Sur un mode satirique, je me suis amusé à rendre hommage à un savant récemment disparu :
Je me souviens avec émotion avec découvert Claude A., à l’époque où il publiait dans Earth and Planetary Science Letters, en novembre 1991, cette remarquable et poétique étude intitulée : « Osmium isotopes in ophiolites »
https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/0012821X9190086W
J’en relis en ce soir funeste et en guise d’hommage le résumé qu’en donna la célèbre revue :
« Re and Os concentrations and Os isotopic composition are reported for ultramafic samples from ophiolites. These data may be divided into two groups: on the one hand, isotopic values higher than mean upper mantle (187Os/186Os= 1.05) correspond to back-arc type ophiolites and could reflect injection of crustal material (sediments); on the other hand, ophiolites referred to as being typical N-MORB plot very close to previous estimates for mean upper mantle (1.05). Together with refined osmiridium results from well dated ultramafic suites, the data on ophiolites lead to the following constraints: (1) present-day 187Os/186Os for the upper mantle seems for the time being constrained around 1.05–1.06; (2) the mantle evolution curve for osmium isotopes through time, when associated to recent Os isotopic determinations from the literature for Archaean samples, shows a “chondritic” 187Re/186Os ratio of 3.33 and a linear, closed-system evolution. »
Quelques années plus tard, et c’est la raison pour laquelle il entra par la grande porte dans la postérité, il explorait les différences entre les basaltes océaniques dans un article demeuré célèbre :
https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/0012821X9400235Q
Mais on n’oubliera qu’il fut avant tout un homme de terrain, n’hésitant pas à gravir les cimes des plus virulents volcans ou des montagnes les plus abruptes comme en témoigne son inestimable étude sur le magmatisme tibétain !
https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/0012821X9400235Q
Voilà.
Sa disparition, survenue au milieu des années 90, demeure encore aujourd’hui mystérieuse et inexpliquée. Certains ont pensé reconnaître plus tard le grand savant dans les couloirs d’un ministère et d’autres, plus fantaisistes, croyaient fermement que cet esprit sagace s’était abîmé dans les abysses du climato-scepticisme ! C’est un peu comme les illuminés qui croient qu’Elvis est encore en vie et tient un garage automobile à Memphis, Tennessee. On ne saurait leur donner raison, car il est extrêmement peu probable qu’un chercheur si rigoureux puisse se commettre dans de sordides manœuvres politiques, encore moins soutenir des thèses complotistes de bas étage.
Claude A‧ n’est évidemment pas le premier, ni le dernier, savant à verser du côté obscur (je pense à ces scientifiques complotistes qu’on a vus dans les médias pendant la pandémie par exemple).
Ce n’est pas si rare et ça pose à mon avis pas mal de questions qui nous ramènent aux premiers travaux de Latour et ses collègues sur la sociologie scientifique (ou l’anthropologie des laboratoires). Mais bien avant lui, aux travaux critiques sur l’histoire des sciences (notamment le classique de T. Kuhn sur les révolutions scientifiques).
Je liste comme ça les idées qui me viennent :
1. Sans doute notre étonnement vient du fait que nous croyons en une figure idéale du chercheur dont l’entièreté de la vie serait réglée par la méthode et la rigueur. Or, rien n’interdit, dieu merci, à ces scientifiques de sortir de leur laboratoire et du pré carré de leur discipline et de poursuivre d’autres ambitions. La catastrophe climatique (et la catastrophe politique qui lui consubstantielle) est d’ailleurs en ce sens un cas d’école : elle a incité de nombreux scientifiques à sortir de leur réserve et de leur neutralité (leur zone de confort) et à s’exprimer dans les débats publics. Pas sans hésitation ni trébuchements – souvent par manque de culture politique (on ne peut pas exceller dans tous les domaines). J’en ai beaucoup parlé sur mon blog, par exemple ici :
2. Concernant le cas Allegre et ses doutes sur le caractère exceptionnel des changements climatiques, il est une belle illustration du conservatisme inhérent aux programmes des sciences académiques – et là je pense très fort à Thomas Kuhn. Pour des tas de raisons (y compris la consolidation du pouvoir et des hiérarchies au sein des institutions du savoir et de la recherche), l’émergence d’une thèse ou l’étude d’un ensemble de phénomènes qui iraient mettre en péril le cœur de la doctrine dominante (la « science normale » ou le paradigme dominant » de Kuhn) suscite d’abord le scepticisme d’une partie des chercheurs/chercheuses – il y a longtemps que les indices du changement climatique ont été notés, mais il aura fallu longtemps pour les prendre au sérieux et aller jusqu’à bouleverser par exemple notre conception des ères géologiques (c’est précisément sur ce point que Allègre et d’autres coincent, et on devine pourquoi). Ce qui nous paraît aller de soi, comme si l’histoire des sciences se déployait temporellement comme un progrès continu, est en réalité une illusion rétrospective. La leçon de Kuhn et de Latour (et de beaucoup d’autres historiens/philosophes des sciences contemporains), c’est que l’histoire des sciences est discontinue, faite de crises et de révolutions. Le changement climatique est d’abord une révolution scientifique. Désormais devenue mainstream.
3. Le thème du Savant et du Politique, et plus précisément de la vocation de savant et de la vocation du politique, fait immédiatement penser aux textes de Max Weber ! Les évènements qui poussent le savant à passer de « l’éthique de la conviction » à une « éthique de la responsabilité » (j’en avais dit un mot en commentant les propos de l’excellent Christian Drosten pendant la pandémie :
https://outsiderland.com/danahilliot/les-savants-et-les-politiques/
Je ne fais qu’esquisser ici des questions à mon sens extrêmement importantes pour notre temps, parce que la place des sciences dans la cité devient cruciale quand une grande partie des actions politiques repose sur l’expertise et le savoir scientifique. L’idéal d’une neutralité “axiologique” ou l’idée que l’objectivité serait atteinte automatiquement par le respect de méthodes et des critères propres au travail de laboratoire ne résiste guère aux bouleversements politiques – l’indépendance des sciences vis-à-vis de l’histoire (et des idéologies) n’est qu’une fable qu’on se raconte parce qu’on éprouve le besoin de préserver un territoire de vérité (à défaut de l’imaginer dans le monde intelligible, comme les platoniciens, ou dans l’intellect divin comme les philosophes pré-cartésiens (pour dire vite), on le rêve en laboratoire)