L’AMOC, sa vie, son oeuvre, son ralentissement, son effondrement, suite :
Une nouvelle étude publiée aujourd’hui dans Science(advances) confirme l’évolution prévue théoriquement de l’AMOC à l’aide de nouveaux indices de mesure.
L’abstract est sans appel :
“L’un des éléments de basculement climatique les plus importants est la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (AMOC), qui peut potentiellement s’effondrer en raison de l’apport d’eau douce dans l’Atlantique Nord. Bien que des effondrements de l’AMOC aient été induits dans des modèles complexes du climat mondial par un fort forçage d’eau douce, les processus d’un événement de basculement de l’AMOC n’ont pas été étudiés jusqu’à présent. Nous présentons ici les résultats du premier événement de basculement dans le modèle communautaire du système terrestre, y compris les impacts climatiques importants de l’effondrement. En utilisant ces résultats, nous développons un signal d’alerte précoce observable et basé sur la physique du basculement de l’AMOC : le minimum du transport d’eau douce induit par l’AMOC à la frontière sud de l’Atlantique. Les produits de réanalyse indiquent que l’AMOC actuel est sur le point de basculer. Le signal d’alerte précoce est une alternative utile aux signaux statistiques classiques qui, lorsqu’ils sont appliqués à notre événement de basculement simulé, se révèlent sensibles à l’intervalle de temps analysé avant le basculement.”
Bon, il faudra évidemment attendre la littérature critique après la publication de ce papier pour se faire une idée plus juste.
Pour ceux qui s’intéressent aux conséquences climatiques de ce ralentissement de l’AMOC (les péquins dans mon genre quoi) voici un aperçu tiré du même papier :
“Les réponses susmentionnées de l’océan, de l’atmosphère et de la glace de mer influencent fortement les climats régionaux à travers le monde (Fig. 2). Le climat européen est très différent après l’effondrement de l’AMOC, alors que dans d’autres régions, seuls certains mois subissent des changements significatifs. La forêt tropicale amazonienne présente également un changement radical dans ses schémas de précipitations en raison des déplacements de l’ITCZ, et la saison sèche devient la saison humide et vice versa. Ces changements de précipitations induits par l’AMOC pourraient gravement perturber l’écosystème de la forêt amazonienne (7, 24, 25) et potentiellement conduire à des basculements en cascade (26-28). L’hémisphère nord présente des températures plus fraîches après l’effondrement de l’AMOC, tandis que l’inverse est vrai pour l’hémisphère sud, bien que tous les changements ne soient pas significativement différents (en raison de la grande variabilité interannuelle).”
“Le climat européen est fortement affecté (Fig. 3A) par l’effondrement de l’AMOC. Il est à noter que les changements correspondants se produisent sur une période relativement courte (années 1750 à 1850 du modèle) et sous un changement très faible du forçage d’eau douce de surface. La tendance de la température atmosphérique de surface en moyenne annuelle dépasse 1°C par décennie dans une vaste région du nord-ouest de l’Europe, et pour plusieurs villes européennes, les températures chutent de 5° à 15°C (Fig. 3C). Les tendances sont encore plus marquées si l’on considère des mois particuliers (Fig. 3B). Par exemple, les températures de février à Bergen (Norvège) baisseront d’environ 3,5°C par décennie (Fig. 3D). Ces tendances relativement fortes des températures sont associées à la rétroaction de l’albédo de la glace de mer par la vaste expansion de la banquise arctique (fig. S5A)”
Voir les cartes et figures dans l’article.
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Deux jours après la publication de l’étude de René van Western et son équipe sur le basculement de l’AMOC, une partie de la communauté scientifique réagit (océanologues, climatologues, glaciologues etc..)
Par exemple, ScienceMediaCenter a recueilli l’avis de 7 chercheurs :
Synthèse rapide :
1. Tous soulignent la qualité de l’étude.
2. Rappellent que les modèles ne sont pas la réalité, et qu’ils faut donc poursuivre encore les recherches
3. Sont convaincus de la grande probabilité du basculement de l’AMOC dans la perspective de l’aggravation de la catastrophe climatique en cours
4. Alertent sur la gravité des effets de ce basculement sur les climats régionaux : refroidissement et assèchement drastique en Europe du nord et nord-ouest, et aggravation du réchauffement dans le sud (avec des effets catastrophiques sur la région Amazonienne, déjà largement affectée par des changements climatiques catastrophiques ces dernières années)
5. Ils restent dubitatifs sur la possibilité de dater ce basculement de l’AMOC mais soulignent que ses impacts, quand il se produira, seront d’une brutalité considérable (un territoire pourrait devenir inhabitable en une génération seulement – ce qui évidemment n’a pas grand chose à voir avec les temporalités connues au niveau des changements de climat à l’échelle “géologique”). L’un d’eux dit en substance qu’on risque d’être encore en train d’étudier le phénomène quand il nous tombera dessus.
À lire également, prioritairement même, les remarques publiées dans la foulée de la sortie de l’étude de Van Western, par l’excellent Stefan Rahmstorf @rahmstorf sur son blog Real Climate (dont je suis fan ) :
Quelques extraits traduits, dont celui-là pour revenir sur un point que j’ai essayé de souligner dans un message antérieur : attention quand vous vous référez à des articles antérieurs à juillet 2023 (et l’étude de Peter et Suzanne Ditlvesen) ! Vérifiez toujours la date et l’état de la documentation sur laquelle les auteurs des textes que vous lisez s’appuient ! Ce qui était considéré comme “valide” en juin 2023 ne l’est plus en juillet 2024, encore moins après le 9 février 2024 😉 Je dis ça en plaisantant, mais la science, c’est de l’histoire, et là on a la chance (si l’on peut dire) d’observer la science “en train de se faire”.
“4. La nouvelle étude confirme les craintes exprimées dans le passé selon lesquelles les modèles climatiques surestiment systématiquement la stabilité de l’AMOC. En ce qui concerne le transport d’eau douce de l’AMOC dans les modèles, les auteurs soulignent que la plupart des modèles ne sont pas corrects : “Ce n’est pas en accord avec les observations, ce qui est un biais bien connu dans les modèles CMIP de phase 3 (38), de phase 5 (21) et de phase 6 (37).” La plupart des modèles ont même le mauvais signe de ce diagnostic important, qui détermine si la rétroaction sur la salinité de l’Atlantique est stabilisante ou déstabilisante, et ce biais de modèle est une raison clé pour laquelle, à mon avis, le GIEC a jusqu’à présent sous-estimé le risque d’un effondrement de l’AMOC en s’appuyant sur ces modèles climatiques biaisés.”
Et surtout son addenda publié le lendemain suites aux réactions suscitées par la publication de ses remarques :
“Mise à jour 10. février : Dans les réactions à l’article, je constate que certains le considèrent à tort comme un modèle de scénario irréaliste pour l’avenir. Ce n’est pas le cas. Ce type d’expérience n’est pas du tout une projection dans l’avenir, mais est plutôt réalisé pour tracer la courbe de stabilité de l’équilibre (c’est l’approche du quasi-équilibre mentionnée ci-dessus). Pour tracer la réponse d’équilibre, l’apport d’eau douce doit être augmenté très lentement, ce qui explique que cette expérience nécessite beaucoup de temps d’ordinateur. Une fois que le point de basculement du modèle a été trouvé de cette manière, il a été utilisé pour identifier les précurseurs qui pourraient nous avertir avant d’atteindre le point de basculement, ce que l’on appelle les “signaux d’alerte précoce”. Les scientifiques se sont ensuite tournés vers les données de réanalyse (produits basés sur des observations, présentés dans la figure 6 de l’article) pour vérifier l’existence d’un signal d’alerte précoce. C’est sur la base de ces données qu’ils ont conclu que l’AMOC était “sur le point de basculer”.
En d’autres termes, ce sont les données d’observation de l’Atlantique Sud qui suggèrent que l’AMOC est sur le point de basculer. Il ne s’agit pas de la simulation du modèle, qui n’est là que pour mieux comprendre quels sont les signaux d’alerte précoce qui fonctionnent et pourquoi.”
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Et pour celles et ceux qui s’intéressent au “tipping points” et l’importance d’évaluer leur interactions dans le cadre des modélisations des climats futurs, cette étude publiée il y a quelques jours propose une passionnante synthèse :
https://esd.copernicus.org/articles/15/41/2024/
Les auteurs concluent à la nécessité de mener des études encore plus poussées :
“Dans l’ensemble, l’évaluation et la quantification des interactions entre les éléments de basculement ont un grand potentiel pour faire progresser les méthodologies d’analyse des risques pour les événements et les cascades climatiques, en particulier parce qu’il est clair que les éléments de basculement ne sont pas des systèmes isolés et que des outils appropriés d’évaluation des risques doivent encore être développés.”
Le souci, c’est que le temps de la recherche est désormais débordé par les changements climatiques en cours : quand les grands basculement et leurs effets “en chaîne” vont se produire (et ils sont déjà en train de se produire), et affecter directement l’existence des humains (y compris les chercheurs qui les étudient donc), il sera en quelque sorte trop tard.
C’est un peu comme quand vous essayez de prédire le temps qu’il fera demain, surtout dans des configurations perturbées : il arrive à un moment où la seule chose qui vous reste à faire, c’est vous détourner des modèles météo sur vos écrans et regarder par la fenêtre. Observer la situation “en direct”, “en live”. C’est vraiment ce qui est à craindre dans les années à venir : aussi “lente” que soit la catastrophe climatique (comparé à une catastrophe “classique”, un tremblement de terre, un tsunami, une éruption volcanique, un bombardement, etc..), elle n’est pas si lente qu’on puisse se contenter de l’étudier comme si elle n’affectait pas déjà une bonne partie de l’humanité. C’est là un aspect crucial et à mon avis tragique des temps que nous vivons : il est déjà largement trop tard. Et, compte tenu de la puissance du système géopolitique et économique mondial, et la dépendance quasiment absolue dans laquelle ce système nous tient (quand nous ne le défendons pas avec le plus grand zèle), la catastrophe climatique est désormais irréversible : il faudra “faire avec” certes, mais il ne s’agit pas de “faire avec” un évènement inconfortable en attendant que les choses aillent mieux. Les choses n’iront pas mieux : les générations futures, nos enfants, nos petits-enfants et ainsi de suite, devront affronter des situations qui défient notre imagination (et c’est bien pour cette raison, parce que cela défie notre imagination, que nous les envoyons sans scrupule en enfer)