Menacer les flux de marchandises

Houtis, photo aljazeera.com

https://www.theguardian.com/world/2024/jan/18/red-sea-crisis-us-military-missile-strikes-houthis-yemen-gulf-of-aden

Quand on touche aux sacro-saints flux de marchandises, la réaction ne se fait pas attendre. Les attaques des Houthi contre les navires marchands en Mer Rouge n’ont certes pas pour objet de s’attaquer au capitalisme en tant que tel, mais il est frappant de constater à quel point toute la chaîne d’extraction de capital en est affectée : les gigantesques entrepôts en Asie, notamment en Chine, voient leurs marchandises à destination du marché européen rester à quai, les bateaux doivent faire un long détour (encore plus toxique pour l’environnement soit-dit en passant) par le détroit de Magelan, les entreprises européennes craignent des pénuries : tout est ralenti. Une poignée de rebelles sur les hauteurs du Yemen suffit à ralentir et menacer la viabilité du système.

Évidemment, les puissances occidentales (et au-delà) ont tôt fait de riposter : il aura suffi à Biden d’inscrire les Houtis sur sa liste de « terroristes mondiaux spécialement désignés » (“specially designated global terrorists”.)

Ça devient tellement plus simple de faire la guerre : autrefois, il n’y a pas si longtemps, quand on voulait garder la main sur une ressource, le pétrole par exemple, ou diminuer les risques dans les points de passage cruciaux des flux, il fallait s’emmerder à prouver que le pays ciblé était gouverné par un dictateur, il fallait des preuves de crimes, d’exactions, il fallait lutter contre le communisme ou l’islamisme, que sais-je encore – bref, construire un récit compliqué, se justifier, convaincre l’opinion publique.

Maintenant, un simple ajout sur un fichier EXCEL : Houtis = terroristes. Et on peut envoyer des missiles sans que personne ne s’en indigne. Il est vrai que l’opinion publique, et les consommateurs européens en particulier, s’en foutent complètement : ce qui leur importe, c’est que les marchandises commandées leur arrivent en temps et en heure – ce pourquoi, sans trop exagérer, on peut dire que NOUS envoyons actuellement des missiles sur les Houtis. Que nous sommes fondamentalement d’accord avec ça.

Qu’on me comprenne bien : je n’ai aucune sympathie  pour les Houtis, qui représentent une version de l’islam qui ressemble fort à celle des dirigeants Iraniens (la vie des femmes depuis qu’Abdul-Malik al-Houthi et ses milices ont pris le pouvoir sur le Nord Ouest du Yemen et sa capitale n’a pas grand chose à envier à celle des iraniennes, et le leader est un antisémite brutal, un « militaire religieux » comme il en existe tant au Moyen-Orient et ailleurs.)

Non. Ce qui me frappe dans cette affaire, c’est vraiment la manière dont les occidentaux, les États-Unis en particulier, ne se sont même pas donnés la peine de construire la moindre ébauche de justification, admettant désormais explicitement et sans scrupule la primauté du Marché sur tout récit politique (assumant explicitement que l’économie ne soit décidément plus une question politique, c’est-à-dire discutable, exceptée entre experts. C’est à mon sens le point crucial de ce qu’on appelle le néolibéralisme : exclure le marché du champ politique).

Dans les faits, ça n’a certes rien de nouveau (il y a longtemps que les forces militaires et de police dans la plupart des États du monde sont chargées de sécuriser les flux de marchandises, au sortir des usines et des entrepôts, sur les routes, les détroits, etc..). Mais cette sorte de nonchalance dans les discours au moment d’entrer en guerre.. Comme si les puissances occidentales se contentaient de gérer ici leurs affaires internes sans avoir à rendre de comptes à quiconque, comme elles envoient leurs polices réprimer les blocages, les grèves, les manifestations, tout ce qui fait obstacle et ralentit l’extraction du capital. Il s’agit bien de cela sans doute : le Yemen n’existe pas tant que les porte-containers peuvent franchir la Mer Rouge (la longue guerre avec l’Arabie saoudite et la misère dans laquelle sont plongées les populations yéménites en témoignent : les européens s’en foutent totalement). Mais si le Yemen soudainement pose problème, alors il existe et devient un embarras quasiment « domestique » – qu’il faut régler au plus vite.

 

Non, là vraiment, on ne s’embarrasse pas de justification sur la guerre « juste », sur la légitimité des actes de guerre. On y va sans sourciller.