Quelques ermites contemporains

Dana Hilliot, Buron de l'Épie

Cette histoire de la « femme des Cévennes » m’en rappelle d’autres. Parce que c’est un fantasme récurrent chez moi (un peu moins aujourd’hui qu’autrefois sans doute, mais une petite voix me dit que je finirais peut-être comme ça, caché dans les bois), je m’y intéresse depuis longtemps (sans doute depuis l’adolescence). Et aussi parce que, durant l’été 1988, durant une supposée randonnée de deux mois dans les Alpes, le Languedoc et le Querçy, il est arrivé un moment où, n’ayant plus un sou en poche, je commençais réellement à me transformer en homme des bois.

Dana Hilliot, Sauver sa peau
Dana Hilliot, Sauver sa peau

J’ai évoqué à de nombreuses reprises dans mes livres cette figure de l’ermite vivant dans les marges du monde social, de petits larcins, qui se soustrait aux regards et croise plus de bêtes que d’êtres humains.

Par exemple, dans le recueil de nouvelles L’Émancipation des domestiques, le texte intitulé « Le Sermon sur la montagne » raconte la journée d’un vieil homme réfugié dans une station de ski abandonnée (à l’ère de la catastrophe climatique), qui squatte des bâtiments en compagnie de quelques animaux à qui il donne des conférences sur le néoplatonisme tardif (sic).

Dans Sauver sa peau, parmi les scènes qui se succèdent, deux séquences récurrentes font allusion à ce thème : un “sauvage” qui hante les abords de la station de sports d’hiver du Lioran, et, histoire que j’ai reprise en compilant plusieurs articles de journaux, cet ancien journaliste, qui avait travaillé en Nouvelle-Calédonie, et qui, une fois rentré en Métropole, s’était installé seul dans une grotte en pays Cathare (il est mort là-haut, de froid ou de faim sans doute).

Un des cas récents les plus emblématiques est celui de Christopher Knight, qui vécut reclus et caché 27 ans dans une forêt du Maine, avant d’être arrêté et emprisonné pour cambriolage. Mickael Finkel a publié une enquête passionnante à ce sujet, joliment intitulée « Strangers in the woods », dans laquelle il interroge non seulement l’ermite, mais aussi les habitants de la région, et, plus globalement pose la question de ce que signifie pour nos sociétés contemporaines ces exils et ces retranchements volontaires. L’effet sur le voisinage se décline entre angoisse et fascination, et la réponse sociale oscille immanquablement entre criminalisation et psychiatrisation. (je crois bien qu’il existe une traduction française)

Il y aurait des pages et des pages à écrire sur ces questions, qui nous en apprendraient en réalité bien plus sur ce que nous sommes et nos propres fantasmes, nous qui acceptons d’habiter le monde tel qu’il est, qui consentons intimement et adhérons de facto à la lente violence de ces univers bureaucratiques, techniques, industriels, et souvent tout bonnement carcéraux, que par ailleurs nous dénonçons parfois comme “inhabitables”.

(Je pense fort aussi aux recherches du géographe et anthropologue anarchiste James C. Scott sur les groupes qui se retirent dans les marges, les montagnes, les forêts, non seulement pour échapper à la violence des « civilisations agraires » des plaines et des fleuves, mais qui expérimentent aussi d’autres formes politiques, ce que j’appelle des anarchies-animistes.. enfin, bon, ça m’emmènerait fort loin…)