Écho pour qui sait entendre (Hermann Broch, Les Irresponsables, Voix 3)

Hermann Broch, Les Irresponsables (DIE SCHULDLOSEN, 1950), Traduit de l’allemand par Andrée R. Picard, Gallimard, 1961.

Extrait de “Voix, 3. Mille neuf cent trente-trois” :

 

Mais aie le courage de dire merde à celui qui poussera les hommes

À massacrer leurs frères au nom d’une prétendue conviction.

L’assassin sans principes a plus de valeur en vérité.

Oh, l’appel au bourreau, abaissant et avilissant,

L’appel empreint de terreur secrète,

L’appel de tous les dogmes sans fondement,

Homme, découvre-toi et souviens-toi des victimes.

Le mal engendre le mal :

Qui a provoqué ce sacrifice humain fantasmagorique ?

Un fantôme.

Il est là, debout dans la chambre ;

Un élément immoral s’est introduit.

Il sifflote et chantonne,

C’est le spectre du petit bourgeois,

Le revenant habitué à l’ordre méticuleux.

Il a appris à lire et à écrire,

Se sert d’une brosse à dents,

Il va chez le docteur en cas de maladie,

Et il lui arrive d’honorer père et mère,

Mais il se préoccupe en général uniquement de lui-même,

Spectre en dépit de tout.

Issu du proche passé, attaché sentimentalement à ce que fut hier, mais flairant cependant les avantages que présente aujourd’hui et attentif à ne pas les laisser échapper, spectre qui n’est pas esprit, fantôme de chair et d’os, mais dépourvu de sang, ce qui le rend sanguinaire avec une objectivité sans passion, féru de dogmes, féru de formules frappantes, marionnette mue par eux, progrès compris, mais toujours lâche meurtrier, champion de vertu, de la tête aux pieds, voici le petit bourgeois : malédiction, oh malédiction !

Le petit bourgeois s’identifie au démoniaque. Il rêve d’une technique hautement développée et ultra-moderne, mais la dirige inexorablement vers des fins retardataires et dépassées. Il rêve de camelote arrivée au sommet de sa perfection technique. Dans son satanisme professionnel, il rêve d’un virtuose qui jouerait uniquement pour lui. Son rêve est la magie étincelante des feux de la rampe sous la gerbe de lumière d’un décor de théâtre. Son rêve à l’éclat sordide du clinquant.

La peur nous saisissait

Quand à travers Berlin sinistre,

Le Kaiser petit bourgeois.

Vêtu de pourpre et d’hermine,

Filait dans sa limousine.

V’laque, v’lan, flic, floc,

L’équipage motorisé sonne, corne,

Pétarade, pue le baroque,

Apocalypse de pacotille.

Nous nous poussions du coude, et notre terreur devint rire.

Mais ce n’était qu’un commencement.

Trente ans après, le monstre approchait

Et se gargarisait de discours glaireux.

Nous perdîmes alors le don de la parole.

Les mots se desséchèrent

Et nous furent ravis à tout jamais comme moyen d’entente.

Le poète qui continuait d’écrire

Était tenu pour un méprisable fou

Faisant fructifier des fleurs fanées.

L’envie de rire nous avait passé,

Et nous vîmes apparaître les masques de terreur

Tout l’attirail macabre appliqué sur le visage du bourreau, ce petit bourgeois.

Superposition de masques,

Objets monstrueux couvrant des traits dénaturés,

Aspect d’un visage qui ne connaissait plus les larmes.