Dans la tête de l’ingénieur des mines canadien en Afrique

Luwowo Coltan mine near Rubaya, North Kivu the 18th of March 2014. © MONUSCO/Sylvain Liechti

“(Africa) is still an exotic place, it’s sort of the dark continent, it’s you know the last frontier kind of thing… »

Si vous vous êtes toujours demandé ce que les ingénieurs occidentaux des compagnies occidentales, blancs (dans leur immense majorité), avaient dans la tête quand ils allaient prospecter et travailler dans les zones d’extraction en Afrique ou ailleurs dans le Global South, je ne saurais trop vous conseiller le livre, décapant sous ses abords « académiques », de Paula Butler – Colonial Extractions Race and Canadian Mining in Contemporary Africa (University of Toronto, 2015).

Le chapitre 6 notamment (« Who Do We Say We Are ? Narratives of Canadian Mining Professionals in African States ») est d’autant plus intéressant qu’il est fondé sur une documentation et des interviews portant sur les prospecteurs canadiens, réputés, comme touts les colons canadiens, comme étant de bonnes personnes, courageuses, autonomes, déterminées (de vrais self-made-mans), vertueuses, culturellement “sensibles”, qui prennent des risques insensés, respectueuses de l’environnement, intègres et ne versant pas dans la corruption, philanthropes, etc. (au contraire des « extracteurs » d’autres nations). Bref, ce sont des héros, pas des colons dénués de scrupules.

Le résultat de son enquête montre comment ce récit « mythologique » (qu’on retrouve dans les cultures de la wilderness, et pas mal de récits d’environnementalistes régionaux du reste, comme le rappelle Rob Nixon dans Slow Violence (2011), permet de passer sous silence non seulement les violences et les exactions commises dans les zones d’extraction (qui sont aussi souvent des zones de sacrifice), mais aussi le racisme et le suprématisme blanc qui sont au cœur des représentations de soi et des autres chez les « aventuriers » du capitalisme néocolonial (comme chez les colons d’autrefois).

Un exemple, concernant la mythologie du risque, typique de l’entrepreneur/aventurier néolibéral mâle, et blanc :

« De tels discours normalisent, légitiment, dramatisent et idéalisent – bref, les mythologies – le rôle de « l’homme blanc » dans l’exploration et le développement miniers actuels. Dans le même temps, il construit un type très spécifique de la masculinité. Le sujet minier contemporain a été vigoureusement interpellé comme étant confiant, audacieux, astucieux, technologiquement averti et un homme de succès. Symboliquement, c’est quelqu’un qui porte des bottes en cuir robustes ; avec celles-ci, il piétine constamment et maîtrise parfaitement les paysages accidentés. L’imagerie coloniale de l’exploration permet de voir comment l’explorateur de minéraux euro-canadien des XIXe et XXe siècles réapparaît comme l’explorateur de minéraux euro-canadien dans un paysage africain inexploré du XXIe siècle. De plus, l’imagerie de l’exploration montre et diffuse un sujet hypermasculin qui fait des choses folles, prend des risques, affronte le danger. Étant donné le rôle des armes à feu comme un autre symbole de l’hypermasculinité, il semble intéressant que quatre de mes personnes interrogées aient cité la chasse comme un passe-temps favori. L’un d’entre eux dit : « Je suis un chasseur passionné. C’est mon genre de chose. Quand je lui ai demandé ce qu’il aimait chasser, il a répondu : « N’importe quoi. Je suis un tireur semi-compétitif je suppose, ce qui est un peu comme l’exploration minière, c’est comme la chasse. » Les chasseurs et les explorateurs de minéraux, en tant que héros de la frontière, évoluent dans des espaces sauvages, prennent des risques et affrontent l’invisible, l’imprévisible et le potentiellement dangereux.”

Autre exemple qui déborde de condescendance raciale, coloniale et paternaliste : les villageois sont comme des enfants qui ne comprennent rien au capitalisme et s’émerveillent des pouvoirs magiques des géologues Canadiens. Je rappelle que cette enquête n’a pas été menée au début du siècle dernier, mais bien dans la dernière décennie.

“Les personnes interrogées gèrent de diverses manières la prise de conscience des avantages limités de la présence minière canadienne pour les peuples et les États africains. Plutôt que de réagir sur la défensive, une autre personne interrogée semble accepter les actes de rapacité coloniale à la manière un spectacle ; il se lance de façon spectaculaire dans le rôle d’une figure d’oracle dont la magie du capital-risque éblouit les « villageois » locaux :

« Ils ne comprennent pas le capitalisme comme nous le comprenons. Ils ne comprennent pas que le capital – il y a une réserve mondiale de capital qui cherche des opportunités de croissance et que les gens du secteur minier doivent lever la main, faire des signes et se tortiller pour dire : « Écoutez, je veux une partie de ce capital, parce que nous allons prendre votre dollar et vous rendre dix dollars, et nous allons vendre des actions pour le faire, avoir une société publique, avoir un marché d’échange et d’options, et tout le reste. Une fois que vous aurez fait tout cela, vous prendrez ce capital et vous irez dans leur village et ils verront cet étranger se promener avec un marteau et un véhicule et tout un tas d’ouvriers locaux qui creusent des trous, prélèvent des échantillons, font des études géophysiques et d’autres choses encore. Je ne pense pas qu’ils comprennent vraiment le contexte global dans lequel une entreprise arrive dans leur pays pour chercher de l’or. Savent-ils, par exemple, que mon objectif premier est de faire gagner dix fois plus d’argent à un investisseur ? Peut-être pensent-ils que je suis là parce que je veux être gentil avec eux…

En fait, tout ce que nous faisons, c’est trouver quelque chose. Si nous y parvenons et que nous faisons une découverte, nous aurons pris un terrain nu et l’aurons transformé en quelque chose, nous aurons généré de la valeur à partir de rien, nous l’aurons fait sortir de nulle part. C’est ce que sont les industries de ressources. Vous avez un territoire souverain sans rien dessus, vous y trouvez quelque chose et vous générez de la valeur. Vous faites du capital, vous gagnez de l’argent. [souligné par l’auteur] »

Bien entendu, la valeur des ressources n’est pas générée à partir de rien ; il ne s’agit pas d’un acte miraculeux ou d’un tour de magie. Elle découle plutôt de la possibilité de payer aux Africains des salaires inférieurs à ceux qui seraient versés aux Canadiens pour le même travail, de l’utilisation du privilège racial et de l’influence économique des pays donateurs pour accéder à des gisements de minerai exceptionnels, et de la mise en place d’incitations financières et de cadres juridiques attrayants. Dans le scénario fantastique de cette personne, cependant, les « villageois » locaux – le village étant le trope infantilisant standard de l’  « Afrique » dans l’imaginaire colonial – sont comme de petits enfants immobiles, observant et s’interrogeant, tandis que les étrangers arrivent comme d’une planète supérieure et transforment miraculeusement la « terre nue » en valeur et en argent. Les terres frontalières que l’homme blanc doit posséder et dominer ne sont pas tout à fait vides : bien qu’il s’agisse d’un « territoire souverain sans rien dessus », une présence humaine y est détectée. Mais cette présence n’est pas jugée problématique ; dans l’imaginaire colonial, ces personnes n’ont pas le statut de sujets politiques. Elles ne représentent ni une menace ni une contestation ; en fait, elles forment un public admiratif pour la performance merveilleuse du capital-risqueur canadien, dont la magie – « vous générez de la valeur à partir de rien, vous la tirez de l’air » – est largement supérieure à la leur. Dans ce fantasme, l’investisseur étranger divertit la population locale, au lieu de voler ses ressources et d’exploiter sa main-d’œuvre. Mais il se divertit également lui-même ; de manière solipsiste, il aime s’observer dans un cadre exotique.” (p. 206-207)