L’essentialisation du peuple et la montée des aspirations au fascisme

S’efforcer de comprendre comment des foules entières en viennent à adhérer au fascisme, y aspirer, en désirer l’avènement, à embrasser des positions racistes et suprématistes. Retracer l’histoire de ces adhésions, identifier les causes, leur multiplicité, leur enchevêtrement, leur complexité. Montrer comment l’alliance des néolibéraux et des (néo-)conservateurs à droite, la trahison des élites à gauche, les tendances populistes auxquelles les partis de tout bord cèdent plus souvent qu’à leur tour, constituent autant de terreaux fertiles pour l’émergence de ce désir fasciste. Insister sur la dégradation de l’expérience sociale sous le ciel implacable du capitalisme absolu, les subjectivités qu’il fabrique, les rivalités brutales, l’individualisme radical, que radicalisent la précarité galopante, la destruction des acquis sociaux, les promesses de bonheur non tenues, et qui aboutissent à la désignation des boucs émissaires coupables de tant de malheur. Mesurer l’effet depuis des siècles des récits, impérialistes, coloniaux, scientifiques, qui ont forgé et continent d’affermir la conscience raciale. S’attarder sur les micro-récits de l’inconvenance des corps, ces signifiants qui circulent et se collent à la surface des peaux colorées, engendrant ces affects d’indisposition, de dégoût, de haine. Décrire la grammaire des relations des groupes sociaux, des affinités, des consanguinités, des appartenances, la composition, décomposition et recomposition des « nous », et, inévitablement, dans le même mouvement, des « autres » que ce « nous » exclut, sous l’égide de la nation, de la blancheur, de la culture ou de la civilisation. Rappeler que ces crispations réactionnaires répondent aux grands mouvements d’émancipation d’autrefois, aux menaces qu’elles ont fait peser sur l’éthique du travail, de la famille, la hiérarchie des races, l’ordre bourgeois du monde. Dire un mot de la crétinisation digitale, de la crétinisation médiatique, de la crétinisation en général.

Tout ce travail de compréhension, n’oblige pas pour autant à éprouver pour ces personnes de l’empathie.

En écoutant, en essayant de comprendre la logique qui sous-tend les rationalités à l’œuvre, on suspend provisoirement son jugement. Ou du moins, le temps de l’analyse, ce jugement se trouve relégué à l’arrière-plan. (c’est frappant quand je lis par exemple les livres d’Arlie Russell Hochschild sur la fierté perdue des électeurs ruraux de Trump).

La gauche de ce point de vue me paraît être dans une situation embarrassée, parce que ces foules ressemblent au peuple qu’elle est censée défendre contre le capital et la bourgeoisie – ce même peuple dont on dit à raison qu’il a tourné le dos à la gauche depuis déjà quelques décennies. Il est plus facile de pointer du doigt la responsabilité des élites ou des médias dans la montée de l’extrême droite que de reconnaître que la majorité de la population qu’elle appelle le « peuple » adhère en réalité de son plein gré et en pleine connaissance de cause aux idées d’extrême droite.

Il est encore plus difficile et embarrassant d’admettre que c’est précisément ce qu’elle représente, elle, la gauche, ses supposées valeurs, qui fait l’objet de la fureur de ces esprits vengeurs : l’attention portée aux plus vulnérables, aux opprimés, aux subalternes, aux racisés, et, d’un point de vue politique, la redistribution de la richesse (pas seulement selon le mérite), la lutte contre les inégalités, l’aspiration à la justice sociale que ces personnes détestent quand elle ne les concerne pas directement. Ce ressentiment envers les supposées élites de la gauche (urbaine, écologistes, post-raciales, etc.) vient alimenter une part de la haine qui meut ces foules en colère.

Oui, ce qu’affirment ces gens qui s’apprêtent à suivre le leader qui saura leur rendre justice, c’est le droit de ne pas prendre soin. De ne pas être de gauche. Ne pas prendre soin de ce qui n’est pas eux, de ce qui ne leur ressemble pas. Ces autres qui, parmi tous les autres, ne sauraient faire partie de leur « nous », aussi fantasmé soit-il. Les racisés qui les menacent, les gauchistes qui les snobent, les écologistes qui leur font la leçon, les non-humains qui leur font obsctacle, les sexualités qui les indisposent, les intellectuels qui les méprisent, la liste est longue. Tout ce qui en somme vient faire obstacle à la domination de leur « communauté », qui vient questionner et critiquer la cohésion et le sens de cette prétendue communauté.

Oui, la gauche est gravement coupable d’avoir essentialisé le peuple, et de persister, encore aujourd’hui, non seulement à croire en cette fiction mais à s’imaginer qu’elle en serait le (seul) porte-parole autorisé. Mais les populations qui adhèrent de plus en plus clairement aux promesses fascisantes s’auto-essentialisent tout autant pour ainsi dire. Et c’est ce qui rend dangereux tous les populismes, qu’ils soient de droite ou de gauche, et plus largement l’invocation de la nation, de sa fierté, de ce qui la menace – et ces invocations ne sont certainement pas l’apanage des populistes.

Comprendre oui. Mais sans empathie. Ils peuvent être nos proches, nos voisins, partager avec nous des objets de passion, les mêmes loisirs, et peut-être, défendre certaines causes avec nous. Mais il se pourrait que demain, ils soient aussi ceux qui iront vous dénoncer, vous battre, vous lyncher.

(et là, il faudrait que j’écrive un autre chapitre pour élucider quel est ce « nous » que ces fascistes menacent)