Les effets du régime postracial

En lisant Are We All Postracial Yet ? (2015), le texte de David Theo Goldberg, où le grand scholar sud-africain (dont l’œuvre très importante n’a pas été traduite en français à ma connaissance – il n’a même pas droit à une notice sur le wikipedia francophone…) fait la synthèse des concepts majeurs qu’il a apportés à la Critical Race Theory, j’essayais de penser à la situation en Europe de l’Ouest, et notamment sous le régime néolibéral de la France d’aujourd’hui, et de transférer des structures qu’il illustre dans le livre en analysant la situation aux USA, en Afrique du Sud et en Israël.

1. Comme toutes les démocraties néolibérales, la France peut être décrite comme un « postracial state », censé avoir dépassé les questions raciales, et ne plus pratiquer aucune discrimination fondée sur la couleur de peau, la nationalité, la religion (et on peut ajouter : le genre, les choix sexuels, etc). Dans le grand récit néolibéral postracial, chaque individu se voit offrir une égale opportunité de réussir dans la vie, d’embrasser avec réussite (éventuellement) le destin de l’homo œconomicus.

2. Ce grand récit constitue un héritage en partie paradoxal, mais en partie seulement, des mouvements antiracistes qui se sont opposés aux politiques ségrégationnistes, xénophobes, et coloniales après 1945 – la Shoah constituant là un moment crucial, mais plus tard aussi les revendications “décoloniales”, la lutte contre l’apartheid en RSA, et surtout les lois qui ont mis fin, au moins sur le papier, à la ségrégation aux USA, jusqu’au Civil Rights Act de 1968. Puis du régime multiculturaliste (à la hiérarchie des “races” se substitue sous l’effet de la globalisation économique, un « village global », entendu, sinon vécu, comme diversité des cultures) qui s’est imposé après les années 70 dans la plupart des pays occidentaux.

L’État postracial se constitue en tenant pour acquis non seulement l’effacement de la race dans les institutions publiques, mais aussi en considérant que cet effacement avait aussi fait disparaître, comme par magie, le racisme en général.

Ces deux parties du Récit, l’égalité des chances pour tous (quelle que soit la “race” – qui n’existe plus donc !) avec sa version “méritocratique”, et la fin décrétée de toute ségrégation institutionnelle, ont des effets remarquables. En voici trois (le livre de D.T. Goldberg est évidemment beaucoup plus riche et détaillé) :

a. Elles rendent inaudibles, et à vrai dire, quasiment inexprimables (sous peine d’être qualifié de “raciste” !), la divulgation de l’histoire raciste des pays occidentaux. C’est là un trait récurrent, et tout à fait déterminant, de l’idéologie néolibérale : dés-historiciser les débats, faire table rase du passé, et penser comme si l’esclavage, le colonialisme, les génocides, les guerres, les exactions, toutes ces pages sombres de l’histoire ne jouaient aucun rôle dans la compréhension des rapports de force contemporains (entre états, entre classes sociales, entre “races”). Rien qui puisse être considéré comme « structurel » donc.

b. Évidemment, ce coup de balai sur l’histoire s’accompagne d’un effacement de tout ce qu’on pourrait appeler (par commodité) l’anthropologie critique – l’analyse des rapports de puissance et de domination néocoloniaux, lesquels peuvent être lus dans une large mesure comme la continuation des politiques suprématistes blanches. Qu’on pense aux « complications » (excusez l’euphémisme quand des gens meurent noyés dans les eaux européennes), faites aux demandeurs d’asile, aux discriminations subies par les “racisés” dans les quartiers périphériques, l’impunité dont jouissent le plus souvent les forces de l’ordre quand la violence de l’État s’exerce sur ces mêmes personnes, la stigmatisation fantasmatique des populations « musulmanes » notamment depuis le 11 septembre. Tout cela n’a rien à voir, dans un régime postracial, avec la race, puisque la “race” n’existe plus “administrativement”. Rien de structurel donc.

c. Ce colorblindness, cette cécité vis-à-vis de la couleur, a permis paradoxalement (en apparence) de “décomplexer”, comme disait Sarkozy, qui avait très bien compris ce qui était en jeu ici, la parole et l’expression raciste. Les réseaux sociaux, mais aussi les médias de masse, débordent de propos qu’on aurait condamnés sans hésitation, même dans les milieux conservateurs, dans les années 80 et 90. Mais cela ne saurait faire débat dans la mesure où, ayant pris soin de rendre innommable toute référence raciale, et donc les “racisés” en tant que groupe (discriminé, violenté, victime d’injustices économiques, sociales, environnementales, etc.), ces manifestations de racisme explicites ne peuvent être que des phénomènes individuels, de « bad apples », comme disent les Anglais. Des exceptions. Dont les auteurs ne risquent pas grand-chose. Rien de structurel.

d. Ce que prépare le moment postracial, il faudrait être aveugle pour ne pas le voir, c’est le retour de politiques néo-racistes, vissées à l’obsession nationaliste, la peur panique de l’invasion raciale, la crainte tenace de la perte du privilège blanc. Et pourquoi pas, comme le disait avec candeur une journaliste de droite cet été dans un débat télévisé en prenant conscience de la catastrophe climatique en cours, « recoloniser » (passer d’un néocolonialisme extractiviste et militaire à une occupation à l’ancienne, en bonne et due forme).

e. L’œuvre de Goldberg et de ses collègues est immense, et s’attire les foudres, notamment depuis l’élection de Trump, des conservateurs américains, qui reproche précisément aux chercheurs en Critical Race Theory de n’avoir pas renoncé au concept de race, refusant de reconnaître que les États-Unis sont une nation « sans race », mais uniquement peuplée d’américains, lesquels ont, individuellement, chacun leur chance (et c’est donc de leur faute, individuellement, s’ils échouent et croupissent dans la misère. Le fait que les plus pauvres et les moins favorisés soient des gens de couleur, n’a aucune signification – c’est de leur paresse, de leur manque d’investissement et de courage qu’il s’agit etc.. ). On connaît cela chez nous aussi évidemment. Tout comme le propos raciste (comparer les gens de couleur à des animaux par exemple) n’est qu’une plaisanterie, car « je ne suis pas raciste au fond ». C’est juste un léger moment d’égarement. Rien de structurel.