Je recommande vivement la lecture de l’interview donnée au Spiegel par le virologue allemand Christian Drosten.
D’abord parce qu’il est très intéressant d’entendre ce qui se passe hors de nos frontières, concernant une pandémie qui concerne la totalité des habitants de la planète et dont l’avenir ne saurait être géré localement à moyen terme en tous cas (à court terme, une nation insulaire peut toujours fermer efficacement ses frontières, mais cette stratégie ne saurait être que provisoire : l’exemple de Taïwan ou de la Nouvelle-Zélande ne constituent pas des solutions viables dans le contexte d’un capitalisme global et de flux marchands internationaux, et surtout des interdépendances entre nations, devenues flagrantes à l’occasion de cette crise.)
Dans chaque pays gouverné par un régime démocratique – un bon critère de la démocratie en question est d’ailleurs illustré par le fait qu’un scientifique de renom puisse s’exprimer en toute liberté dans un grand magazine de presse -, s’est instauré de manière encore plus intense qu’auparavant un dialogue permanent entre les scientifiques et les responsables politiques – je ne dis pas “entre la science et le politique” dans la mesure où ni l’un ni l’autre des interlocuteurs de ce dialogue ne présente un visage uniforme – il y a des débats entre scientifiques d’une part, et bien évidemment, au sein de la classe politique, d’autre part, et ce pour le meilleur et pour le pire. En lisant l’interview de Christian Drosten, on se rend compte que les débats ne sont pas moins virulents (c’est le cas de dire) en Allemagne qu’en France, y compris dans la communauté scientifique, au sujet des mesures sanitaires susceptibles de contenir la circulation du coronavirus. On peut citer le virologue Hendrik Streeck par exemple, dont la position a été rapprochée de la déclaration faites par trois chercheurs Américains des universités Stanford, Oxford et Harvard, dite, déclaration de Great Barrington, laquelle avait eu les faveurs de D. Trump à l’époque, en octobre dernier, parce qu’elle préconisait une protection centrée uniquement sur les populations les plus vulnérables et un relâchement des mesures sanitaires pour les plus jeunes. C’est ici le principe et l’efficacité du confinement qui est sujet à débat, pas l’existence même et la gravité de la maladie, comme on a pu l’entendre en France de manière assez effarante avec le recul des mois passés.
Et c’est là à mon sens que s’impose (et tel est l’objet de ma réflexion du jour) une nouvelle figure du savant, qui n’est plus aussi distant qu’il l’est habituellement du champ politique – au sens où ce dernier a la charge (écrasante) de gouverner en temps de pandémie, c’est-à-dire, aujourd’hui bien plus encore qu’à l’accoutumée, dans un océan d’incertitudes -, ne peut plus se contenter d’étudier les virus et leur circulation, mais doit également proposer des solutions pragmatiques visant à contenir l’épidémie. Petite remarque en passant : je ne dis pas que les scientifiques sont habituellement totalement détachés du champ politique, ou pour le dire comme Max Weber, qu’une “neutralité axiologique” pure serait possible dans le réel (ce que Weber ne dit pas d’ailleurs). Les travaux des philosophes et anthropologues de la recherche scientifique, par exemple ceux de Bruno Latour, ont au contraire insisté sur l’imbrication inévitable des deux domaines (ne serait-ce qu’à cause de la quête incessante de financements et de reconnaissance par les pairs – ou le pouvoir). Il n’empêche, la crise que nous vivons, qui envoie les épidémiologues, les virologues ou les infectiologues en première ligne, traduit cette imbrication en termes non plus seulement “philosophiques” ou “sociologiques” mais extraordinairement réaliste. Pour reprendre les termes de Weber, le savant ne peut décidément plus seulement se réclamer de “l’éthique de la conviction”, mais doit aussi se mesurer à une “éthique de la responsabilité”.
C’est exactement le problème posé à Christian Drosten dans son interview par les journalistes du Spiegel.
DER SPIEGEL: Lorsque vous formulez de telles évaluations, les gens à travers l’Allemagne écoutent et cela détermine souvent l’opinion publique. Dans quelle mesure êtes-vous capable de vivre avec cette responsabilité?
Drosten: Cela ne me prive pas de dormir. Dès le début, j’espérais que ce rôle public serait partagé entre plusieurs personnes. Et heureusement, cela se produit.
“DER SPIEGEL: Vous avez imaginé une image pour illustrer notre situation actuelle dans la pandémie: nous sommes dans un camion branlant qui descend un flanc de montagne escarpé …
Drosten: … et nous ne savons pas quels virages montent et si la route est sur le point de devenir soudainement plus raide. Nous ne savons pas non plus jusqu’où nous devons encore aller, mais nous savons qu’il faut absolument éviter de rater un virage. Dans une situation comme celle-ci, fermer les yeux n’aide pas. Nous devons continuer et faire une chose en particulier: appuyer sur les freins, même s’ils sont rouillés.”
Pour le responsable politique, les choses sont sans doute moins évidentes. Je me demande parfois de quel bois est fait notre ministre de la santé, Olivier Veran, qui tient son poste vaillamment, secoué par une ambiance de tempête médiatique permanente depuis le début de la pandémie. Sans doute la réponse tient aussi au fait qu’il n’est pas tout seul sur ce navire.
Pour en revenir à cette interview, voici un passage qui relève typiquement de ce qu’on pourrait appeler un débordement du scientifique sur le politique. On l’observe de plus en plus régulièrement, à mesure que l’épidémie s’installe dans la durée : le savant ne peut plus demeurer en retrait, conservant une sorte de “devoir de réserve” (au nom par exemple d’une neutralité “pratique”), mais doit s’engager “dans le monde” dans la mesure où ce qu’il sait (ou ne sait pas, ou considère comme possible ou probable) lui paraît déterminant pour l’avenir – et donc pour la politique future. C’est exactement ce qui s’est passé ces dernières décennies chez les climatologues, lesquels, devant la gravité des résultats de leurs recherches, se sont transformés en “lanceurs d’alerte” comme on dit aujourd’hui, et même en prescripteurs et évaluateurs de solutions dans les politiques publiques. En rencontrant, notons-le au passage, les mêmes difficultés (entre autres la confrontation avec des courants sceptiques “par principe”, des rivalités entre chercheurs pour des motifs parfois peu scientifiques, une opinion publique dont la culture épistémologique n’est pas le fort, ce qui est un euphémisme, et des intérêts et des pouvoirs adverses, notamment industriels et commerciaux).
(…) je crains beaucoup ce qui pourrait se passer autrement au printemps et en été.
DER SPIEGEL: Que voulez-vous dire?
Drosten: Une fois que les personnes âgées et peut-être une partie des groupes à risque auront été vaccinées, il y aura une immense pression économique, sociale, politique et peut-être aussi juridique pour mettre fin aux mesures corona. Et puis, un grand nombre de personnes seront infectées en peu de temps, plus que nous ne pouvons même l’imaginer pour le moment. Nous n’aurons pas 20 000 ou 30 000 nouveaux cas par jour, mais jusqu’à 100 000 dans le pire des cas. Il s’agira, bien sûr, principalement de personnes plus jeunes qui sont moins susceptibles que les personnes âgées d’avoir des symptômes graves, mais lorsqu’un grand nombre de personnes plus jeunes seront infectées, les unités de soins intensifs se rempliront de toute façon et beaucoup de gens mourront. Juste que ce seront les plus jeunes. Nous pouvons amortir quelque peu ce terrible scénario en poussant les chiffres à la baisse maintenant.
DER SPIEGEL: Pouvons-nous être sûrs que le nombre de cas commencera à baisser au printemps à mesure que les températures augmenteront?
Drosten: Je ne pense pas. Le fait que nous ayons eu un été aussi détendu en 2020 était probablement lié au fait que le nombre de nos cas est resté en dessous d’un seuil critique au printemps. Mais ce n’est plus le cas. Je crains que ce ne soit plus comme en Espagne, où le nombre de cas a de nouveau augmenté rapidement après la levée du lock-out, même s’il faisait assez chaud. En Afrique du Sud également, où nous sommes actuellement en été, le nombre de cas est à un niveau élevé. ( Se fond dans ses pensées, sans rien dire ) Je suis désolé, malheureusement je suis extrêmement fatigué.
La fin de ce passage est assez touchante (l’interviewé avoue qu’il est “extrêmement fatigué”, on comprend pourquoi). Mais je relève ici surtout la pression “économique, sociale, politique et peut-être aussi juridique”, qui devrait s’accentuer au printemps et cet été. Autant de domaines qui n’entrent pas, à première vue, dans la compétence d’un expert en virus. Et pourtant, à bien y penser, les épidémiologues en tous cas, et sans doute aussi les infectiologues et les virologues, se doivent d’être, dans une large mesure, historiens, géographes et anthropologues. Cela m’avait frappé en écoutant les cours d’Arnaud Fontanet au collège de France (enregistrés et diffusés bien avant cette pandémie) : on ne peut pas, pour étudier une épidémie, se contenter de travailler en laboratoire ! Les chercheurs qui partent en quête de l’origine d’un virus vont sur le terrain, écument les marchés comme en Chine, les villages forestiers, les lieux d’élevages, on les trouve encore dans les aéroports et les hôtels où l’on suspecte le passage d’un “patient zéro”, et, bien évidemment, pour faire le suivi de la circulation du virus, s’articulent à un réseau d’observateurs partout où la maladie est déclarée. Ils prennent appui pour prédire l’évolution de la situation sur les épidémies passées (toute une partie des cours de Fontanet porte sur l’histoire des épidémies). Et quand il s’agit d’imaginer des mesures sanitaires, ils deviennent anthropologues : il n’existe pas un panel de mesures applicables universellement et sans discernement à n’importe quelle culture. Les êtres humains ne sont pas des souris de laboratoire. telle mesure tolérable de tel côté des Pyrénées ou des Alpes ne sera pas aussi bien accepté de l’autre côté. D’où la remarque et l’inquiétude de Christian Drosten : la fin du processus de vaccination des personnes à risque pourrait entraîner un “scénario catastrophe” – voilà qui paraît contre-intuitif mais qui n’a rien d’illogique si l’on prend au sérieux l’état d’exaspération croissant d’une partie de la population (qui se comprend). Il y a effectivement de quoi être “extrêmement fatigué”.