Mayotte : un laboratoire expérimental et une zone néocoloniale pour l’extrême droite

Archive image of a former slum demolition operation in 2021. | Photo: Prefecture of Mayotte

Le ministre de l’intérieur français, en visite à Mayotte, déclare : « Nous allons prendre une décision radicale qui est l’inscription de la fin du droit du sol à Mayotte dans une révision constitutionnelle ». Autrement dit une révision de la constitution pour supprimer le droit du sol à Mayotte, c’est-à-dire sur un territoire français. Je suis tout bonnement horrifié. Et d’abord, sidéré. J’imagine que les membres du Conseil Constitutionnel ont dû bondir de leur fauteuil (étant donné leur âge moyen, j’espère qu’ils sont bien retombés, et prêts à faire annuler ce projet quand ils auront le devoir de l’examiner). Afin de dépasser la sidération, voici tout de même quelques pistes de réflexion.

1. Depuis quelque temps, Mayotte est devenue un laboratoire (néo-)colonial, pour la mise en place d’expérimentations politiques raciales radicales : les immigrants constituent les cobayes de cette expérience sinistre. On retrouve les modalités d’organisation sociales qu’on retrouvait traditionnellement dans les territoires colonisés : l’instauration d’un état d’exception permanent, lequel autorise des exemptions au droit des personnes visées. L’État affirme ses prérogatives dans l’usage exclusif et seul légitime de la violence – que ces opérations de déplacement, de harcèlement, ces chasses à l’immigrant, se fasse avec l’aval d’une partie de la population n’y change pas grand-chose. Les évènements qui se déroulent loin des regards métropolitains depuis l’été dernier alimenteront à coup sûr une des pages les plus sombres de l’histoire de France. Le gouvernement peut se pavaner en se réclamant « pays des droits de l’homme” : plus personne ne le prend au sérieux. Les politiques d’immigration, de nationalité, et plus profondément, d’altérisation (comment on fabrique un autre auquel on recourt comme un bouc émissaire), constituent désormais le cœur obsédant de l’activité gouvernementale : pour reprendre la distinction établie par David Theo Goldberg il y a une vingtaine d’années, la France est en train de basculer d’un régime racialiste (« the racial state ») à un régime tout bonnement raciste. L’expérience mahoraise est évidemment vouée à se déployer plus largement.

2. La manière dont le ministre fait connaître sa décision est tout à fait typique des gouvernances néolibérales. L’effet d’annonce, tout comme la manipulation de rhétoriques grossières, la transformation de toute pensée, de tout concept, de tout la langue politique, en purs « éléments de langage » dont seule compte l’efficacité performative, participe à cette instauration d’un nihilisme de marché : plus rien n’a de sens, la seule valeur qui tienne est celle des marchandises. Les techniques de gouvernance néolibérales jouent en permanence sur l’effet de surprise. Elles créent de l’instabilité, alimentent un flux de crises ininterrompu : à chaque jour sa crise. Il ne faut surtout pas que les esprits gouvernés (pas plus que les corps) se reposent et commencent à penser. La conversion européenne à des politiques d’apartheid et la construction de la forteresse européenne se poursuit sans qu’on ait même pu avoir le temps de leur opposer une autre vision du monde, parce que les chocs se succèdent, entraînent des réactions épidermiques, puis sidèrent. Il est faux de croire que les néolibéraux sont incohérents : ils ont réussi mieux que leurs prédécesseurs à instrumentaliser d’une part les flux d’informations et d’autres part les institutions démocratiques elles-mêmes, les transformant en techniques de gouvernance, mais les objectifs sont clairs et déterminés (la captation d’une part toujours plus importante des capitaux et des richesses pour le bénéfice des élites, la sécurisation des zones d’extraction de minerais humains et non-humains et des flux de marchandises, et la militarisation croissante des frontières externes et internes – je pense ici aux enclaves territoriales au sein même des villes, les quartiers, ou encore une île comme Mayotte – afin d’assurer la protection des intérêts des classes les plus aisées).

3. En réalité, cette annonce tonitruante ne fait que rendre visible une politique, qui ne date pas d’hier, qui vise à compliquer l’existence quotidienne des étrangers (et des racisés de manière générale, voire de l’ensemble des subalternes). La remise en cause de facto du droit du sol à Mayotte n’a pas attendu la déclaration du ministre pour se traduire en acte.. L’exemple des empêchements et des obstacles mis sur le chemin des demandeurs d’asile et des réfugiés en Europe est édifiant, mais il peut être largement étendu aux difficultés et aux discriminations, voire aux violences spécifiques, dont sont victimes les habitants des quartiers urbains les plus pauvres. La question des conditions d’acquisition de la nationalité et de la citoyenneté constituent un thème obsédant de l’histoire des pays européens, notamment depuis l’époque esclavagiste et colonial. Mais, comme le rappelaient les députés Mme Andrée TAURINYA, Mme Danièle OBONO, M. Thomas PORTES, Mme Élisa MARTIN, M. Andy KERBRAT dans un texte admirable en décembre dernier à l’occasion des débats sur la loi immigration :

« Les règles de l’acquisition de la nationalité par le sang et le sol restent relativement claires. Un individu naît français si l’un de ses parents est lui‑même français, ou bien si son parent étranger est né sur le territoire national. Depuis 1945, l’étranger qui naît en France peut acquérir la nationalité à sa majorité s’il réside sur le territoire et qu’il justifie d’une durée de résidence suffisante. Cependant, depuis le milieu des années 80 et la fin actée de l’immigration de travail, le droit de la nationalité est mis à contribution pour « rétrécir l’accès à la communauté nationale [et] éviter que l’étranger indésirable ne s’implante » (Karine. PARROT, Carte Blanche, l’État contre les étrangers, La fabrique, 2019). “

Lire aussi ce passage sur la situation à Mayotte :

La remise en cause du droit du sol constitue alors la troisième pièce de ce vaisseau identitaire. Ce mode d’acquisition de la nationalité est conçu comme un cheval de Troie dans la rhétorique raciste du « grand remplacement », pseudo-théorie qui voit dans des mouvements naturels de population le péril d’une disparition civilisationnelle provoquée par « submersion migratoire ». Mayotte illustre à ce propos un véritable renversement de l’histoire et des mots qui permettent de la décrire. Les fantasmes de l’extrême droite à son sujet nient les conditions de son rattachement définitif à la République française, pleinement responsable du sabotage de la décolonisation aux Comores. Le non-respect du référendum d’autodétermination organisé à cette occasion – dont les résultats ont été pris en compte île par île – est pourtant au fondement des contradictions qui bouleversent cet archipel. Le corps des femmes comoriennes y est décrit comme instrument d’une colonisation de peuplement par les tenants d’une politique xénophobe. Pour contrer ce qui est présenté fallacieusement comme un remplacement de population par une autre, ceux‑ci appellent à la fin pure et simple du droit du sol. Ces propositions reçoivent le soutien médiatique de l’extrême droite la plus rance qui en profite pour avancer son agenda politique. Elles masquent mal des réalités qu’une certaine élite locale préférerait ignorer : « une nouvelle génération née à Mayotte, française dans sa majorité, ne fera peut‑être pas le choix de la docilité consentie par leurs parents pour tenter de préserver le peu qu’ils ont sur le territoire », comme le résume M. Grégoire Mérot dans un article publié le 21 avril 2023 pour Blast, sur l’explosion sociale couverte par l’opération Wuambushu.

Ce rétrécissement de l’accès à la nationalité se produit sur la base d’un fantasme : celui de l’homme extra européen, oisif et fraudeur, inassimilable par essence : un homo economicus migrant en France par pur opportunisme. La multiplication de ce « corps étranger » menacerait l’unité d’une nation organique blanche, de « culture » chrétienne, ethniquement homogène. Une première concession extrêmement dangereuse a été actée par la loi de 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie. Le gouvernement d’Edouard Philippe engageait une rupture historique en aménageant le droit du sol. Le statut à part de Mayotte était confirmé, ce 101e département français maintenu juridiquement hors de la République.

Le Code civil dispose en son article 21‑7 que : « Tout enfant né en France de parents étrangers acquiert la nationalité française à sa majorité si, à cette date, il a en France sa résidence et s’il a eu sa résidence habituelle en France pendant une période continue ou discontinue d’au moins cinq ans, depuis l’âge de onze ans ». Son nouvel article 2493 précisait que : « Pour un enfant né à Mayotte, le premier alinéa de l’article 21‑7 et l’article 21‑11 ne sont applicables que si, à la date de sa naissance, l’un de ses parents au moins résidait en France de manière régulière, sous couvert d’un titre de séjour, et de manière ininterrompue depuis plus de trois mois. »

Certes, on dira que le ministre s’adresse encore une fois à cette partie raciste et assumant explicitement des représentations du monde néo-coloniales et suprématistes blanches, dont il est à craindre qu’elle soit désormais majoritaire dans l’électorat. Mais ce ne sont pas que des mots. Les politiques menées à l’égard des populations désignées comme boucs émissaires ont des effets bel et bien réels. Elles humilient, compliquent, empêchent, aliènent, affament, blessent, et tuent.