Je vous conseille le chapitre 5 d’un bouquin qui vient de sortir, La Nature en révolution, premier volume d’une histoire environnementale de la France (aux éditions La Découverte), dans lequel on retrouve les spécialistes de la question, JB Fressoz, François Jarrige, Thomas Le Roux, Corinne Marache et Julien Vincent.
https://www.editionsladecouverte.fr/la_nature_en_revolution-9782348084386
Le livre est passionnant, et peut être complété par un autre livre qui sort également ce mois-ci, La Terre perdue. Une histoire de l’Occident et de la nature. XVIIIe-XXIe siècle , sous la direction de Steve Hagimont et Charles-François Mathis, chez Tallandier. (qui réunit les contribution d’une vingtaine d’auteurs, dont les auteurs du livre précédent)
je conseille donc le chapitre 5 de « La nature en révolution », qui porte sur les « Régulations environnementales :
la dynamique industrialiste » – il vaudrait mieux dire d’ailleurs, les « dérégulations » !
On se rend compte que le lobbying en faveur des activités industrielles et visant à limiter l’impact des régulations environnementales ne datent pas d’hier ! Dès le tout début du XIXè siècle, l’engouement des élites (y compris certains courants révolutionnaires) pour l’industrie, dans le contexte d’une rivalité qui court tout au long du siècle avec la Grande-Bretagne, sans parler des ressources nécessitées par la guerre, triomphe sans trop de peine des oppositions : à commencer par celle des riverains des usines ou des zones polluées. L’alliance des scientifiques, chimistes, ingénieurs, spécialistes des « nouvelles énergies » (notamment le charbon), de l’administration et des intérêts capitalistes industriels, est décisive.
Juste en guise d’avant-goût, voici ce paragraphe où l’on découvre que la création des préfectures est directement liée à la régulation environnementale, ou plutôt, donc, la dérégulation en faveur des entreprises polluantes. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les préfets d’aujourd’hui ont conservé cet héritage dans leur ADN
Un copié/collé donc :
« Lorsque Napoléon Bonaparte arrive au pouvoir en 1799, la diversité des possibles révolutionnaires laisse la place à une politique autoritaire et centralisée. La grandeur et la puissance de la nation imposent de lever les obstacles qui freinent l’essor économique. L’usine d’acide sulfurique et d’alun que Chaptal a établie aux portes de Paris en 1798 focalise particulièrement l’attention. Dès sa construction, elle suscite des craintes et des protestations à cause de ses vapeurs insalubres. Académicien, chimiste, entrepreneur, conseiller d’État, Chaptal est devenu, on l’a vu, ministre de l’Intérieur du Consulat. En 1803, les riverains de l’usine saisissent la Justice de paix, mais il empêche le procès de se tenir. Chaptal devient alors le symbole de l’alliance inédite nouée entre l’administration et la science. La création des préfectures sera d’ailleurs le pivot des nouvelles régulations des pollutions. Juste avant d’accéder au ministère, il avait écrit son Essai sur le perfectionnement des arts chimiques, à la fois traité d’application industrielle des dernières découvertes chimiques et guide de conduite pour tout entrepreneur.
Partout en France, les procès à l’encontre des fabriques insalubres compromettent la marche de l’industrie. Après le remplacement de Chaptal au ministère de l’Intérieur, en août 1804, l’Académie des sciences est consultée « sur les fabriques qui exhalent une odeur désagréable, et sur le danger qu’elles peuvent avoir pour la santé publique ». Or le rapport est confié à Guyton et Chaptal, qui estiment que les plaintes à l’égard des usines de produits chimiques ne sont pas légitimes, et les distinguent des industries qui procèdent à des opérations de putréfaction organique, potentiellement insalubres. Renversant l’ordre des priorités, ils en appellent à une protection de l’industrie par les autorités centrales. Toute entrave à son existence devient « un acte à la fois injuste, vexatoire, nuisible au progrès des arts [qui] ne remédierait point au mal qu’entraîne l’opération ». Ils définissent un nouveau programme : face à l’« arbitraire » d’un « simple magistrat de police », face aux « préjugés » et à l’« ignorance » de l’opinion publique, il ne s’agit plus de protéger la santé publique, mais l’industrie chimique. Comment un entrepreneur pourrait-il accepter d’investir des capitaux importants s’il risquait de devoir arrêter sa production à la suite d’une plainte de voisinage et d’un arrêté de police ? »
Un des enseignements qui m’a le plus frappé, c’est qu’il existait avant la révolution une régulation vis-à-vis des « nuisances », qui protégeait avec une réelle efficacité les populations contre les activités toxiques (pour l’environnement et la santé).
En remplaçant, au XIXè siècle, le terme de « nuisance » par celui de « pollution », on déplace le critère d’examen de ce qu’éprouvent les populations (des « nuisances ») vers la nature « chimique » des substances rejetées, autrement dit, c’est à la science, notamment la chimie, d’évaluer la toxicité d’une substance, et non plus aux médecins d’évaluer leur impact sur la santé des populations. De la même manière, on remplace les inspections de police par les services de l’hygiénisme, d’abord sous le nom de Conseil de Salubrité, créé par ce fameux Chaptal (je cite) :
« En 1802, Chaptal vient de créer le Conseil de salubrité, instance d’expertise scientifique auprès du préfet de police de Paris. Y siègent principalement des académiciens ayant jusqu’alors promu les acides, le chlore et la soude artificielle, qui bien souvent sont aussi membres des Annales de chimie et de l’influente Société d’encouragement pour l’industrie nationale (SEIN). Très vite, le Conseil de salubrité est chargé de résoudre les pollutions des fabriques de soude artificielle qui, depuis 1800, se sont ouvertes à proximité immédiate de Paris, à Gentilly, Belleville, Saint-Denis ou Nanterre – la plupart étant dirigées par des membres du Conseil ou par leurs collègues chimistes de l’Académie. Après 1809, le rythme de production s’accroît brusquement sous l’effet du blocus continental mené par les Britanniques, qui coupe l’approvisionnement de la France en soude végétale. Autour de chaque fabrique, des dégâts irréversibles sont provoqués par les vapeurs d’acide chlorhydrique. La recrudescence des pollutions oblige le ministre à commander un second rapport à l’Académie. La composition de la nouvelle commission n’en change pas la physionomie manufacturière : à côté de Chaptal et Guyton, Fourcroy et Nicolas Vauquelin sont aussi entrepreneurs d’une fabrique de produits chimiques au centre de Paris »
Ce renversement lexical, de la nuisance à la pollution, symbolise à lui seul l’émergence d’un pouvoir scientifico-industriel au service de la guerre économique et de la valorisation du Capital. Et bien évidemment redéfinit la lutte pour la connaissance au profit des sciences « dures » et des économistes : les revendications des « intoxiqués » reposent sur leur ignorance des vérités scientifiques.
On retrouve des stratégies qui ont encore cours aujourd’hui : l’amélioration du traitement des rejets polluants (à commencer par les « fumées ») conduit inévitablement à ce qu’on appelle l’effet rebond – réputées moins toxiques, les usines se multiplient, et les rejets globaux augmentent, annulant l’impact des améliorations techniques.
Ou encore le recours à « l’éloignement » des usines, qu’on installe à l’écart des centres urbains, et notamment dans les périphéries, où vivent les ouvriers qui travaillent dans ces établissements – les « banlieues » deviennent des zones de sacrifice, pour emprunter un terme contemporain issu de l’environmental justice, ou, comme disent les américains, des « Brownfields ».