Je songe au livre terrible qui pourrait s’écrire (peut-être (sans doute) a-t-il déjà été écrit) sur les zones abandonnées “après usage” du capitalisme global. Ces territoires consumés, dévastés, empoisonnés, dont tout ce qui pouvait s’extraire fut extrait, mais aussi ces territoires et ces corps travailleurs laissés exsangues, à nu, infirmes, après qu’on n’ait plus eu besoin d’eux, et ces maladies qui s’inscrivent dans les chairs des générations futures, ces paysages qui ne sont plus que déchets, ruines industrielles, saturés de substances toxiques visibles et invisibles, les radiations du capitalisme prédateur, ce monstre dont parle Alexander Dunlap, qui dévore, extrait et consume et consomme tout ce qui peut nourrir son ventre insatiable. Et qui rejette ses excréments infernaux pour parachever son œuvre – la politique de la terre brûlée de lui suffit pas – il faut que la terre soit rendue morbide et inculte pour les temps à venir, qu’on crève de soif et de faim à ses abords.
Ce ne sont pas seulement des paysages de ruines, des sols épuisés et excavés, des écosystèmes arasés, des espèces animales et végétales effacées de la surface de la planète, des climats devenus absurdes, mais aussi des sociétés, des êtres humains, laissés en plan dans ces espaces inhabitables.
Le capitalisme global est sans cesse à la recherche de nouvelles terres à accaparer, de nouvelles ressources à extraire, mais il lui faut aussi, ce que les environnementalistes oublient trop souvent, de la main d’œuvre disponible – et, comme on dit en anglais : “disposable” – qu’on peut jeter une fois malade, blessée, amputée, épuisée, trop vieille, plus assez performante, ou si elle se révolte, si elle ne se laisse pas domestiquer. Remplaçable (jusqu’à ce qu’on ne voit plus l’utilité de la remplacer).
Les compagnies transnationales, avec la bénédiction des États, et leur soutien sans faille, est toujours à la recherche de nouveaux précariats – et si elle ne les trouve pas, si l’État ne les lui offre pas sur un plateau (en s’empressant de précariser les travailleurs les plus pauvres), ces mêmes États n’hésitent pas à les fabriquer : s’il y a bien une politique “sociale”, ou, devrait-on dire, “anti-sociale”, typique du néolibéralisme (c’est même sa raison d’être), c’est de fabriquer des précariats (et de faire en sorte d’empêcher, par la police et par la loi, qui se conjuguent ici dans une même logique de violence, l’émergence d’un prolétariat – le prolétariat, par définition, porte en lui la possibilité de revendications, d’une pensée politique du travail – le précariat ne connaît pas ce luxe)
Puis, quand la main d’œuvre vient à manquer, des migrants le plus souvent, paysans expropriés de l’intérieur, ou travailleurs sans papier d’ailleurs, des racisés toujours, des un peu moins que blancs, ou des autres que blancs et pas tout à fait humains, que les ressources ont été extraites ou qu’il n’est plus assez rentable de les extraire ici (parce qu’il faudrait creuser encore plus profond), les compagnies vont voir ailleurs. Et ne se retournent pas. Laissant derrière elles des zones sacrifiées.
Et je me dis qu’il faudrait faire un jour la géographie mondiale de ces zones sacrifiées par le marché global (pour notre bonheur de consommateur ici, en Europe). Et de celles qui le seront bientôt.
(et par pitié qu’on évite le romantisme des ruines et l’exotisme et la mélancolie. Un peu de décence ferait pas de mal parfois : tout ne peut pas être objet de jouissance esthétique – que les “critiques artistes”, comme disait Boltanski et Thevenot, passent leur chemin)
(NB : ces réflexions me sont venues en lisant Chinese Labour in the Global Economy Capitalist Exploitation and Strategies of Resistance, Edited By Andreas Bieler, Chun-Yi Lee (Routledge 2017), mais aussi en pensant au sort de l’île de Nauru, qui fut littéralement excavée de toute part à l’époque glorieuse de l’extraction du phosphate – et plus tard vouée à “extraire” des demandeurs d’asile et des réfugiés pour le compte des politiques racistes australiennes – business is business – lire à ce sujet l’excellente étude de Julia Morris, Asylum and Extraction in the Republic of Nauru, Cornwell Un. Press, 2023. Et j’ai en tête ces anciennes cités balnéaires laissées à l’abandon par les Allemands en Namibie, désormais lieu de mémoire pour ceux qui en ont, d’un génocide commis ici même par les colonisateurs – et on en trouve partout évidemment où les colonisateurs ont déployé leur sadisme pervers)
#NeoColonialisme #Capitalism #ConsumingEverything #TotalExtractivism