Les processus préélectoraux en Russie :
C’est à la fois comique et sinistre. Mais bon, quand on scrute (comme j’ai l’habitude de le faire) les processus électoraux dans les états pseudo-démocratiques, c’est juste la situation normale.
Suivant les leçons de ses maîtres, notamment de Lee Kuan Yew, le fameux maître de Singapour, un inspiration pour tous les autocrates et les dictateurs, Poutine recale donc son dernier opposant (Boris Nadejdine), dans l’indifférence générale – tout le monde est complètement blasé. C’est mieux que d’être collé en prison à vie comme Navalny remarquez. Dans pas mal de régions de la Grande Russie, au moment de l’élection des gouverneurs, on peut se voir accusé de pédophilie, ce qui est un peu plus corsé que de corruption (parce que bon, la corruption, y’a longtemps que ça ne choque plus personne), ou bien être « suicidé par la fenêtre ».
Les opposants qui restent ne sont évidemment que des pantins dont les propos seront dictés à la virgule près par le Kremlin, et dont la seule fonction sera de faire apparaître à quel point Poutine constitue la seule option viable pour la Russie.
Enfin : c’est comme ça dans tous les régimes pseudo-démocratiques.
On pourrait se demander pourquoi dans ce cas s’emmerder à organiser des élections, alors qu’il suffirait de faire comme en Corée du nord ou en Érythrée : n’en organiser jamais.
Est-ce un message adressé aux populations russes ? Tu parles, les russes ne sont pas des abrutis, ils savent très bien que ces institutions démocratiques sont complètement bidonnées.
Un message aux dirigeants des autres nations pseudo-démocratiques et aux alliés de la Russie : bah ! Ils s’en amusent probablement en comparant leurs scores respectifs : 79% 85 % ! 93% ! Qu’est-ce qu’on rigole !
Un message adressé aux opinions occidentales ? Tout abruties qu’elles soient, je doute que ça donne le change quand même ????
Non : c’est juste le minimum d’hypocrisie requis pour s’asseoir à la table du grand marché global, le ticket d’entrée recommandé pour jouer au capitalisme international. Ce que Lee Kuan Yew avait bien compris. Donnez aux businessmen un petit coup de brosse à reluire histoire d’effacer leurs très maigres scrupules, et ils vous dérouleront le tapis rouge sans discuter (même si, au final, vous vous foutez de leur gueule avec ces caricatures de démocratie) : si la démocratie va si mal dans le monde en 2024, faut pas chercher la cause bien loin – les businessmen, c’est-à-dire les dirigeants réputés démocrates, en sont la cause majeure. C’est eux qui ont dévoyé pour le capital les idéaux démocratiques (cela dit, ils ne se sont pas gênés pour le faire au temps des colonies, le vers était dans le fruit depuis le début)
Quelques remarques pour faire suite à ces rappels sur les techniques préélectorales en Russie (j’emprunte ce concept de technique ou technologie électorale à Sergei Guriev et Daniel Treisman, dans leur livre très important Spin Dictators (2022) :
1. Je ne parle ici que des états, des dirigeants, des gouvernements, qui *prétendent* être des régimes démocratiques (il y en a un certain nombre qui ne s’embarrassent pas du tout avec ces prétentions).
2. Il va de soi que l’institution électorale n’est qu’une des institutions qu’on s’attend à voir dans une démocratie. Mais elle est cruciale. Un régime qui n’organise pas d’élection générale, c’est-à-dire d’élections qui requièrent la participation d’un corps électoral populaire, ne peut pas être dit “démocratique”.
3. Le multipartisme constitue aussi une condition nécessaire à mon sens : ainsi la Chine ne saurait être considérée comme une démocratie (puisque le président est élu par un cénacle de hauts membres du parti, lui-même élu par d’autres cénacles au niveau régional, composé d’autres représentants locaux élus eux aussi par des membres du parti : bref, ce qui manque à la Chine pour être considéré comme une démocratie, c’est le multipartisme.
4. Les états pseudo-démocratiques organisent des élections, et font en sorte que plusieurs candidats se présentent. Mais les processus préélectoraux consistant à faire taire, d’une manière ou d’une autre (et souvent par la menace, la coercition, voire l’emprisonnement et parfois l’assassinat) les éventuels opposants réels, rendent évidemment cette élection parfaitement inutile : il n’existe aucune chance qu’un Poutine, qu’un Al-Assad, qu’un Al-Sissi ou qu’un Loukachenko, soient évincés du pouvoir à l’issue du scrutin. Les scores obtenus par ces autocrates qui caricaturent les élections (non sans fourberie) suffisent à les qualifier de pseudo-démocrates (entre 75 et 95 % généralement).
5. Certains dirigeants, notamment dans la période contemporaine, utilisent des techniques plus subtiles, ou plus sournoises si l’on préfère, pour se maintenir au pouvoir : c’est le cas en Europe de Victor Orban (et son parti, le Fidesz) ou d’Erdogan en Turquie. Ils sont à mon avis tout à fait redoutables, dans la mesure où leur score à l’issue des élections laisse entendre qu’ils auraient pu être battus (mais en réalité, par de multiples techniques, à commencer par un usage généralisé de la propagande et de la désinformation, ils parviennent sans trop de souci à leurs fins).
6. Pour autant, il existe des tas de manières de subvertir la démocratie, même quand le fonctionnement des institutions, à commencer par les processus électoraux, peuvent être considérés comme “corrects” – c’est-à-dire que tout gouvernant en place peut s’attendre à être renversé, risque de perdre le pouvoir, à l’issue du scrutin. Les gouvernements néolibéraux actuels en Europe ont mis en place au fil des années ce que je serais tenté d’appeler une « démocratie partielle » (j’ignore si ce concept a déjà été “inventé”, je suppose que oui). C’est-à-dire qu’une partie des questions essentielles dans le gouvernement d’un État est exclu du champ politique, c’est-à-dire de toute discussion publique et de tout débat (par exemple au parlement). Dans les pays d’Europe de l’Ouest, par exemple, ce n’est pas moins que ces orientations politiques cruciales que sont les politiques économiques générales, les budgets militaires et policiers, les relations internationales, qui sont censées « aller de soi » : le capitalisme, le néocolonialisme, la croissance économique, la forteresse européenne, les sommes abondés au budget de l’armée et des forces de l’ordre, vont de soi. Ils sont hors champ démocratique pour ainsi dire. Il n’existe même pas d’espace de discussion, excepté dans les minorités contestataires et militantes de gauche, pour remettre en question ces orientations majeures. Un exemple frappant, c’est le choix du nucléaire : cette lubie du chef de l’État n’est soumise à aucune discussion publique ni à aucun débat parlementaire, alors qu’elle concerne des dizaines voire des centaines de générations futures (ce pourquoi je considère le nucléaire comme un crime futur contre l’humanité, pas moins que ça)
7. Pour finir, et là ce sont mes tendances anarchistes qui s’expriment, je crois que l’idéal démocratique (quelle que soit la manière dont on le conçoit) se voit inévitablement et nécessairement dévoyé dès lors qu’il s’applique à l’État, dans la mesure où ce dernier porte en lui, de manière structurelle, la répartition verticale, hiérarchique du pouvoir. Il n’y a jamais eu dans l’histoire une réalisation pure ou parfaite de la démocratie. Mêmes les Cités grecques où la démocratie fut paraît-il inventée (ou du moins conceptualisée ou pensée comme un projet, sinon un idéal), sont loin d’être « pures » – demeurent très partielles si l’on tient compte de la composition de l’électorat.
Ce qui y ressemble le plus, c’est sans doute certaines de ces micro-sociétés “animistes” que les anthropologues étudient en Amazonie et ailleurs, ces groupes sans chef (ou alors un chef qui s’avère être le plus pauvre de la communauté, et qui n’exerce en réalité qu’une fonction honorifique), sans hiérarchie. Ces sociétés-là, cela dit, n’ont pas besoin pour fonctionner plus ou moins harmonieusement de se réclamer de la démocratie.
Je ne peux terminer cette méditation assez flottante (comme la plupart des méditations qui viennent lors de promenades en forêt) sans évoquer les innombrables formes expérimentales (et parfois non seulement viables, mais durables, si tant est qu’on les laisse en paix) de la démocratie dont l’histoire est riche (on pense à la Commune de Paris ou à l’Espagne anarchiste de 1936), mais aussi le présent. Dans le pluriverse cher à Arturo Escobar, les exemples ne manquent pas de communautés organisées selon des principes démocratiques « transparents » pour ainsi dire, ou « conscients » : les organisations zapatistes au Chiapas, le communalisme kurde, et tous ces groupes qui s’efforcent de construire une alternative réellement démocratique dans les marges ou les périphéries des États-Nations (je songe ici aux travaux de James C. Scott), et parfois même en leur cœur, quand l’espace est disponible (disponibilité toujours révocable).