Bombarder les civils

(1) Il y a une vingtaine d’années (je devais avoir 32 ans), je me suis enfin décidé à parler à mon père. Je crois que cela ne s’était jamais produit auparavant, nous n’avions jamais pris la peine de nous asseoir l’un en face de l’autre et converser. Nous sommes allés au restaurant et j’ai commencé à lui poser des questions. J’allais écrire : “j’ai commencé à le bombarder de questions”. Mais vous comprendrez en lisant la suite pourquoi cette expression s’avère particulièrement inconvenante.

Je lui ai demandé s’il savait pourquoi, dès qu’un avion passait dans le ciel, dès qu’on entendait ses moteurs gronder, il se précipitait dehors (ou à la fenêtre) pour regarder. Il m’a dit que c’est à peine s’il s’était rendu compte qu’il agissait ainsi. Une sorte de réflexe pensait-il. Peut-être parce qu’il avait vécu non loin de l’aéroport. Les avions le fascinaient.

Je lui ai ensuite demandé de me raconter les premières années de sa vie. Il est né en 1940. Ses parents étaient domestiques. Ils habitaient un modeste appartement dans une rue pauvre des faubourgs. J’étais curieux de savoir quels souvenirs il avait gardé de la guerre, si tant est qu’il en ait gardé un seul.

Il se souvenait de quelque chose en particulier. Quand les bombardiers passaient au-dessus de la ville, et que ses parents et lui descendaient dans la cave pour s’y réfugier. Il se souvient du bruit. De la terreur. Un mélange de terreur et de fascination.

Que signifie grandir dans un monde où des bombes peuvent à tout moment déchirer le silence de la nuit ?

Je ne crois pas le lui avoir dit, mais plus tard, en travaillant sur ce que j’ai appelé les “vocations contra-phobiques”, j’ai repensé à lui bien sûr et les bombardements de son enfance, et sa fascination pour les avions. La terreur qui vient du ciel. De fait, il était capable d’identifier chacun des avions qui passait (aujourd’hui encore, les sites internet qui permettent de suivre les vols des avions sur la terre entière, le fascinent). Comme d’autres, il avait transformé l’angoisse, avait rendu la terreur tolérable, en devenant une sorte d’expert sur la question (c’est ce que je fais aussi, bien entendu : mes pulsions épistémiques, mon érudition compulsive, constituent une méthode pour contenir l’angoisse)

Se confronter au pire (1)

Un des textes les plus intéressants que j’ai lu sur le sujet, c’est “De la Destruction” de Sebald, ses conférences prononcées à Zurich en 1997, intitulées “Guerre aérienne et littérature”, dont je donne quelques extraits ci-dessous. Il pose justement la question du sens de cette destruction massive dans la conscience allemande. Un thème qu’Alexander Kluge affrontera aussi, à de multiples reprises, dans ses inépuisables “Chroniques des sentiments”.

(l’illustration sonore ci-après, est tirée d’une vidéo amateur que j’ai vue tout à l’heure sur Mastodon. On entend le bruit des bombes qui tombent sur Gaza. Je me demande combien d’enfants ont grandi en entendant ce bruit d’une puissance formidable. Le son de la mort qui tombe du ciel. Et quel sens donner à cela ? Et quel monde se construire pour grandir quand les bombardements peuvent à tout moment, sans raison, du point de vue d’un enfant, déchirer la nuit – et tous les autres sons d’une guerre qui paraît éternelle, les hurlements de douleur, les chuchotements inquiets, les explosions de rage. La plupart des gens, des jeunes gens, à Gaza, sont piégés ici depuis leur naissance. Pouvons-nous (et négociez ce “nous” comme vous voudrez) nous mettre un seul instant à leur place. Pour eux ce n’est pas juste quelques secondes dans leur vie auditive. Il s’agit de la bande son de toute la vie dont ils ont disposé jusqu’alors – jusqu’à ce qu’une bombe, précisément, les soustraie du monde)

 

(2) En relisant Günther Anders, je songe à ces débats “moraux” portant sur les bombes nucléaires qui détruisirent Hiroshima et Nagasaki. L’article de Wikipedia en français donne un bon aperçu des différents arguments.
Acte de guerre ? Acte immoral ? Crime de guerre ? Crime contre l’humanité ? Terrorisme d’État ?
L’affaire, si l’on peut utiliser ce terme, n’aura jamais été jugée devant aucun tribunal.

La remarque du physicien Leó Szilárd qui avait travaillé sur le projet Manathan, cité dans l’article de Wikipedia, ajoute une pierre à ce vieux thème de “l’histoire écrite par les vainqueurs” – mais on devrait ajouter aussitôt : “la justice décrétée par les vainqueurs”.

« Je ne dirais qu’une chose essentiellement sur l’enjeu moral que cela implique : imaginons que l’Allemagne ait fabriqué deux bombes avant que nous en ayons une. Et imaginons que l’Allemagne ait largué une bombe, disons, sur Rochester et l’autre sur Buffalo. Mais que, ne disposant plus de bombe, l’Allemagne ait perdu la guerre. Quelqu’un peut-il douter que nous aurions alors qualifié ce bombardement sur des villes de crime de guerre, et que nous aurions condamné à mort les Allemands responsables de ce crime à Nuremberg pour les pendre ensuite ? »

https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9bat_sur_les_bombardements_d%27Hiroshima_et_de_Nagasaki

Quand on étudie la liste extraordinairement peu fournie des crimes jugés par le Tribunal International de la Haye, on ne peut s’empêcher de penser que certains des crimes les plus abominables commis par les puissances européennes, n’auraient encore aujourd’hui aucune chance d’être jugés, le génocide des Herrero et des Nama perpétré par les Allemands au début du siècle dernier en Namibie, ou, beaucoup plus récemment (quelques années après que le Tribunal de Nuremberg ait clos ses portes), celui des Mau Mau par les Britanniques.

https://www.memorialdelashoah.org/archives-et-documentation/genocides-xx-siecle/genocide-herero-nama.html

https://investigaction.net/le-genocide-britannique-des-mau-mau-au-kenya-et-la-question-des-reparations/

Concernant les bombardements de zones habitées par des civils, il est évident qu’il s’agit “à tout le moins” d’un crime de guerre (l’article 8 b1 du Statut de Rome (1990) est clair sur ce point : on peut même se demander, en consultant la liste des actes visés, si, au fond, une guerre peut s’exempter entièrement de “crimes de guerre”. Je ne connais pas une seule guerre qui ne soit justiciable devant le Statut de Rome. Ce fantasme d’une guerre “propre” subsiste néanmoins, comme un idéal absurde, qu’aucune situation réelle n’a jamais incarné. (si vous en connaissez ne serait-ce qu’une seule, je serais ravi d’en prendre connaissance).

https://www.un.org/fr/genocideprevention/war-crimes.shtml