La succession des gouvernements en France ces derniers mois met en lumière une tendance irrésistible du pouvoir, exacerbée depuis le déploiement des formes néolibérales au niveau mondial, celle de se représenter comme une équipe d’ “experts” chargé avant tout de veiller aux intérêts économiques du secteur privé et de mettre en place des “solutions” aux “problèmes” publics.
On se souvient (ou pas) de toute cette littérature sur le « gouvernement des experts » – qu’on s’en indigne ou pas – ou encore des réflexions autour du concept foucaldien de “gouvernementalité”, ou encore de “gouvernance”.
Le « recours aux experts » légitimant le gouvernement a de nombreux effets, parfaitement conscients et délibérés.
1. Il tend à dépolitiser le gouvernement lui-même, assimilant tous ses acteurs à des hauts fonctionnaires politiquement neutres (c’est-à-dire, « au centre »), au service de l’État et de la Nation – censés incarner, au-delà des opinions et des débats politiques, la “stabilité”, laquelle ne peut se trouver qu’a l’abri des querelles, dans une sphère d’objectivité supposée rationnelle. L’importance des think tank, des cabinets conseils type McKinley s’inscrit évidemment dans ce remplacement de la politique par la technique de gouvernement.
2. Cette dépolitisation est une des procédures idéologiques fondatrices du néolibéralisme quand il prend le pouvoir : elle renvoie tous les autres partis d’opposition dans le champ de la “politique” sous entendu “partisane” : les opposants sont forcément irrationnels, naïfs, infantiles, mal intentionnés, “intéressés”. Bref, les opposants font de la politique. Le gouvernement est donc a-politique. Et on voit se profiler ici le thème classique aussi bien chez les néolibéraux que chez les pseudo-démocrates (mais à vrai dire, partout où s’exerce un pouvoir) de « l’excès de démocratie ».
3. Ce ne sont pas seulement les acteurs gouvernementaux qui deviennent des administrateurs de la chose publique, calqués sur le modèle du haut-fonctionnaire (supposé remplaçable, interchangeable : je vous conseille à ce sujet le film inoubliable et génial de Pierre Schoeller, l’Exercice de l’État :
https://fr‧wikipedia.org/wiki/L’Exercice_de_l’%C3%89tat
,
mais les thèmes et les “problèmes” mis à l’agenda qui sont eux-mêmes soigneusement “dépolitisés” : non seulement toute la sphère de l’économie « va de soi », ne devrait pas être sujette à débat (mais à des règlements techniques), l’impératif de la croissance est tenu pour acquis, mais aussi en réalité la totalité du social (le « traitement » des subalternes, largement fondé sur la statistique et la numérisation). Il n’y a là que des problèmes techniques à résoudre. Les oppositions (qu’elles soient de droite ou de gauche) sont victimes de biais idéologiques qu’elles seront forcées d’abandonner, contraintes par l’impératif de réalité (la dette, l’insécurité, la guerre !!!!), une fois qu’elles atteindront le pouvoir (ce qu’on a vu d’ailleurs un peu partout quand les gauches accèdent au pouvoir, même si, ici ou là, notamment en Amérique Latine, les choses sont plus complexes et la “dépolitisation” certainement pas aussi marquées qu’en Europe)
Tout cela tend évidemment à faire oublier que la technopolitique est (comme disait Foucault) une biopolitique, et (comme disait Achille Mbembe) bien souvent une nécropolitique. Rien n’est plus idéologiquement prégnant que les choix politiques néolibéraux. Et rien n’est plus irrationnel et délirant que le capitalisme, aujourd’hui comme hier.
Bref, tout se passe comme si, du point de vue du pouvoir en place actuellement, la politique était un gros mot. Notez bien, comme toujours, qu’une partie de la population est d’accord avec cela : ce n’est pas seulement le fait des classes bourgeoises de gouvernement, mais l’idée est très répandue dans la population qu’un responsable de la chose publique ne devrait pas faire de politique, et beaucoup de gens se déclarent eux-mêmes « a-politiques », considérant que c’est une vertu. (mais, leur rétorque-t-on à raison : si tu es apolitique, alors tu es de droite!)
Ce n’est pas seulement l’imposition d’un processus top-down, du haut vers le bas, mais une tendance lourde qui ne date pas d’hier. Ah ! la gestion raisonnée du bon père de famille ! Je note au passage que la perspective féministe, notamment celle de la seconde vague, ultra-politisée, est plus que jamais d’actualité : quand un gouvernement prétend trouver des “solutions” aux “problèmes” de la condition féminine (sic) ou au racisme persistant ou à la pauvreté, vous pouvez être sûr que le premier objectif c’est de faire taire les mouvements politiques féministes ou anti-racistes en leur coupant l’herbe sous le pied.
C’est pourquoi la violence des techniques de gouvernance néolibérales ne se traduit pas tant dans la répression physique des manifestants – ces spectacles de la répression sont en réalité l’arbre qui cache la forêt, c’est-à-dire la violence continue de la succession des lois, des régalements, des décrets, des institutions, qui passe sans faire de vagues, quotidiennement, dans les découpages en zones de ségrégation des villes, les environnements toxiques où survivent les subalternes, dans les bureaux du l’assistance sociale, des officines du retour au travail, des institutions éducatives et de santé, dans l’espace public saturé par les technologies de surveillance invisibles, jusque dans nos smartphones, à travers l’empire du numérique sur nos existences politiques, tout un système d’apartheid soft qui mine et précarise et désespère et tue à petit feu (la « slow violence » qu’ont thématisé Rob Nixon et tant d’autres). La violence est là, partout, tellement habituelle qu’on n’y fait plus attention, et, comme toujours, elle est genrée, racisée, socialisée.