Vivre ici (chroniques de l’arrière-pays) : Un monde paysan en sursis

Troupeau de vaches salers dans les estives du Cantal (photo : Dana Hilliot)

Je propose ici une copie d’un chapitre d’un livre que j’ai publié en 2016, composé à l’époque où je vivais dans le Cantal (Vivre Ici. Chroniques de l’arrière-pays)

Il s’intitule : “Un monde paysan en sursis”. C’est un petit morceau d’ethnographie rurale autour de l’élevage à l’herbe sur les hauts-plateaux du Cantal. 10 années ont passé depuis la rédaction de ces réflexions, et si j’avais la force de reprendre le texte aujourd’hui, je changerais sans doute pas mal de choses, en faisant usage notamment d’une conceptualité plus rigoureuse. Ce qui reste vrai c’est que la situation a empiré pour les éleveurs les plus modestes. Et que ce monde que je considérais comme “en sursis” (j’étais évidemment loin d’être le seul à le qualifier de la sorte), l’est toujours, au bord de l’effondrement, pourrait-on dire (mais ce serait oublier ces quelques-uns qui ne sont plus en sursis du tout et se sont déjà bel et bien effondrés. Les taux de suicide dans la profession suffisent à s’en convaincre)

Dans mon roman d’anticipation, composé en 2023, soit quelques années plus tard, Perturbations sur les hauts-plateaux, j’évoque en passant, d’une manière sans doute trop pessimiste, mais c’est la loi du genre, l’avenir de ces territoires d’élevage et des hauts-plateaux.

Buron de Raveyrol, Cantal photo : Dana Hilliot

Un Monde paysan en sursis

Un mode d’élevage menacé

Tous les dix ans, 25 % de paysans disparaissent de la population active. Selon l’INSEE, les agriculteurs exploitants ne représentent plus qu’1,8 % des actifs en 2015. Un demi-siècle auparavant, 31 % de français travaillaient dans le secteur, et on comptait 2,3 millions d’exploitations : ce dernier chiffre a été divisé par 4 durant cette période. Pourtant, les agriculteurs façonnent encore plus de la moitié de la surface du pays, bien que la forêt regagne du terrain, mais aussi, on ne s’en étonnera guère, les agglomérations urbaines. Même si les petites fermes de moins de 5 hectares, qui constituaient la norme en 1955, représentent encore 30 % du nombre total d’exploitations au début de notre siècle, elles n’occupent qu’1,5 % de la Surface Agricole Utile (SAU) totale. Notons que ces petites fermes sont en général exploitées par des retraités, ou bien par des plus jeunes intéressés par techniques agricoles alternatives, l’agroécologie par exemple. La baisse du nombre d’exploitations et d’agriculteurs, loin d’entraîner une réduction de la production globale, l’a au contraire boostée au point qu’entre 1960 et 2004 le volume produit a doublé. L’autosuffisance alimentaire du pays, objectif de la feuille de route dressée par les politiques agricoles à la fin des années 50, fut atteinte dès le milieu des années 60, grâce aux premières lois d’orientation agricole promulguées au niveau européen, les ancêtres de la PAC. Quelques années plus tard, Valéry Giscard d’Estaing pouvait déclarer : L’agriculture est le pétrole vert de la France, soulignant ainsi l’entrée du monde agricole dans l’économie de marché. Dès lors, il ne s’agissait plus seulement d’assurer l’autonomie du pays, mais aussi de peser favorablement sur sa balance commerciale, en créant des devises et en se lançant dans l’exportation. La si mal qualifiée révolution verte était en marche, entraînant des bouleversements inouïs : spécialisation à outrance, à l’échelle d’un territoire parfois1, concentration des terres2, remembrement et abattage des haies3, mécanisation du travail, puis technologisation et informatisation, gestion scientifique des rendements, mise en concurrence des producteurs orchestrée par l’industrie agroalimentaire et les grandes surfaces, sans oublier l’usage systématique d’intrants (engrais et produits phytosanitaires), la France obtenant le titre, peu envié de nos jours, d’être le second utilisateur de pesticides au monde, après les États-Unis. L’agriculture du futur, du moins dans les pays développés, tend à l’automatisation radicale : alimentation animale robotisée, tracteurs sans chauffeur, drones semenciers, monitoring et datamaping généralisés4. L’agriculteur de demain pourrait passer bien plus de temps devant des écrans de contrôle que dans ses champs.

Cette révolution, qui dépasse largement la simple conversion industrielle, marque l’entrée des agriculteurs français dans le capitalisme contemporain, et, si quelques-uns s’enrichirent à l’occasion, comme il est d’usage dans l’économie de marché, la plupart furent condamnés à la ruine et à la disparition. La pression exercée par les marchés vers une libéralisation totale de l’activité agricole mondiale, constitue la seconde lame qui vient s’abattre aujourd’hui sur le monde paysan, ou ce qu’il en reste : car jusqu’à présent, les subventions et les régulations européennes avaient atténué la baisse des prix induite par le déséquilibre entre l’offre et la demande au niveau international. Or, même sous ce régime où l’activité est soutenue, notamment à travers l’établissement de prix ou de quota, par les puissances publiques, les exploitants ont vu leurs revenus réels diminuer de manière spectaculaire. Pour satisfaire aux injonctions du modèle de développement préconisé par les politiques agricoles, l’endettement est venu plomber le budget des exploitants : je connais des paysans sur la Planèze qui ont fait construire une grange high tech dont le coût s’élève à plusieurs centaines de milliers d’euros, mais qui, dans le même temps, tentent de survivre avec 500 euros par mois, la somme qu’il leur reste une fois leurs charges payées et le montant mensuel de leur dette acquitté5. On a lancé les paysans dans le grand bain de la mondialisation, en organisant la modernisation de l’agriculture et en favorisant par le biais des subventions à l’hectare les grandes exploitations au détriment des plus modestes. Ce faisant on a détruit sciemment non seulement des centaines de milliers d’exploitations, mais aussi des hommes et des femmes qui espéraient en vivre, et, pire encore, toute une culture. Aujourd’hui, tout se passe comme si les organismes en charge du commerce international visaient à achever en toute hâte ce processus de libéralisation de l’agriculture : la course à l’hectare bat son plein, on voit des consortium étrangers lancés dans l’acquisition de terres un peu partout dans le monde, et même en Europe de l’Ouest, les aides nationales aux agriculteurs sont revues à la baisse, toutes les productions, d’où qu’elles viennent, sont mises en concurrence, une guerre économique sans merci s’achève, et rares sont les agriculteurs français qui survivront au massacre – ceux-là, qui resteront debout après la bataille, on n’osera plus les appeler des agriculteurs, encore moins des paysans, et d’ailleurs ils se gaussent d’être des entrepreneurs avant tout. Le modèle assumé de la production agricole future, c’est l’usine à viande, les batteries industrielles ou le feed lot à l’américaine, et les champs de Colza à perte de vue des plaines céréalières américaines.

L’élevage à l’herbe, spécialité incontestable du Cantal6, constitue, dans cette perspective hyper-productiviste, une sorte d’incongruité. L’herbe est pour ainsi dire la seule richesse de nos moyenne-montagnes, mais elle doit supporter les assauts de l’hiver durant de longs mois. Si la plupart des exploitations se sont converties à la modernisation, si certaines stabulations sont désormais entièrement robotisées et informatisées si bien qu’il suffit d’un smartphone pour les gérer, si la taille des troupeaux et les hectares d’herbe ont augmenté comme partout ailleurs, le travail de l’éleveur n’en demeure pas moins soumis à bien des contraintes, à commencer par les aléas climatiques, mais également naturels, ainsi, récemment, la prolifération des campagnols terrestres. L’élevage à l’herbe paraît dépassé à l’heure où triomphe le modèle de la ferme usine, ou celui des feed lots, lesquels optimisent le rapport espace/production – un espace réduit dans lequel les rendements sont maximisés, pouvant accueillir des milliers de têtes de bétail, à proximité des immenses plaines céréalières –, type d’élevage qu’on trouvera chez les plus grands exportateurs de viande, les États-Unis, l’Argentine, l’Australie, l’Afrique du sud ou encore le Brésil. Gardons à l’esprit que certains acteurs économiques parmi les plus influents, tel le commissaire européen à l’agriculture, l’Irlandais Phil Hogan, tiennent la diminution du nombre de paysans pour un indice positif de développement. L’adoption partout dans le monde de ce type de production, dite intensive, menace l’existence même de nos élevages extensifs, dont la survie dans le cadre d’un marché globalisé est suspendue à l’aide financière des dispositifs publics nationaux et européens. En l’absence de régulations du commerce international des produits animaux, et si les États cessaient de soutenir ce type d’agriculture, il s’en faudrait de quelques années pour que l’immense majorité des exploitations de nos montagnes mettent la clé sous la porte, avec des conséquences paysagères et culturelles qu’on peine à imaginer. Les projets de libéralisation du commerce international concernant l’agriculture assument sans sourciller la disparition de la majeure partie des exploitants, et l’hyper-concentration de la production. Désormais, une décision prise dans les couloirs de Bruxelles ou à New York peut d’un coup d’un seul faire disparaître des milliers d’exploitations et même raser de la carte de l’élevage mondial un territoire entier.

J’ai pris la peine de peindre en deux coups de pinceaux aux couleurs sombres ce tableau de l’histoire récente de l’agriculture en France, parce qu’il est déterminant non seulement pour comprendre la place qu’occupent les paysans aujourd’hui dans nos arrière-pays mais aussi, plus généralement, pour évaluer ce qui reste de la culture rurale. Il me faut maintenant changer à nouveau d’échelle et revenir à la terre, si je puis dire, au plus près de l’expérience des habitants.

L’agriculture objet de fantasme par excellence

Les nouvelles générations ne savent plus grand-chose de la vie rurale, et moins encore du travail paysan. Autrefois, la plupart des français ou bien grandissaient à la campagne, ou bien y retrouvait, chaque week-end, de la famille, au minimum des grands-parents, lesquels cultivaient un jardin potager, voire exploitaient une petite ferme. Le transfert massif des populations des campagnes vers les villes dans les années 70 fait qu’aujourd’hui la plupart des habitants des métropoles, dont le poids démographique et l’influence économique vont croissant, ne connaît plus de la vie rurale que ce que les documentaires ou les reportages télévisuels leur apprennent. On aperçoit les vaches par la fenêtre de l’automobile sur la route des vacances, la ferme n’est plus un milieu familier – on se moque par chez nous de ces néo-résidents qui se plaignent des odeurs, du bruit des mugissements, des moteurs, des aboiements, des cloches de l’église qui sonnent toutes les demi-heures, des troupeaux qui vont tranquillement sur la route et qu’on doit se contenter de suivre avec patience jusqu’à ce qu’ils aient regagné leur étable, de la bouse dans laquelle on marche après leur passage. L’autre jour, des touristes se plaignaient des mouches, me raconte l’épicière du village : On n’a jamais vu autant de mouches de notre vie, râlaient les estivants, comment faites-vous pour supporter une telle absence d’hygiène ? On traitait naguère les paysans de ploucs, on les considérait comme vaguement arriérés, résistants par atavisme à l’irrésistible élan de la modernité, et c’est sans doute l’un des effets de la modernisation agricole d’avoir modifié le regard porté sur eux, mais il me semble que la condescendance est à nouveau de mise, et que la respectabilité des paysans a subi récemment des atteintes sévères. Les manifestations des agriculteurs en colère, devenues récurrentes et souvent spectaculaires, ne font pas l’unanimité, surtout depuis qu’on croit savoir que les râleurs seraient abreuvés de généreuses subventions et que les responsables des exactions bénéficieraient d’une certaine impunité7. Les agriculteurs polluent et ruinent les sols, réduisent la biodiversité et les flatulences de leurs vaches sont responsables du trou dans la couche d’ozone. Sans compter qu’ils maltraitent et tuent les animaux qu’ils élèvent, et que la viande, en tant qu’aliment, n’a plus aussi bonne presse. Bref, on n’osera peut-être plus les traiter de ploucs, mais on ne peut pas dire que nos ruraux aient gagné au change en passant pour des barbares sans scrupules et des businessmen insensibles à l’environnement. Et pourtant, tous les jours à midi, le journal de TF1 nous rappelle qu’au contraire, ils sont des anges, qui sacrifient la totalité de leur temps libre pour nourrir les téléspectateurs des bons produits du terroir, tout en prenant soin de nos chers paysages. Par ailleurs, les fêtes villageoises les mettent à l’honneur, comme la Fiesta del Paÿs organisée tous les étés à Saint Flour, célébration d’une ruralité fantasmée bien plus que réelle, avec défilé de vieux tracteurs, dégustation de spécialités locales, et exposition de vaches estampillées de pays. Mais encore, à la fin du printemps, on invite les touristes et les urbains à se joindre à la grande transhumance, la montée des troupeaux depuis l’étable jusque dans les montagnes, à pied bien entendu – pratique qui n’a plus rien d’une tradition depuis longtemps : montez donc à Prat-de-Bouc un matin de printemps et voyez les camions décharger, aussi discrètement qu’il est possible, les animaux à l’entrée même des prairies. Bref, l’agriculture n’échappe pas aux mises en scène orchestrées par la société du spectacle, mais ces évènements ponctuels ne sont rien à côté de la ribambelle de messages publicitaires dont les responsables marketings de l’industrie agro-alimentaire et de la grande distribution nous accablent. Le consommateur, noyé dans ce déluge de mensonges, est tenu dans la plus grande ignorance de la réalité du monde agricole. C’est la raison pour laquelle les tenants du retour à une agriculture paysanne privilégient au contraire la relation directe entre le (petit) producteur et le consommateur, à travers la vente directe, avec un minimum d’intermédiaires, par les circuits courts par exemple.

Par essence, le fantasme se nourrit de ce qu’il ignore, et ne s’embarrasse ni de nuance ni d’ambivalence. Les campagnes et les villes n’ont cessé d’être l’une pour l’autre un objet de fantasme, mais aujourd’hui, puisque les purs ruraux n’existent plus et, que tout un chacun, où qu’il vive, a en partage, pour le meilleur et pour le pire, certains éléments de culture urbaine, on est assez bien informé de ce qui se passe en ville, et beaucoup moins du genre de vie que mènent les derniers habitants de l’hyper-ruralité. Et je n’ai pas le sentiment que le sujet intéresse tellement les gens. On se contente en réalité de clichés, d’images d’Épinal, ou bien d’anecdotes horrifiques : selon l’inspiration et l’intention du moment, on dresse le portrait du paysan en poète bucolique, digne d’un berger virgilien, ou bien on le décrit en brute dénuée de sentiment qui massacre la nature au volant de son 4 × 4. On me rétorquera qu’au contraire de nombreuses initiatives un peu partout sur le territoire manifestent un intérêt pour la restauration d’une agriculture paysanne, que le souci d’une alimentation saine n’a jamais été aussi flagrant. Mais quel pourcentage de la population totale s’engage réellement sur ce terrain ? La consommation de produits bio a augmenté, certes, mais surtout parce que les grandes surfaces ont ouvert de larges rayons estampillés bio8. Et entre consommer bio, souvent de manière très intermittente, et choisir d’adopter un mode de vie décroissant, il existe quelques degrés d’écart dans l’engagement. Combien de Français se sentent réellement concernés par ces questions et combien prennent la peine de découvrir la réalité telle qu’elle est ? Contrairement à ce que pourrait laisser croire la prolifération d’articles sur les questions agricoles et agro-alimentaires dans les médias (articles qui touchent probablement en priorité une classe sociale partageant plus ou moins d’emblée un même capital culturel et économique), je reste assez sceptique sur l’ampleur réelle du mouvement inspiré par la critique du système de production et de commercialisation des aliments que nous consommons, et je crains que le sort des éleveurs cantaliens ne soulève pas l’empathie des foules.

Perte d’autonomie, sentiment d’humiliation et absurdités

Il est rare qu’on prenne la peine de mesurer les effets psychologiques de la modernisation agricole sur l’esprit des paysans. Si la détresse de cette partie de population fait désormais l’objet d’analyses poussées, ces dernières se limitent souvent à asséner des statistiques montrant la détérioration économique de l’activité dans le but d’alarmer les pouvoirs publics en rappelant notamment le taux de suicide spécifique chez les exploitants agricoles. Je crois qu’il existe une cause plus profonde du désarroi ressenti par nombre de paysans, lequel désarroi s’exprime sans doute plus aisément chez cette génération qui travaillait déjà à la ferme dans les années 60 et qui a donc vécu la transition entre deux mondes : celui qui n’avait guère changé depuis des siècles, fondé sur de petites exploitations largement autonomes, souvent dédiées à la polyculture, peu mécanisées, inscrites dans un réseau de solidarités locales – dans nombre de villages, on partageait la batteuse et la main d’œuvre, et si, d’une certaine manière ces services rendus au voisin entraînait une interdépendance de fait, elle demeurait circonscrite à une échelle localisée, celle du champ social proche ; et ce nouveau monde que j’ai décrit plus haut, qui prend exactement le contre-pied de l’ancien. Rares sont les agriculteurs qui ont pu échapper à cette emprise du marché global et au système de subventions qui le soutient9. Et quand bien même ils parviennent à conserver un minimum d’autonomie, un cortège de contraintes environnementales et hygiéniques les poussent à rentrer dans le rang, à investir et s’endetter à leur tour pour respecter les normes.

Jean-Pierre Lombard est éleveur retraité. Sa ferme était située non loin de Saint Flour, sur la commune de Saint-George, dans le Cantal. Dans son livre Les Dernières Herbes10, il tire un bilan sans fard de sa vie de paysan. Son enfance dans la petite ferme familiale, une expérience de facteur à Paris, la reprise compliquée de la ferme à son retour au pays, en pleine révolution verte, la généralisation du machinisme, l’industrialisation croissante du métier, une administration toujours plus pressante, la spécialisation à outrance, l’emprise des zoo-technologies, la course à la productivité, l’arrivée de la biotechnologie, voilà les épisodes qui scandent cette histoire, laquelle s’achève avec la revente des terres et des bêtes, épisode dont il tire dans son livre des pages bouleversantes. Il documente explicitement ce sentiment d’humiliation :

« Nous ne produisons que des matières premières dont les prix sont tributaires des spéculateurs et des prix mondiaux. C’est triste, nous revenons au point de départ. Au Moyen Âge nous étions les serfs et les valets des familles seigneuriales, puis fermiers et métayers de riches propriétaires, et aujourd’hui, les pions des multinationales. Pourtant le progrès est passé par là. Il a soulagé la peine, redonné une nouvelle image de cette société paysanne, mais il aurait du soutenir davantage une innovation utile et adaptée à notre milieu où chacun peut se prendre en main afin que l’on ne soit pas toujours en train d’attendre les aides sous toutes leurs formes, parfois humiliantes, qui arrivent d’en haut. On nous a enlevé notre amour-propre, notre goût du travail bien fait pour devenir des serviteurs d’une politique bananière.

Un matin au café du village, je m’installe à la table de deux éleveurs du village. C’est jour de marché, et sous la halle on vend et achète de jeunes veaux. Les deux hommes partagent leurs soucis de santé. Mon plus proche voisin est inquiet. Il doit faire des examens à l’hôpital et craint que son tour ne soit venu, dit-il, de payer pour toutes les saloperies qu’il a versées dans ses champs durant ces trente dernières années. Son ami parle d’une tâche que les médecins ont repéré sur le lobe d’un poumon, peut-être une cicatrice ancienne de la coqueluche. Ils m’ont ouvert le buffet, ont trituré là-dedans. T’inquiète pas, fait son ami, ils t’ouvrent et remettent tout en place.

Puis, un long silence. Mon voisin ne dit rien, lui d’habitude si disert. Le copain finit par dire : J’aimerais avoir à nouveau 20 ans, et recommencer avec tout ce que je sais maintenant.

Ces deux hommes ont débuté l’agriculture à l’époque de la révolution verte, la si mal-nommée. Ils ont appris leur métier sous l’empire des zootechniciens. On leur a notamment expliqué qu’il fallait améliorer la productivité, qu’il y avait des produits pour cela (ces saloperies à cause desquelles ils pensent aujourd’hui être malades), on leur a appris à traiter leurs bêtes comme de la viande sur pattes. Ils sont ce matin perclus de douleur, de rancœur et de ressentiment – il n’en va pas ainsi tous les jours et parfois, l’humeur est bien plus enjouée. Ils ont fait comme on leur disait de faire, ils ont suivi les consignes avec zèle, se sont endettés auprès des banques, avec plus ou moins de conviction, selon les saisons. Ils ont emprunté surtout. Certains plus que d’autres. Si mon voisin continue, par esprit de provocation, à traverser le village sur son vieux tracteur acheté dans les années 60, beaucoup se sont entichés de matériel hightech. Les granges sont devenues des bâtiments vastes et dotés de stabulations souvent robotisées : contrairement à ce que les gens qui n’ont pas mis les pieds dans une exploitation agricole depuis des lustres croient, bien des paysans (et les animaux qui vivent avec eux) sont déjà familiers des conduites informatisées et de la robotique. L’automate de traite par exemple, a changé la donne : il permet d’économiser de la sueur, et sans doute il fait gagner du temps, et le temps, c’est de l’argent paraît-il – sauf qu’en achetant ces robots, on s’endette, on s’isole, car le robot remplace un ouvrier, et on se voit obligé d’agrandir le troupeau pour rentabiliser l’investissement en machines. Pas certain qu’au final, le gain financier soit si important. On ne manque jamais d’atténuer ce constat en admettant que, tout de même, la mécanisation a du bon, qu’on ne se tue pas à la tâche autant qu’autrefois, et qu’il est même désormais possible de prendre quelques jours de vacances dans l’année. À cela près que l’achat de ces machines les a d’un même élan endettés et condamnés à se plier aux règles de la nouvelle agriculture11. Le piège s’est ainsi refermé.

Ils ont défendu l’enseignement qu’ils avaient reçu et se sont moqués des nouveaux paysans, en les qualifiant d’écologistes, de bobos, de néoruraux, avec leurs méthodes naturelles. Les résistants, les vieux qui s’obstinaient à travailler à l’ancienne, passaient pour des originaux, des marginaux. Et maintenant, on leur explique, et ils entendent partout, que cet enseignement était une erreur. Dans l’esprit des gens, surtout les gens des villes, ils figurent en tête de liste des pollueurs et des empoisonneurs. Autrefois, on les portait au pinacle, parce qu’ils étaient censés nourrir la planète entière, régler le problème de la faim dans le monde. Sur la fin de leur vie, ils commencent à comprendre qu’ils se sont fait berner, qu’ils ont cru à une théorie erronée, qui les a rendus malades, au sens littéral. Avec la révolution verte, ils étaient censés devenir les nouveaux entrepreneurs, être des acteurs du changement et non pas des traînes savates anachroniques, il leur incombait de sortir l’agriculture du Moyen Âge, il leur fallait embrasser pleinement la modernité, se situer à l’avant-garde du productivisme. La vérité, c’est qu’ils sont pieds et mains liés à des décideurs, les yeux rivés à des indicateurs économiques, agents du marché dont les raisons leur échappent et qui sont susceptibles de les anéantir par un simple caprice.

Avant, ajoute le voisin, nous étions plus libres. Les agriculteurs contemporains sont soumis de nos jours à un contrôle radical. L’informatisation, censée faciliter la vie quotidienne à la ferme, s’est révélée être un outil de surveillance impitoyable : on pense au puçage électronique par exemple, qui tend à accomplir le cauchemar industriel d’une véritable numérisation du vivant. Les agriculteurs ont été parmi les premiers à utiliser, sans qu’on leur donne le choix d’ailleurs, les transmissions dématérialisées : la plupart des déclarations obligatoires sont numérisées et doivent être envoyées par internet, toute la production étant ainsi de manière quasi immédiate convertie en données numériques, afin d’en faciliter le comptage statistique et le contrôle. L’animal, de la naissance à la mort, et la terre, jusqu’au moindre mètre carré, font l’objet de données statistiques, si bien qu’en définitive, le travail du paysan est en permanence évalué, comptabilisé, et vérifié. La liberté dont parle mon voisin n’implique pas la licence de faire n’importe quoi, et d’ailleurs, l’immense majorité des exploitants est consciente des excès passés de la profession. Cette plainte vient rappeler à quel point le paysan d’aujourd’hui subit quotidiennement les effets d’une gestion bureaucratique de son activité, émanation éclatante bien que discrète de ce qu’on a appelé la société du contrôle12.

Le processus psychologique dont ils ont été victimes est d’autant plus vicieux et fourbe qu’il touche au narcissisme, et à la reconnaissance. En échange d’une conversion à marche forcée à l’économie de marché, on promettait aux agriculteurs une fierté retrouvée : tel était le programme de la révolution des années 70. Il s’avère au final que cette modernisation impliquait la destruction systématique de la culture paysanne, c’est-à-dire la remise en cause des pratiques et des savoir faire transmis par les générations précédentes. On nous a appris à avoir honte de notre passé, me confiait un agriculteur de la commune. Tandis que les fondations mêmes de la paysannerie étaient foulées au pied, la liberté promise se traduisait en réalité par une dépendance accrue. Les agriculteurs, autrefois si fiers de leur autonomie, ceux-là même vers lesquels en temps de guerre et de pénurie on se tournait, car il y avait toujours de quoi manger chez eux quand la famine menaçait les villes, dépendent aujourd’hui de tout – un défi à cette morale stoïcienne quasi spontanée, prenant à cœur ce qui dépend de nous, et ne se souciant que modérément de ce qui n’en dépend pas.

La transmission de l’exploitation, évènement majeur de la biographie professionnelle autrefois, a perdu le sens qu’elle avait autrefois : autour d’elle s’articulait l’histoire des communautés rurales, la société d’un village ou d’un hameau se trouvait confirmée ou bouleversée, selon qu’on fasse appel aux ressources humaines locales ou à un nouveau venu. Désormais, l’exploitant y regarde à deux fois avant de confier les clés de la ferme à ses enfants, et la plupart du temps, il s’emploie à les décourager de poursuivre l’aventure : quand on connaît la force du sentiment d’attachement à la terre qui saisit immanquablement tous ceux qui ont passé une existence entière à la travailler, sans parler des efforts accomplis par ceux qui les ont précédés, on comprend la douleur ressentie par celui qui doit renoncer à transmettre l’œuvre de toute une vie. Les jeunes peinent à s’installer, étant donné le prix du foncier. Par dépit sans doute, on cédera au plus offrant, à un inconnu parfois, dont le projet paraît pour le moins opaque13 : fin d’une histoire qui impliquait souvent de nombreuses générations.

Chez les éleveurs, le sort des animaux avec lesquels ils vivent quotidiennement n’est pas indifférent, et constitue un autre motif qui vient accroître le sentiment d’absurdité. Jean-Pierre Lombard en fournit un tableau saisissant :

Ces nouvelles pratiques, inverses du bon sens agricole et de la logique, se développent à la même cadence. Ainsi ces veaux laitiers élevés en batterie, achetés sur les marchés ou aux coopératives par des intégrateurs, ballottés, transportés 24 heures et plus (sans boire) jusqu’à 700 ou 800 kilomètres, mis en atelier pendant cinq mois sur 3 m2, retransportés vers le centre d’abattage à 300 ou 400 kilomètres ! L’agriculteur, qu’est-il devenu dans cet engrenage ? Un maillon sans identité (..) Quant à nous éleveurs, qui avons passé des nuits à les faire naître, à leur apporter toute attention, quand la porte du camion se referme, il y a d’un côté la recette, mais de l’autre un certain malaise, car cette organisation n’a aucune logique et bafoue les bases mêmes de notre métier. L’engouement pour le progrès a étouffé tout sentiment et toute conduite d’élevage peu performant. Il en est de même pour d’autres animaux qui pourraient être abattus dans leur région de production, dans des délais acceptables, alors qu’il n’en est rien.14

Je reviens une nouvelle fois sur la question des animaux d’élevage, source comme on l’a dit d’un malentendu croissant entre les habitants des villes et les éleveurs. L’attachement aux animaux domestiques fait pendant à l’attachement à la terre pour bien des paysans. Une éleveuse de Saint-Paul-de-Salers en témoignait à l’occasion d’un article paru récemment dans La Montagne : Je les ai toutes élevées, avoue l’éleveuse, et je n’ai pas honte de le dire, je pleure quand mes vaches meurent.15 Quand l’activité doit cesser, à cause de la retraite, et faute de transmission, la séparation avec le troupeau n’est pas moins douloureuse que l’abandon des terres. Jean-Pierre Lombard consacre à ces derniers moments de sa vie de paysan des pages déchirantes :

« Ce fut une des périodes les plus difficiles de ma carrière. Il y a des jours qui marquent une vie. C’était une matinée d’automne, vers la fin novembre. Le ciel était bas et rempli de gros nuages noirs qui annonçaient la pluie. Le vent du Sud avait soufflé depuis plusieurs jours et j’étais venu avec ma femme rassembler des animaux qui étaient sur une parcelle d’estive. Ils broutaient les dernières herbes car la venue de l’hiver était imminente. Arrivées dans la pâture, les bêtes levèrent la tête pour nous saluer, puis continuèrent à paître. On les appela : elles se rassemblèrent et vinrent vers nous tranquillement. Elles comprenaient que c’était la fin de la saison et qu’il fallait rentrer à l’étable. J’observais les vaches une à une. Le vent caressait leurs poils d’automne ample et volumineux qui les rendait encore plus belles. Je savais que les adieux allaient bientôt commencer. La dernière page de ma passion allait se tourner. Je continuais à leur parler et à les caresser. Je crois que l’on se comprenait. Puis ce fut le dernier convoi. (…) Le plus gros lot d’animaux partit par un froid matin de décembre. Ce départ avait été retardé par les intempéries des jours précédents. Ce sursis m’avait permis de leur parler ; mais les mots n’étaient plus les mêmes et eux-mêmes en étaient surpris. La nuit avant fut longue et le chargement difficile. Le camion chargé, certaines bêtes me regardaient avec intensité. Elles auraient voulu comprendre. Je baissais les yeux, j’étais à la limite de pleurer. C’est par leur haleine, condensée par le froid et sortie de leurs naseaux vers le haut du camion, que mes animaux me dirent “adieu”. »16

Le sommet de l’absurde est sans doute atteint par l’usage des pesticides et des engrais chimiques dont la novlangue a tenté d’édulcorer les effets en les nommant : produits phyto-sanitaires. Usage qui s’est avéré délirant quand a commencé la révolution verte dans les années 70, et qui ne manquera pas de susciter un de ces jours un scandale sanitaire de grande ampleur, lequel scandale permettra sans doute de mettre à mal l’assurance de ces entrepreneurs de la terre et de briser le couvercle du déni qui pèse sur le monde paysan. Une amie me rapportait l’autre jour l’histoire édifiante et somme toute assez commune d’un de ses voisins :

La quarantaine, il a perdu son père, d’abord, sa mère, un an plus tard, ils avaient soixante-et-un ans, le fils a avoué l’autre jour, en larmes : je crois que c’est à cause des saloperies qu’on met dans les champs. Il n’y a pas si longtemps, ses parents prenaient les engrais à pleine main, sans gant, sans masque, et les chargeaient sur l’épandeur : ils le faisaient avec le sourire, car c’était la promesse d’une bonne récolte, d’une productivité améliorée. Plus tard, on leur a expliqué qu’il valait mieux mettre des gants et même un masque, afin d’éviter le contact des produits avec la peau. Plus tard encore, on suggérait l’emploi d’une combinaison intégrale, en mode apiculteur, pour certaines pulvérisations. Au début régnait l’enthousiasme. Il dit qu’il continue de verser les mêmes saloperies – ou d’autres, paraît-il, moins toxiques. Il se plaint d’être seul, sans femme ni enfant. Il a peur.

Le pire, si l’on peut dire, c’est qu’on nous assure que les substances d’aujourd’hui sont infiniment moins nocives, bien qu’elles soient produites par les mêmes compagnies. Mais alors que faisions-nous autrefois avec des produits plus toxiques qu’on maniait sans protection ? Une personne sur cinq qui pulvérise ou applique un produit phytosanitaire affirme avoir développé des symptômes : maux de tête, nausées, irritations… indique la page web de Phyt’attitude, le service ouvert par la Mutualité Sociale Agricole à destination des usagers qui s’inquiètent17. L’association Phyto-victimes, initiée par l’excellent Paul François, affirme que la nocivité des pesticides ne se limite pas à ces désagréments, et parle, sous la foi d’études menées à l’étranger18, de cancers, de leucémie, et de maladies de Parkinson.

L’autre jour, j’ai entendu dans l’excellente émission de radio de Ruth Stégassy, Terre à Terre19, un paysan dire en substance : J’aimerais bien changer, changer de manière de produire, mais je ne peux pas, je n’ai pas appris le métier comme ça, l’agriculture biologique, c’est un autre métier, ce qu’on a appris ne sert à rien, si je change, j’aurais l’impression d’avoir perdu tout ce temps en me fourvoyant. Ce paysan était malade des pesticides qu’il avait répandus dans ses champs. Mais il continuait d’en répandre. Il dit, honteux : je ne peux plus les répandre moi-même après ce que j’ai subi, mais j’ai embauché un jeune gars pour le faire à ma place. Comment peut-on à la fois revendiquer de proposer des produits d’une qualité supérieur, de se poser comme les garants d’une alimentation saine à la française, et déverser des produits hautement toxiques dans les prés ? C’est avec ce paradoxe que les agriculteurs engagés dans la révolution verte ont dû composer, et il n’est pas pour rien dans le sentiment de mal-être qui les accable aujourd’hui.

Pire encore, la valeur travail, motif de fierté des mentalités rurales, rend dorénavant un son absurde. La difficulté de sa tâche justifiait d’une certaine manière que le paysan ait pu incarner par le passé cette fameuse valeur – on ne sait jamais très bien ce qu’on entend par là, mais elle soulève en général un nuage d’associations d’idées relatives au mérite, à la réalisation de soi dans l’effort, au sacrifice même20 . Cette justification ne tient plus la route dans la mesure où le revenu des exploitations a été en grande partie déconnecté du travail lui-même : l’agriculteur se tue toujours à la tâche et ne connaît pas les horaires de bureau, mais, comme me l’expliquait un responsable syndical, la rentabilité de la ferme ne dépend plus de ce travail effectif, mais des aides accordées dans le cadre de la PAC. L’année, d’un point de vue économique, se joue dès le printemps dans le bureau du banquier, lequel vous accorde ou pas une avance sur les aides. L’image du gestionnaire prudent et avisé en a pris un sacré coup, et d’une certaine manière, même le plus modeste prétendant à la PAC est devenu, souvent à son corps défendant, un spéculateur sur un marché dont les règles changent comme la direction du vent. On en viendrait presque à dire que la prime à l’hectare est devenue le critère décisif du projet d’installation. L’équilibre financier des exploitations, souvent lourdement endettées, est en réalité un déséquilibre savamment compensé, toujours sous la menace d’un effondrement possible. Cette précarité extraordinaire et ce manque d’autonomie rongent l’âme de l’agriculteur, qui, malgré l’absurdité de sa situation, doit continuer vaille que vaille à nourrir ses vaches, entretenir son matériel, réparer les clôtures, car il a affaire au vivant, et parce que la nature n’attend pas.

Un Espace sous tension

Aux abords des villes, on sait combien l’espace est modelé par une formidable pression foncière. Le développement métropolitain est de plus en plus fréquemment sujet à conflits, au désespoir de biens des élus dont les projets font rarement l’unanimité. La construction d’un terrain de golf, d’une nouvelle zone commerciale, d’une route à quatre voies, d’un ensemble immobilier, d’un aéroport, suscitent désormais systématiquement l’opposition non seulement des riverains, mais également de militants écologistes et de tous ceux qui aspirent à une autre forme d’aménagement du territoire péri-urbain, car c’est souvent à cet endroit qu’on trouve encore, pas trop loin des villes, des parcelles constructibles. Le présent est déjà riche de conflits de ce genre, et il n’est pas besoin d’être prophète pour imaginer qu’à l’avenir, les enjeux pour l’usage de ces espaces libres et rares constituera un sujet de tension politique crucial21.

On pourrait imaginer qu’il n’en va pas de même dans les territoires hyper-ruraux marqués par ce qu’on appelle la déprise agricole : certes, par manque d’habitants, et donc de prétendants au foncier, nos montagnes dédiées à l’élevage bovin, a fortiori dans la mesure où elles ne semblent pas, jusqu’à preuve du contraire, receler de ressources en sous-sols susceptibles d’être exploitées à brève échéance, ne suscitent pas un engouement massif chez les industriels. Pour le dire plus brutalement, il n’y pas de gaz de schiste chez nous, et les projets de développement d’infrastructures, du moins sur la Planèze, dans les montagnes ou autour de Saint Flour, sont proches du néant, ou relativement modestes22.

On aurait tort cependant de croire que notre espace hyper-rural s’étale harmonieusement et paisiblement dans une atmosphère consensuelle, et qu’il en sera ainsi de toute éternité. Si la révolution agricole a apporté un changement majeur dans le rapport des paysans à la terre, c’est bien dans le domaine de la propriété foncière. On peut facilement imaginer que les conflits relatifs à l’acquisition des terres sont en quelque sorte encouragés par le mode de calcul de la PAC, et notamment cette trop fameuse prime à l’hectare, mais en réalité la tentation d’acquérir les terres du voisin vient de plus loin. On peut la mettre sur le compte de plusieurs bouleversements engendrés par la modernisation : la tendance à l’augmentation de la taille des troupeaux – la surface augmente dans l’élevage à l’herbe à proportion des bêtes –, la diminution progressive des terres communales partagées – les fameux communaux23 d’autrefois, aujourd’hui les sectionaux, et les opérations de remembrement administratifs, lesquels ont produit de nouveaux plans cadastraux, outils particulièrement efficients de la privatisation de l’espace rural agricole. Le symbole éclatant de cette transformation de l’espace, c’est l’apparition des barbelés, et ce n’est pas sans amertume que les plus anciens se souviennent de l’époque où sur les terres d’estives communales, on pouvait laisser les troupeaux pâturer librement et qu’il était possible, comme je l’ai déjà rapporté, de descendre à ski depuis Valuéjols jusqu’à Murat sans rencontrer aucun obstacle à travers la prairie. Ces terres partagées contribuaient sans doute à favoriser l’esprit de collaboration et d’entraide : lui répondait l’usage collectif des engins les plus coûteux, par exemple la batteuse qu’on faisait venir de Saint Flour, dont l’usage requérait les bras vigoureux d’une bonne partie du village, et qu’on déplaçait de ferme en ferme, entraînant avec elle tout le cortège des habitants, et suscitant une socialisation qui se prolongeait bien après les travaux. L’incitation à la privatisation de l’espace s’est accompagné de l’acquisition par chacun de machines autrefois largement partagées, et, conséquemment, de l’appauvrissement des liens sociaux.

Les barbelés, puis les fils électriques, ont remplacé les murets en pierre sèche24, bien qu’on en trouve encore, de ces murets, souvent fortement détériorés, dans la plupart des prés, mais aussi et surtout la haie bocagère, dont on a négligé la richesse (animaux, arbres fruitiers) en la rasant il y a quelques décennies, notamment sur les plateaux, mais qu’on replante aujourd’hui pour des motifs environnementaux. Il faut le rappeler ici : les barbelés25, et plus généralement les clôtures26, n’avait pas au départ pour objet de parquer les animaux afin de les protéger des prédateurs, lesquels de toutes façons furent en partie éradiqués, mais ont servi premièrement à procurer, par l’expropriation, un patrimoine foncier aux classes les plus aisées, secondement à compenser l’absence de cadastre, c’est-à-dire d’un l’outil avec lequel l’État pouvait exercer un contrôle sur les terres et, conséquemment, en tirer plus efficacement un impôt, et, troisièmement, à favoriser l’entrée de l’agriculture dans le monde merveilleux de l’économie de marché.

Certes, tout l’espace n’a pas encore été entièrement privatisé, et on peut même s’étonner qu’il demeure par exemple dans le Massif central un peu plus de 10 % de terres qualifiées de biens sectionaux, lesquels font d’ailleurs le cauchemar de bien des élus locaux, tant la législation les concernant s’avère complexe. Notons qu’il s’agit en général de parcelles morcelées, difficilement intégrables à d’autres parcelles plus homogènes, parfois sans valeur agronomique, des travers où poussent des genêts, des zones rocailleuses, des pentes trop raides. Un tiers de ces biens sont soumis au régime forestier : c’est par exemple le cas, sur la commune où j’habite, du bois des Fraux dont j’ai parlé plus haut. La moitié environ sont tout de même soumises à la PAC, et donc sont entretenus par ceux qui en ont la jouissance. Et 20 % de ces espaces demeurent en quelque sorte vacants, sans usage particulier. On observe d’ailleurs un abandon progressif de larges parties des estives : les endroits les plus escarpés, auquel on accède difficilement avec des engins motorisés27, sont laissés aux genêts – il faudrait y amener des brebis, des chèvres, des ânes, et pourquoi pas des lamas comme me le suggérait mon ami Manu, de Paulhac. Les lamas sont en effet les rois du débroussaillage, leur régime alimentaire comprenant aussi bien les ronces, les feuilles piquantes du chêne-kermès, les aiguilles du cade, le genêt scorpion, les petites branches d’acacia robinier, les pousses du prunellier, le noisetier et j’en passe.

Malheureusement, on doit bien convenir que l’organisation de la politique agricole contribue à entretenir un climat peu amical dans les campagnes, suscitant la convoitise pour les terres, à commencer par celles du voisin. Pour illustrer ce thème, je raconterai maintenant une anecdote prise sur le vif, les faits datant de l’été dernier. Nous sommes dans ce qu’on appelle ici une « montagne », c’est-à-dire, au sein du grand massif cantalien, une estive d’altitude, le genre d’endroit où j’aime me balader, été comme hiver, à skis ou à pied. Après une bonne heure et demie de grimpette avec les chiens, voici la vaste prairie d’alpage, sise à plus de 1500 mètres. Je croise deux jeunes gens qui ont garé leur voiture en contrebas, à l’entrée d’un étroit chemin peu carrossable. On discute un peu, quand un autre bruit de moteur se fait entendre. Un 4 × 4 déboule à son tour dans la prairie, et je m’étonne qu’il ait réussi à passer par ce chemin de montagne si escarpé, déjà obstrué par la voiture de mes interlocuteurs. Je laisse là cette nouvelle assemblée pour aller me reposer un peu sur un caillou et offrir un goûter fort mérité aux chiens.

Soudain, une voix forte se fait entendre. L’homme qui sort du 4 x 4, dans lequel se tient son épouse, est manifestement furieux et fait de grands gestes à l’attention des jeunes gens : il a pris des risques pour grimper jusqu’ici, empruntant le bas-côté, parce que leur voiture était garée en plein milieu du chemin. C’est pas croyable de voir des jeunes aussi paresseux, moi je travaille, on ne se gare pas en plein milieu d’un chemin pareil, il faut penser aux gens qui travaillent, etc, etc. C’est à l’évidence le paysan qui possède le troupeau pâturant, tranquille, un peu plus haut. Le jeune homme se défend comme il peut, puis contre-attaque – et là je tends l’oreille ! – : d’abord, le vieux, tout paysan qu’il est, n’est pas d’ici, pas du village, alors que lui, le jeune homme, son grand-père y menait les vaches dans ce pré, et que les aveyronnais, on les connaît, ils nous ont tout pris, ils ont pris la montagne, et ainsi de suite. J’ai rien contre les cantalous, rétorque le plus âgé, et ça fait vingt-neuf ans que je travaille ici, t’étais même pas né que j’y conduisais déjà mes vaches, etc. Les argumentaires sont entrecoupés d’insultes en bonne et due forme, et bientôt, on en vient aux mains. C’est un combat déséquilibré, le paysan est assez âgé, le jeune homme plutôt costaud, les deux femmes commencent à crier, le ton monte et ça s’agrippe. Je quitte mon rocher, laissant les chiens à l’arrière, et fonce dans le tas en gueulant un bon coup (Chacun rentre chez soi et si vous avez des comptes à régler, réglez-les au village – mais pas ici, ici, c’est la montagne, et j’ai pour principe qu’on ne se bat pas en montagne). Les deux belligérants obtempèrent, n’étant manifestement pas si disposés que ça à la bagarre. Le jeune couple regagne la forêt et le couple plus âgé monte dans l’estive prendre soin du troupeau. Les principales concernées dans l’histoire, les vaches, n’ont pas daigné mugir une seule fois, et depuis leur poste d’observation, je suppose qu’elles portent un jugement non dénué d’ironie sur la scène qui vient de se dérouler sous leurs yeux. Capou, le petit Spitz, est resté à l’abri du rocher et Iris, ma chère épagneule accourt vers les lieux du litige avec l’air étonné parce que j’ai fait ma grosse voix – ce qui m’arrive, mais rarement tout de même. Après cela, la montagne retrouve sa douceur et son calme habituel et nous allons, les cabots et moi, explorer les hauteurs de l’autre côté de la rivière (et de l’autre côté du troupeau surtout, car en début de saison, quand les vaches ont leurs veaux, elles ne sont pas toujours commodes).

Plus tard, redescendu au village, je croise le restaurateur qui sort les poubelles – son restaurant est excellent, mais je ne peux en donner l’adresse ici car il est préférable d’anonymiser cette histoire, afin que nul, parmi mes lecteurs, ne puissent identifier les lieux et les protagonistes. Je m’arrête pour le saluer et m’empresse de lui raconter l’esclandre de tout à l’heure. Cet homme est un fin observateur de la vie du village, il pourra m’apprendre beaucoup sur les raisons de cette colère. Et ça ne l’étonne guère : Les gens du village n’aiment pas les Aveyronnais. Naïvement, je répète ce que j’ai déjà entendu : Parce qu’ils rachètent toutes les estives que les Cantalous n’ont pas les moyens d’acheter ?. C’est plus compliqué que cela, me dit-il. La vérité, c’est qu’autrefois, jusque dans les années 60, les montagnes étaient pour ainsi dire abandonnées – on avait cessé d’y mener les bêtes. Le prix des terres était peu élevé, et des éleveurs de l’Aubrac ont commencé à acheter ou louer ces prairies d’altitude qui n’intéressaient personne. Quasiment toute la montagne est devenue aveyronnaise. Mais aujourd’hui, les plus jeunes, encouragés en secret par les vieux du village, voudraient récupérer ces réserves d’herbage si prisées (à l’heure où des primes sont accordées pour l’entretien des prairies). La mairie a même essayé de dénoncer les contrats d’exploitation possédés par leurs voisins sudistes, mais la justice ne l’a pas entendu de cette oreille. Bref : les rancœurs sont tenaces, l’ambiance est tendue au village, ce qui est dommage, ajoute mon restaurateur, parce que les aveyronnais sont des clients sympathiques, avec lesquels on n’a jamais eu de problème. Certes, ils ne font que passer, mais tout bien considéré, les plus jeunes ayant tendance à snober les cafés et les lieux de convivialité du village, on croise ces derniers moins souvent que les aveyronnais. De retour chez moi, je m’empresse d’aller à la recherche d’informations supplémentaires. Je tombe sur l’ouvrage d’un professeur de l’Université de Clermont-Ferrand, Éric Bordessoul28, dans lequel je trouve ce passage qui confirme le récit du restaurateur : De 1965 à 1972 (ces montagnes du Cantal) se négocient à bas prix, entre mille et deux mille francs l’hectare, soient dix fois moins que dans l’Aubrac. Avec l’appui du Crédit Agricole local, qui propose des prêts plus avantageux que son homologue cantalien, les aveyronnais vont effectivement faire main basse sur ces montagnes – ils ont eu le nez fin, peut-on dire rétrospectivement, car désormais leur valeur est infiniment plus élevée qu’elle ne l’était alors. Les acquisitions de nos voisins n’ont pas cessé depuis, et on doit bien constater que les transhumances des troupeaux venus des départements limitrophes (transhumances qui se font bien entendu par camions) constituent le gros des montées aux estives dans le département. Le nombre de vaches par exploitation en Aveyron, si on excepte les élevages bio (plus modestes), est en moyenne bien supérieur à celui des éleveurs cantaliens. On trouve même, m’a expliqué avec admiration un jeune homme qui travaille en Aubrac pour plusieurs exploitants, des fermes d’environ mille vaches. On peut deviner d’où vient le ressentiment d’une partie des jeunes paysans cantaliens.

La lutte pour les terres exploitables est devenue un enjeu majeur. Et là il n’est plus seulement question de voisinage plus ou moins bien intentionné. La revue Reporterre titrait il y a quelques jours : Des Chinois achètent en France des centaines d’hectares de terres agricoles. De fait, l’accaparement des terres, pas forcément d’ailleurs à des fins agricoles, constitue une des menaces qui pèsent sur nos territoires : il suffit d’observer la situation dans plusieurs pays d’Afrique, où les terres sont cédées à bas prix, ou bien à des États étrangers, ou à des multinationales, ou bien encore à des fonds spéculatifs 29. En Europe de l’Est, le processus d’accaparement des terres a commencé depuis longtemps – je me souviens avoir discuté dans les années 90 avec un jeune agriculteur céréalier de mon village du Poitou qui me montrait avec fierté comment il gérait, grâce à son ordinateur, des terres qu’il avait acquises en Roumanie. L’Europe de l’Ouest n’échappe plus à ce processus de spéculation sur les terres, et viendra un jour où notre conflit interdépartemental suscitera presque de la nostalgie comparé aux batailles à venir.

Le président de la Chambre d’Agriculture de l’Indre commente ainsi le rachat de 1700 hectares de terre dans sa région :

C’est probablement un investissement, ce qui a déjà été fait depuis des années par d’autres étrangers, comme les Hollandais, les Danois ou les Allemands. En général ils achètent des terres agricoles plus cher que le prix du marché, ce qui fait monter ensuite les prix. Ils exploitent un peu, mais pas toujours très bien, puis revendent, avec une plus-value. Je pense que c’est une sorte de placement pour des actionnaires, comme on le fait avec l’or : l’Europe est protectrice avec sa PAC (Politique agricole commune) et dans le contexte de la mondialisation, c’est rassurant d’investir dans le domaine agricole, dans un pays comme la France. En fin de compte, ce sont peut-être avant tout des opérations de placements spéculatifs de fonds chinois30

Les terres constituent une nouvelle manne pour les spéculateurs, et le mouvement prend des proportions extraordinaires. L’ONG Grain, et le site web farmlandgrab.org, chiffrent à 491 les projets d’accaparements de terres à grande échelle engagés au cours de la dernière décennie. Ces transactions portent sur plus de 30 millions d’hectares dans 78 pays.31 Soit la surface d’un pays vaste comme la Finlande !

En France, Emmanuel Hyest, le président de la Fnsafer32 sonne l’alarme :

La loi a malheureusement laissé une faille ouverte dans le contrôle du foncier. La loi permet aux Safer d’intervenir uniquement sur les opérations de transfert de 100 % des parts de sociétés. Or, je peux déjà le dire, nous savons déjà que des transferts de parts de sociétés, à hauteur de 99 %, s’opèrent déjà pour contourner les règles de la loi d’avenir. Depuis quatre ans environ, de plus en plus d’hectares partent dans les mains de sociétés. Parmi elles, il y a très certainement des fonds financiers et notamment des fonds étrangers. C’est un vrai début d’accaparement d’un certain nombre d’exploitations par un nombre très réduit d’intervenants. Ce qui est grave, c’est qu’on ne connaît rien de l’identité des dirigeants. Il y a une dérive complète au principe de transparence. La gestion du foncier doit rester transparente alors qu’elle est en train de devenir opaque.33

Demain, il se pourrait que les terres agricoles soient aux mains de sociétés financières qui se contentent d’employer des ouvriers du cru, ou, pourquoi pas, de pays tiers. Le phénomène est déjà patent en ce qui concerne la viticulture et les cultures céréalières, mais on s’attend à ce qu’il touche également l’élevage. Ironie de l’histoire : la modernisation de l’agriculture censée garantir à la France son autonomie alimentaire aboutirait in fine, un demi-siècle plus tard, à la disparition des exploitants nationaux. La libéralisation du marché agricole, et l’incitation faite aux paysans de s’adapter encore et toujours aux règles du jeu capitaliste, après avoir ruiné la culture rurale et fait chuter le nombre d’exploitants de manière drastique, pourrait bien aboutir à sa disparition pure et simple.

On pourrait alors s’attendre à ce que, dans ce contexte ô combien dramatique, les agriculteurs, menacés de toutes parts, se serrent les coudes à nouveau et s’emploient à rétablir des liens de solidarité, voire entrent explicitement en résistance contre ce système qui les a non seulement bernés mais vise à leur perte. De fait, ces mécanismes de solidarité existent, et, surtout dans les milieux agricoles alternatifs, de véritables réseaux d’entraide se sont constitués. Malheureusement, on ne peut pas dire que tous les exploitants voient les choses sous cet angle-là.

Portrait de l’agriculteur en entrepreneur

À Riom-es-Montagnes, une association qui soutient les paysans en détresse organise la projection du documentaire d’Édouard Bergeon, Les fils de la terre. La salle est comble et dans le public on compte une majorité d’agriculteurs. Le film est terrible, évoque le suicide du père de l’auteur par ingestion de pesticides, et suit les traces d’un jeune éleveur en proie aux doutes. Quelques larmes glissent sur les joues de certains spectateurs. Je n’en mène pas large non plus. Une discussion s’ensuit : quelques écolos-gauchistes (dont je fais partie, cela va sans dire) assènent une critique en règle du système agricole moderne, laquelle contraint les exploitants à se plier à des règles dictées par l’économie de marché la plus sauvage, les réduit à la dépendance la plus extrême vis-à-vis de la grande distribution et des pouvoirs publics, les conduit à la misère et parfois, saisis par une honte atroce, à mettre fin à leurs jours – un instant, on croirait assister à une réunion de la Confédération Paysanne. La réaction ne se fait pas attendre : un exploitant, jeune et fort et bien mis, se lève et, serrant le poing pour contenir sa colère, se lance dans une défense du système, non sans lyrisme – on bascule d’un coup d’un seul dans un autre monde, un meeting du syndicat majoritaire comme on dit ici pour parler de la FNSEA (syndicat pas si majoritaire que ça, mais qui, de fait et par tradition, accapare le pouvoir dans les institutions agricoles) : On en a marre, déclare-t-il en substance, de ces discours misérabilistes qui donnent une image désastreuse et mensongère de la profession. Nous, fait-il en désignant une partie de l’assemblée qui semble lui être acquise, nous sommes fiers d’être agriculteurs, et nous n’avons pas honte de réussir. Il faut le dire !, assène-t-il avec toute la vigueur d’un homme qui sait (lui) ce que travailler signifie (contrairement à d’autres, etc.), la réussite passe par le travail, et c’est bien le problème de certains : ils ne travaillent pas assez, ils ne sont pas faits pour ce métier ! – j’entends parfaitement l’écho de cette vulgate managériale qui considère que la dépression qui s’abat sur le salarié à son travail n’est en rien liée à la brutalité de l’organisation des entreprises, mais à un défaut d’adaptation, une faiblesse de la volonté, et, probablement, un manque de conviction 34. J’entends aussi résonner cette accusation de fainéantise qui plane comme un soupçon sur tout un chacun, et constitue le critère ultime de la moralité : ce soupçon plombe nos campagnes, épuise les solidarités, et réjouit les dirigeants des grandes entreprises, car après tout, il y a de quoi se réjouir quand on entend les exploités montrer autant de zèle à défendre le système qui les exploite. Et j’entends surtout le lourd silence des morts : un suicide tous les deux jours chez les agriculteurs concède désormais la Mutualité Sociale Agricole, après s’être montrée durant des années fort discrètes à ce sujet, et le silence des empoisonnés, intoxiqués par les produits phytosanitaires. Bref, n’y tenant plus, ma neutralité d’anthropologue amateur trouvant ici comme ailleurs assez rapidement sa limite, je quitte la salle au plus vite. Sur le parking, je croise un négociant de matériel agricole qui s’est éclipsé pour les mêmes raisons que moi, et nous discutons dans la fraîcheur du soir : il connaît à peu près toute l’assemblée réunie dans la salle de cinéma, et m’apprend qu’ici, en Cézallier et dans l’Artense, il y a des durs, qu’un voisin y est souvent d’abord considéré comme un concurrent, on lorgne sur ses terres, on ira jusqu’à se réjouir de sa faillite plutôt que de le plaindre, bref, ces réactions ne l’étonnent pas, car ils sont les rois ici, et, constatant sans doute mon état général de fébrilité, il ajoute : Rentre chez toi, ne va pas t’y frotter.

Si la réaction de cet exploitant devant le suicide et la souffrance de ses pairs choque par son amoralité, elle ne devrait pas nous surprendre tant que ça. D’abord parce qu’elle exprime en clair si je puis dire, une logique implicite à l’œuvre dans le management de bien des grandes entreprises actuellement. Et secondement dans la mesure où cet exploitant incarne jusqu’à la caricature cette figure de l’agriculteur converti à l’entrepreneuriat, qui récite le mantra bien connu de la vulgate ultralibérale : dans un monde livré à la concurrence sans limite, seuls les meilleurs, les plus talentueux et les plus travailleurs, seront récompensés – l’homme est un loup pour l’homme, la seule loi légitime est celle qu’exerce le plus fort, et il n’y aura pas de place pour tout le monde. L’agriculteur qui défaille, comme l’agent des Postes qui fait un burn out, le jeune médecin des urgences qui craque ou le cadre supérieur qui sombre dans la toxicomanie, tous sont responsables de leur sort : leur volonté est en défaut, en s’effondrant, ils prouvent leur faiblesse, leur sensibilité les handicape, les traits dysfonctionnels de leur caractère ne leur permettent pas de s’adapter au rythme et aux objectifs du travail, bref, ils doivent aller de toute urgence consulter un psy (plutôt qu’un responsable syndical). L’organisation du travail, la pression des objectifs, l’absurdité des injonctions, la violence des rapports professionnels, et, dans le cas des agriculteurs, la précarité de l’activité, ne peuvent être considérées comme des motifs sérieux de la détresse éprouvée par le travailleur devenu malade. La critique de l’organisation du travail s’est effacée devant la psychologisation du « mal-être au travail. C’est le monde dans lequel nous vivons désormais, un monde dont la violence s’exerce la plupart du temps dans la plus grande discrétion, dans les cabinets des responsables des ressources humaines, ou, chez les paysans, dans les granges ou au fond du pré.

Il ne faut cependant pas généraliser à partir de cet épisode. L’immense majorité des agriculteurs que je connais, quel que soit le syndicat auquel ils sont affiliés 35, sont sincèrement affectés quand parvient la nouvelle du suicide d’un de leurs pairs. Certes, la mise en concurrence pour l’acquisition des terres a produit des histoires tissées parfois d’inimitié entre certains voisins, mais, la situation se dégradant pour tous, la détresse manifeste des uns ne réjouit certainement pas les autres. On sait bien, quelles que soient les inégalités entre exploitants, que c’est l’ensemble de l’activité d’élevage qui se voit menacée et que les modalités de son organisation affectent directement la santé de ses acteurs.

À Chaudes-Aigues, un autre documentaire36 consacré à la transmission d’une ferme aux frontières du Cantal, fait également l’objet d’un débat – moins virulent toutefois. À la fin de la projection, un jeune éleveur prend la parole pour regretter l’image que donne le film de l’agriculture : Vous montrez une ferme à l’ancienne, mal entretenue, environnée de boue, avec des étables sombres et sales, des fermes d’avant la modernisation. Et il n’a pas tort : aujourd’hui, la grande majorité des étables, même les plus modestes, sont tirées à quatre épingles, autant qu’elles puissent l’être quand les animaux y passent une partie de l’hiver, les abords des bâtiments sont soumis à des réglementations strictes notamment concernant l’hygiène, et bien des tâches quotidiennes sont mécanisées, voire, pour les plus exploitants les plus fortunés, robotisées. C’est un argument souvent entendu : la modernisation a sans conteste permis de diminuer la pénibilité du travail, et d’améliorer le confort général aussi bien des animaux que des hommes. Mais, dans le même temps, la mécanisation croissante, et bientôt l’automatisation, ont contribué à transformer le paysan d’autrefois en agriculteur entrepreneur. Il a désormais les moyens techniques, sinon psychiques, de réagir quasi immédiatement aux modifications du marché, d’accroître la vitesse d’exécution des tâches, de répondre aux exigences des entreprises dont il dépend, en terme de quantité et de qualité. Ces possibilités nouvelles offertes par la technique deviennent autant d’impératifs qui relèvent de sa responsabilité individuelle : il n’a plus d’excuse, pour ainsi dire, s’il échoue dans la réalisation des objectifs qu’il s’est fixé (ou qu’on a fixé pour lui) et, comme tous les autres travailleurs du monde contemporain, l’exigence de performance constitue l’horizon unique et indépassable de son activité. Les valeurs paysannes d’autrefois, la patience, l’amour du travail bien-fait, et surtout cette forme de sagesse dans la gestion du temps spécifique de celui qui travaillait avant tout avec la nature, tout cela paraît désormais dépassé au profit d’un autre jeu de valeurs, la vitesse, l’opportunisme, la recherche du profit, la prise de risque. Ce n’est plus en partenariat avec la nature que le paysan tisse la temporalité propre à son art, mais en suivant le rythme étouffant et saccadé et les scansions imprévisibles imposés par l’économie de marché et la bureaucratie.

Cette adhésion somme toute relative des agriculteurs au credo libéral-productiviste a toutefois de quoi surprendre. Tant de promesses en effet ont été déçues : si la production a augmenté de manière spectaculaire, la valeur réelle de ces productions n’a cessé de baisser au gré de la fluctuation des prix du marché et de l’augmentation des coûts de production. Le revenu net par exploitation continue de stagner voire diminue malgré les compensations financières accordées dans le cadre des politiques agricoles. Comme le nombre de personnes qui tirent un salaire de l’activité a lui aussi diminué (la plupart du temps, une seule personne est supposée travailler à la ferme, en l’occurrence, l’exploitant lui-même), le revenu par actif a eu tendance à légèrement augmenter. On est toutefois très loin des espoirs qu’avait suscités la révolution verte. Du coup, cette politique censée compenser la baisse des prix aboutit à la situation que l’on connaît : la part des subventions dans le revenu peut monter dans certains cas et certaines années jusqu’à 80 %.

Un des facteurs qui, selon moi, conduit encore une majorité d’exploitants à suivre, avec plus ou moins d’esprit critique, le credo libéral 37, c’est l’imprégnation idéologique exercée sur les esprits par la figure de l’entrepreneur. Cette figure a accompagné, comme un leitmotiv latent, la révolution verte, et a redonné une forme de noblesse et de fierté aux habitants des campagnes, stigmatisés par la culture contemporaine – on l’a sans doute oublié, mais il n’était pas rare qu’en plein essor urbain et industriel, il y a quelques décennies, les paysans soient considérés comme des arriérés. Le paysan devenu entrepreneur a pu reprendre place en tant que sujet économique38 dans le monde contemporain. On pourrait dire des agriculteurs ce que Pierre-Michel Menger a écrit à propos des artistes à la fin des années 90 : Loin des représentations romantiques, contestataires ou subversives de l’artiste, il faudrait désormais regarder le créateur comme une figure exemplaire du nouveau travailleur.39 L’agriculteur, œuvrant seul sur son exploitation high tech, a préfiguré en quelque sorte l’avènement du travailleur comme auto-entrepreneur (de soi-même). Livré à une concurrence désormais mondiale, il combattrait avec ses propres compétences, ses capacités d’adaptation aux nouvelles technologies, son intuition entrepreneuriale, sa faculté d’anticipation, dans un marché totalement libéré.

Mais cette représentation de l’agriculteur censé se tenir à l’avant-garde des formes contemporaines du travail 40 a fait long feu. Elle n’est qu’un mythe, une représentation symbolique qu’invoquent de temps en temps les responsables du syndicat majoritaire ou les représentants politiques désireux de s’attirer les bonnes grâces dudit syndicat. Certes, il s’en trouve quelques-uns qui réussissent, et dont on vantera à l’occasion le mérite, en les comparant à tel ou tel capitaine d’industrie considéré comme un héros par les instances patronales, mais, pour bon nombre de paysans, le costume s’est avéré mal adapté à leur caractère, à leur psychologie et, tout bonnement, à leur manière de voir le monde et le travail lui-même. Et, bien entendu, la mise en concurrence soudaine de millions de petits paysans engagés dans une course au profit ne pouvait qu’aboutir à la disparition de ceux qui ne possédaient pas cette culture de la compétition. Le malaise des exploitants, s’il ne date pas d’aujourd’hui, prend des proportions extraordinaires : plus de 30 % des exploitants ont déclaré des revenus inférieurs à 350 euros par mois en 2015, et on s’attend à ce que 60 % des agriculteurs passent sous ce seuil en 2016. La révolution verte a surtout eu comme effet de laisser sur le carreau des millions de paysans à travers le monde, et de condamner bon nombre de ceux qui ont survécu à la misère et au surendettement, et, plus souvent encore, au dégoût et au découragement. Ce qui est vrai de bien des travailleurs soumis aux pressions idéologiques qu’a fort bien décrites un auteur comme Alain Ehrenberg 41, l’est a fortiori de l’immense majorité des exploitants agricoles, dont la vocation initiale les prédisposait à l’acceptation d’une certaine solitude au sein d’un environnement naturel, la fameuse vie au grand air qui faisait la fierté des paysans d’autrefois, plutôt qu’à adopter l’existence d’un comptable devant rendre des comptes à la bureaucratie dans un grand marché mondialisé. Écoutez les motivations des jeunes en formation dans les écoles d’agriculture, notamment en BTS : même si la moitié des cours sont consacrés à la compréhension des mécanismes économiques et des réglementations de la PAC, leur vocation demeure largement inspirée par l’expérience de cette vie au grand air, et, dans le cas des éleveurs, par une véritable passion envers les animaux. Je doute fort qu’on y croise beaucoup de businessmen dans l’âme.

L’argumentaire de la FNSEA et des gouvernements qui ont initié et accompagné cette modernisation de l’agriculture dont on ne peut plus ignorer les effets ravageurs, s’efforce malgré tout de persuader nombre de paysans qu’il n’est pas d’autre choix que de poursuivre dans cette voie. Si bien qu’on se contente de lutter pour sauver ce qui peut l’être dans un contexte de désastre annoncé, manifestant pour perdre un peu moins et limiter la casse. La stratégie de la FNSEA n’a guère changé : elle instrumentalise la détresse des petits exploitants en les embauchant pour défendre les intérêts de ceux-là mêmes qui les exploitent, les filières agro-industrielles42.

Dès qu’une objection se fait entendre, on dégaine l’impératif et le devoir d’assurer l’alimentation des populations. 8 milliards de bouches à nourrir, dit-on, comme si le monde ne pouvait se passer de l’éleveur du Cantal ou du céréalier de la Beauce. Cette rengaine date de l’époque où, effectivement, l’Europe cherchait à assurer son autonomie alimentaire, entreprise couronnée de succès au point que dès la fin des années 70 le marché européen se révélait en situation de surproduction. Lancée dans le grand bain de la concurrence mondialisée, l’agriculture française n’a cessé de se trouver confrontée à de nouveaux acteurs, notamment les producteurs nord-américains et australiens, mais également aujourd’hui, sud-américains, notamment pour l’élevage. Les parts de marché qu’elle accapare dans le commerce mondial diminuent désormais régulièrement, la vigne étant l’arbuste qui cache la forêt. Ce devoir ou cette mission qui consisterait à assurer l’alimentation de 8 milliards d’habitants repose sur une version volontairement trop simpliste de la situation : près d’un milliard de personnes dans le monde souffre de malnutrition alors même que la production agricole mondiale demeure largement excédentaire. La persistance de la faim dans le monde s’explique par de multiples facteurs directement issus de l’organisation de l’économie agricole mondialisée : bien souvent, les stocks de nourriture existent, mais les populations n’y ont pas accès, par manque de ressources. Et c’est précisément parce que ces populations, majoritairement rurales, ont été contraintes de renoncer à un mode d’agriculture vivrière, et de se plier au diktat de l’économie de marché, en se convertissant à la monoculture, en achetant semences, engrais et pesticides auprès des compagnies étrangères, qu’elles sont désormais incapables d’assurer leur subsistance de manière autonome : il leur faut acheter ce qu’elles produisaient auparavant. L’industrialisation et l’agriculture de firme sur lesquelles se fonde le système agricole aux quatre coins de la planète, loin d’assurer des revenus suffisants aux populations locales, ne garantissent même pas leur sécurité alimentaire. Si l’on voulait réellement vaincre la faim, il faudrait au contraire s’engager à redonner une autonomie alimentaire aux régions du monde qui dépendent uniquement de l’importation, et restaurer la petite production locale qu’on a brisée. Mieux encore, et j’en reparlerai dans ma dernière partie, cette restauration de l’agriculture vivrière et des petites producteurs locaux dans les pays du sud devrait également servir de modèle pour le développement et l’avenir de nos territoires hyper-ruraux.

Les adhérents de la FNSEA défendent malgré tout, au nom du réalisme, leur modèle contre les alternatives proposées par les syndicats concurrents. Sur un forum d’agriculteurs, on se moquait l’autre jour d’une jeune éleveuse dont la Confédération Paysanne avait recueilli le témoignage :

Isabelle, éleveuse avec 25 vaches laitières sur 32 ha est installée avec son conjoint depuis neuf ans dans le Morbihan : Je ne comprends pas cette fuite en avant. Certaines exploitations laitières avec 500 000 litres pour un couple se trouvent en grandes difficultés. Elles peuvent être d’origines diverses : trop de contraintes : trop de surcharge physique, trop d’engagements financiers… Ces difficultés sont généralement liées à un manque d’autonomie décisionnelle et entraînent souvent des difficultés financières, un ras-le-bol des vaches laitières, une dégradation morale et sociale, alors que le potentiel de ces fermes permettrait à plusieurs couples de bien vivre. Nos voisins agriculteurs croulent sous le boulot mais veulent encore s’agrandir, je n’y comprends rien. Avec 120 000 litres de lait produit, nous vivons BIEN sur notre ferme sans transformation et sans volonté d’agrandissement. Notre secret, c’est la simplicité et le pâturage.43

Les commentaires des internautes vont de la moquerie à l’indignation : comment laisser croire qu’on peut s’en sortir avec 32 hectares et 25 vaches ? C’est le retour à la préhistoire ! Les faits pourtant sont tenaces, et les exemples se multiplient ici et là, de petites fermes en polyculture, souvent en bio, qui vivent manifestement fort bien en se tenant en dessous des critères donnant droit à la PAC, et se contentent de vendre leurs productions dans les circuits locaux, voire de bouche-à-oreille. Deux agriculteurs de ma commune se sont convertis à l’agriculture biologique cette année, et quand j’évoque l’exemple de ces petites exploitations relativement autonomes, on ne se moque plus désormais. Je ne serais pas étonné que les mentalités, comme on dit, changent de manière spectaculaire dans les années à venir, même dans le Cantal réputé si conservateur. De plus en plus souvent, des conflits à ce sujet naissent au sein même du syndicat agricole majoritaire : les jeunes, adhérents de la JDA, se montrent sans doute moins dogmatiques que leurs aînés. L’agriculture biologique, par exemple, a désormais droit de cité là même où, il y a quelques années à peine, elle suscitait le mépris44. Dans les lycées agricoles, il n’est pas rare de trouver des enseignants forts critiques envers le système hyper-productiviste, l’INRA accueille désormais des chercheurs dans les domaines de productions non-conventionnels, et les chambres d’agriculture commencent à s’infléchir. On finira peut-être par se rendre compte que défendre le système hyper-productiviste équivaut à se tirer une balle dans le pied, voire dans la tête. La perspective d’une agriculture sans paysan ou concentrée entre les mains d’une poignée de super-entrepreneurs n’est pas irrémédiable, particulièrement dans nos territoires d’élevage, mais il faudra une véritable volonté politique pour espérer la conjurer.

Notes :

1D’où l’extrême précarité, dans le contexte actuel d’une mise en concurrence mondialisée et de la baisse des garde-fous qui visaient à atténuer ses effets, de territoires entiers : ainsi notre Cantal dont 99 % de l’activité agricole dépend de l’élevage bovin.

2Aux États-Unis, la taille moyenne des exploitations tourne autour de 175 hectares, alors qu’elle est en Roumanie de moins de 10 hectares, cas exceptionnel en Europe. En France : En dix ans, la superficie moyenne des exploitations gagne 13 hectares. Elle atteint 55 hectares et même 80 hectares pour les moyennes et grandes. Leur agrandissement résulte de la baisse de leur nombre. Bien que la diminution ralentisse par rapport à la décennie précédente, une exploitation sur quatre a disparu. Le nombre de petites et de moyennes exploitations diminue fortement. Celui des grandes unités se maintient et progresse même pour les très grandes exploitations. La baisse touche surtout l’élevage et la polyculture-élevage. Les exploitations de grandes cultures résistent mieux. Moins nombreuses, les petites ne constituent plus que le tiers des exploitations, d’une taille moyenne de 10 hectares et au statut principalement individuel. Voir la synthèse de l’INSEE (2012) : [insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=T12F172]

3Ces mêmes haies qu’on incite à replanter aujourd’hui.

4Voir par exemple l’article du Guardian (en anglais) du 18 février 2016 : Automated farming : good news for food security, bad news for job security ? »

5En 2010, le montant de l’endettement moyen des agriculteurs français s’élève à 159 700 euros. Ce chiffre cache évidemment de grandes disparités : certains secteurs d’activités impliquent des endettements plus importants, et les jeunes sont plus endettés de manière générale compte-tenu des dépenses liées à l’installation. L’augmentation du niveau d’endettement ces trente dernières années a suivi, comme on pouvait s’y attendre, l’agrandissement de la taille des exploitations. Voir le site Agreste : [agreste.agriculture.gouv.fr])

699 % de l’activité agricole du département est consacrée à l’élevage, principalement l’élevage bovin.

7Impunité dont ne bénéficient pas en tous cas les groupes militants écologistes par exemple, ou les membres de la Confédération Paysanne. Cela dit, concernant les subventions, les consommateurs sont mal avisés d’accabler les agriculteurs qui les touchent : car en définitive, si nous pouvons encore acheter des produits issus de l’agriculture française, c’est bien parce que nous les subventionnons – sans ces aides, il n’y aurait plus aucune limite au déferlement de produits venus d’autres contrées, et nos campagnes seraient depuis longtemps parfaitement vidées de leurs paysans. Favoriser la production nationale n’est pas seulement une mesure patriotique (argument qui ne m’émeut guère), mais aussi, tant que la production sur notre sol est réglementée, le moyen de s’assurer que parviennent dans nos assiettes des aliments satisfaisant à des critères de qualité – lesquels restent toujours à définir et à défendre. Pour le dire autrement, plutôt que d’accuser les agriculteurs de profiter d’un système de subventions, il vaudrait mieux au contraire assumer en citoyen le fait de les défendre, et de les encourager, par nos modes de consommation, à adopter des modes de production plus respectueux de l’environnement et à améliorer la qualité nutritive des aliments. Bref, l’avenir de l’agriculture au niveau national pourrait bien reposer sur une alliance consciente et concertée entre les consommateurs et les producteurs. Ce n’est certes pas le cas aujourd’hui : l’organisation du monde agricole, notamment celui des plus gros producteurs, et la nature même de la PAC, sont d’une opacité effrayante.

8..et autres labels plus ou moins culturellement valorisés : local, équitable, etc. Logiquement, dans la mesure où la grande distribution est demandeuse, on produit désormais du bio de manière industrielle. Les productions françaises, en concurrence directe avec les produits des serres bio d’Italie, des Pays-Bas, du Maroc et d’Israël, ne suffisent d’ailleurs pas à satisfaire la demande que les importations complètent à 50 %. Sans oublier le fait que de nombreux consommateurs souhaitent des tomates toute l’année, même au cœur de l’hiver : bio, équitable, ou conventionnelle, ces tomates seront produites dans les pays du sud, et importées par avion ou par bateau, ce qui paraît peu compatible avec une vision écologique cohérente.

9On trouve encore ici et là, quelques fermes modestes tenues par des personnes très âgées, qui ont réussi à se tenir à l’écart de la modernité. Mais les agents en charge de l’application des normes veillent, et quand bien même ces paysans refusent d’entrer dans le système mondialisation/subventions, ils ne sauraient échapper à l’empire des réglementations décrétées en haut-lieu. On lira par exemple l’article de Benoît Dutertre, Éloge de la fermière, publié dans le numéro d’Août 2016 du Monde Diplomatique : séparation des bâtiments agricoles et des bâtiments d’habitation, élevage des bêtes hors-sol, sur des surfaces en béton, injection de puces qui permettent de reconstituer le parcours de chaque animal, alimentation par des marques labellisées, stérilisation des produits de la ferme, utilisation obligatoire par les agriculteurs de gants de plastique et de bonnets destiné à protéger les aliments de toute contamination, voilà les normes auxquelles Josette Antoine, éleveuse à l’ancienne dans les Vosges, devrait en théorie se soumettre.

10 Jean-Pierre Lombard, Les Dernières herbes, Éditions de la Haute-Auvergne, 2012,

11 Il aurait été imaginable de faire des achats groupés, de partager les machines, de mettre en commun les compétences, et certaines structures avaient été mises en place à cette fin un peu partout. Mais cette collectivisation des moyens de production, pour parler comme les marxistes, va totalement à l’encontre de la logique de la compétition prônée par les politiques commerciales internationales : dans la vulgate ultralibérale, la concurrence doit être libérée afin de favoriser l’émergence des plus productifs, au détriment des plus faibles. Le collectif doit s’effacer devant l’individu, seul réellement libre.

12 Je fais référence aux thèses de Gilles Deleuze, inspirées de l’œuvre de Michel Foucault, reprises par exemple chez Michael Hardt et Antonio Negri (Empire, Exils, 2000). Concernant les débats autour du puçage RFID, notamment chez les ovins, voir par exemple l’article de Bernard Gilet, Puçage, identification, traçabilité et contrôle social, [contrelepucage.free.fr/spip.php?article18].

13 Commencent à rôder en France quelques investisseurs représentant des intérêts lointains, venus de Chine par exemple, comme dans le Berry. Nous reviendrons plus loin sur cette libéralisation implicite du marché foncier en France et ses conséquences pour l’avenir.

14 p.57-8.

15 La Montagne, édition Cantal, 28 août 2016.

16 p. 111-112.

17 La Mutualité Sociale Agricole a mis du temps à s’inquiéter à ce sujet, comme elle a mis du temps à communiquer au sujet de la détresse paysanne, manifeste à travers les taux de suicide. Mieux vaut tard que jamais.

18 En France, les pouvoirs publics semblent avoir beaucoup de du mal à résister aux opérations de séduction des lobbys phytosanitaires (et aux lobbys en général).

19 La dernière refonte des programmes de France Culture a conduit à la disparition de cette émission tout à fait exceptionnelle, qui prenait la peine de donner la parole aux acteurs de terrain, et pas seulement aux experts ou aux communicants professionnels. L’écologie a perdu une voix précieuse, militante, mais on pourra se consoler en visitant les archives de l’émission à cette adresse : [terreaterre.ww7.be/]

20 Une page internet avait adopté pour slogan : les agriculteurs ne comptent pas leurs heures, et on ne s’y montrait guère bienveillant envers les chômeurs et les bénéficiaires d’allocations sociales.

21 J’ai évoqué à plusieurs reprises ce thème sur mon blog Dehors. On pourra consulter par exemple une liste de grands projets (Inutiles) sur cette page : [outsiderland.com/dehors/?pageid=1708] ou une réflexion sur les mobilisations collectives autour des projets d’extraction du gaz de schiste ici : Gaz de schiste et conflits sociaux : un cas de justice environnementale [outsiderland.com/dehors/?p=1192]. D’une manière générale, le type de mobilisation au nom de ce qu’on appelle aux États-Unis la Justice environnementale, qui déborde largement le registre de l’écologie, risque fort de se généraliser en Europe également dans les années à venir.

22 J’ai déjà évoqué quelques projets routiers liés essentiellement au désenclavement.

23 Lire par exemple à ce sujet : Nadine Vivier, Propriété collective et identité communale. Les biens communaux en France, 1750-1914, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998.

24 L’ancien maire de ma commune, Monsieur Charbonnel, se souvient qu’à l’époque du remembrement, dans les années 70, on a mis à bas 240 kilomètres de murets en pierre pour les remplacer par des clôtures, et ouvert 42 kilomètres de chemins agricoles. On imagine l’ampleur de la tâche qui attendait le géomètre venu de Nîmes pour mener à bien la réorganisation spatiale et administrative de nos prés et estives. Ce faisant, c’est tout un paysage qui s’en trouvé transformé.

25 Pour un retour critique et percutant sur le symbolisme du barbelé, et son usage dans le cadre des sociétés de contrôle, on peut lire l’ouvrage récent d’Olivier Razac, Histoire politique du barbelé () : Les meilleurs dispositifs de pouvoir sont ceux qui dépensent la plus petite quantité d’énergie possible (matériellement et politiquement) pour produire le plus d’effets de contrôle ou de domination possibles. Or, cette efficience peut tout à fait être obtenue avec des objets très simples et très sobres tels que le barbelé, car ce dénuement technique en fait précisément un outil économique, souple, discret et adaptable à toutes sortes de dispositifs (p.25)

26 La mise en place d’un espace rural privatisé ne date évidemment pas d’aujourd’hui. La politique de l’enclosure, apparue en Grande-Bretagne au XVe siècle, et qui a pris une ampleur considérable lors de la révolution industrielle, y compris en France, est un outil fondamental du développement du capitalisme. Il s’agit toujours de s’approprier des terres autrefois livrées à la jouissance publique – la noblesse anglaise a bâti une partie de sa fortune ainsi, puis la bourgeoisie émergente et les paysans les plus riches. Ce faisant, les petits fermiers qui vivaient de l’usage de ces terres en sont désormais exclus et condamnés ou bien à l’exode dans les villes, ou bien à devenir ouvrier agricole au service des nouveaux propriétaires. Toute l’agriculture moderne repose sur cet acte d’accaparement des terres par quelques uns au détriment de tous les autres, et sur un processus d’exclusion, ou, pour parler comme Saskia Sassen (), d’expulsion. La plupart des notables qui font encore aujourd’hui dans les campagnes la pluie et le beau temps, ont constitué leur fortune non pas tant, comme on voudrait le faire croire, en raison de leur travail acharné, mais le plus souvent grâce à un patrimoine foncier au sujet duquel on préfère rester discret. Sous cette question apparemment purement spatiale des enclosures se joue en réalité une des origines patentes des inégalités.

27 Puisqu’il n’est plus question de monter à pied !

28 Les montagnes du Massif central, Presses universitaires Blaise Pascal (Clermont-Ferrand), collection CERAMAC, 2001

29 On lira à ce sujet le deuxième chapitre du livre récent de Saskia Sassen Expulsions, intitulé : Le nouveau marché global des terres.

30 [information.tv5monde.com/info/pourquoi-des-investisseurs-chinois-achetent-ils-des-terres-en-france-104576].

31Voir le rapport de 2016, Accaparement mondial des terres agricoles en 2016 : ampleur et impact : [grain.org/article/entries/5508-accaparement-mondial-des-terres-agricoles-en-2016-ampleur-et-impact] et le site [farmlandgrab.org/]. Le site Basta ! a publié plusieurs articles de fond sur cette question, ce qui leur a valu d’ailleurs les foudres du groupe Bolloré accusé d’avoir constitué un véritable empire autour de l’huile de palme et de l’hévéas, notamment en Afrique et en Asie : [bastamag.net/spip.php?page=recherche&recherche=accaparement]

32 Les SAFER, Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, permettent à tout porteur de projet viable – qu’il soit agricole, artisanal, de service, résidentiel ou environnemental – de s’installer en milieu rural. Les projets doivent être en cohérence avec les politiques locales et répondre à l’intérêt général. Elles constituent, du moins en théorie, un garde fou contre les projets purement spéculatifs ou ceux qui seraient motivés essentiellement par une jouissance privée des espaces acquis.

33 Interview réalisée par le magazine terre.net.fr lors du congrès national des SAFER de 2015 : [terre-net.fr/actualite-agricole/politique-syndicalisme/article/e-hyest-attention-l-accaparement-des-terres-francaises-se-developpe-205-114890.html]

34 Lire à ce sujet par exemple : Yves Clot, Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte, 2010 ()

35 Quand ils sont affiliés quelque part, ce qui n’est pas si fréquent chez nous en tous cas. À la Chambre d’agriculture, si on prend juste les chiffres des élections de 2013 à la Chambre d’Agriculture, le taux de participation ne dépasse pas 55 % des inscrits. La FDSEA et la JDA, formant le syndicat majoritaire comme on dit dans les campagnes, obtient 61,54 % des voix, le reste des bulletins se partageant entre deux syndicats contestataires, la Confédération Paysanne et le Syndicat des mécontents du système agricole. En Lozère, la FNSEA n’atteint que 46,8 %, et 51,6 % dans l’Allier, 39 % en Corrèze, 55,5 % en Haute-Loire, ou encore 56 % en Aveyron, mais, dans le le Puy-de-Dôme, c’est l’alliance entre la Confédération Paysanne et le MODEF qui remporte le scrutin. Le Cantal se distingue par une forte adhésion au syndicat majoritaire, lequel défend l’héritage de la révolution verte, même si, sur certains points, les positions évoluent. Toutefois les taux d’abstention lors de ces élections laissent dubitatifs sur l’avis de ceux qui préfèrent ne pas voter. Un agriculteur voisin me disait qu’il ne votait plus pour la FNSEA, éprouvant un sentiment de trahison à leur égard, mais, qu’il s’abstenait d’adhérer à un syndicat minoritaire, par peur de subir des conséquences négatives dans le traitement de ses dossiers. On peut le comprendre. Comme le rappelait un article du Figaro : En 2009, le premier syndicat agricole préside en effet 90 des 94 chambres d’agriculture françaises, est majoritaire à la Mutualité sociale agricole (MSA, la Sécu des agriculteurs), et possède des sièges d’administrateurs dans les caisses du Crédit agricole et de l’assureur Groupama. Sans oublier sa présence dans les organismes d’emploi et de formation telles l’Anefa (Agence nationale pour l’emploi et la formation agricole) ou l’Apecita (Agence pour l’emploi des cadres des ingénieurs et techniciens agricoles). La FNSEA contrôle aussi 38 associations spécialisées, dans le lait, les bovins, le porc, la volaille, les fruits et légumes… Et elle a créé des passerelles avec les industries de transformation au sein des interprofessions (Interveb pour la viande, le Cniel pour le lait…). Sans oublier un groupe de presse dans lequel elle relaye toute la vie de ses filières. Le Figaro, 30 mars 2009)

36 Combalimon, Dernière Saison, de Raphaël Mathié, France, 2007.

37 Ce qui constitue déjà en soi un paradoxe, car le vote conservateur dans les campagnes n’est certainement pas d’inspiration libérale, au sens d’une diminution des règles et des cadres de l’activité pour favoriser l’économie de marché. En réalité, on nage en pleine contradiction : on se bat pour conserver les aides et les soutiens publics, rendre la PAC plus avantageuse, bien que, d’un autre côté, les conditions requises pour en bénéficier soient perçues comme des contraintes iniques et des freins au développement. On se méfie de l’Europe et on invective Bruxelles, alors que sans les aides européennes, non seulement l’agriculture, mais les régions rurales toutes entières, auraient probablement sombré avec la mondialisation.

38 Mais il a perdu dans le même temps son aura culturelle pour ainsi dire.

39 P.M. Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, Métamorphoses du capitalisme, La républiques des idées, Seuil 2002

40.. aujourd’hui réalisées, du moins dans les discours, dans la mesure où chaque travailleur est tenu de se considérer lui-même comme un entrepreneur, commercialisant et négociant soi-disant librement sur le marché sa force de travail, ses compétences, etc. Par un tour de passe-passe de la propagande ultralibérale, le salarié comme le chômeur, est sommé d’assumer sa responsabilité, seul, privé de tout recours collectif, quand bien même il est manifestement exploité. Cette nouvelle identité, censée lui redonner de la dignité, n’est en réalité qu’un vernis pseudo-psychologique recouvrant la destruction du droit du travail. Dans le cas des agriculteurs engagés dans la modernisation, l’accès à la liberté entrepreneuriale n’est qu’une chimère : non seulement l’exploitant voit sa dépendance aux aléas des politiques publiques s’aggraver, mais il est de surcroît, et paradoxalement, pieds et mains liés au bon vouloir de nombreuses entreprises dont la puissance économique est sans commune mesure avec celle d’un simple paysan : les multinationales semencières, agro-chimiques et agro-technologiques, sans oublier les investisseurs terriens et les distributeurs, ont pris le pouvoir depuis longtemps, certes, mais désormais ce pouvoir paraît sans limite.

41 Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998, () et plus récemment, La Société du malaise, Paris, Odile Jacob, 2010 ().

42 C’est vrai notamment dans le domaine des céréales et des oléagineux.

43 Campagnes Solidaires, mars 2014 : Demain, une marée blanche en Bretagne ?

44 La machine capitaliste fait preuve en cela d’une capacité d’accaparement extraordinaire, et c’est exactement ce qui en train de se produire pour le bio : ce mode de production inspiré d’une philosophie profondément opposée aux excès de l’agriculture dite conventionnelle, à partir du moment où sa rentabilité devient patente, ou que le marché, à travers les préférences des consommateurs, lui devient favorable, fait l’objet d’une récupération sans vergogne. On pourrait s’en réjouir si l’on est sensible à la qualité des produits, à la santé des consommateurs ou à celle de l’environnement, mais il y a tout à craindre que cette récupération fasse abstraction de la philosophie qui sous-tendait le mouvement bio à l’origine : on parle déjà d’agriculture bio industrielle – on produit des tomates bio sous serres en plein hiver, et rien n’empêche d’élever des animaux dans des usines à viande certifiées bio. Les petits producteurs bio, autrefois marginalisés par les tenants de l’agriculture conventionnelle, sont désormais soumis à la rude concurrence de véritables industriels du bio, lesquels inondent les étals des grandes surfaces de leurs produits. On observe également des tentatives de récupération (et donc de détournement philosophique) de la distribution en circuits courts, dénaturant totalement le contrat de soutien qui lie le consommateur-citoyen au producteur. Lire la tribune de Jocelyn Parot, de l’ONG Urgenci publiée dans Basta ! : [bastamag.net/Pour-que-vive-la-Declaration-europeenne-de-l-Agriculture-soutenue-par-les]