloch, qui écrivait dans les années 1930, la nation n’était rien d’autre qu’un « état de sang ».
Harry Harootunian, Marx After Marx. History and Time in the Expansion of Capitalism. pages 35-36