le double sens du mot « queer » (Sara Ahmed)

Un extrait de Queer Phenoménology de Sarah Ahmed, dans la conclusion du livre, où elle revient sur le double sens du mot « queer ». Ce peut être utile pour comprendre l’extension parfois troublante (queer  ) pour le lecteur francophone du mot dans les queer studies (lesquelles ne coïncident pas forcément avec ce qu’on appelle la queer theory d’ailleurs).

C’est une traduction « maison » (at home), qui ne prétend à aucune qualité littéraire. D’où le fait que je propose quelques expressions du texte original en anglais, histoire de faire entendre le lexique propre à Sara Ahmed (par exemple les concepts de reachable, out of place, orientation et desorientation, being at home, etc..)

Il existe une traduction française (par Laurence Brotier aux Éditions Le Manuscrit) que je n’ai pas lue.

« Il convient de noter que tout au long de ce livre, j’ai utilisé le terme « queer » dans au moins deux sens, et que j’ai parfois glissé d’un sens à l’autre. Tout d’abord, j’ai utilisé « queer » pour décrire ce qui est « oblique » ou « décalé » (“off line”). C’est pourquoi, dans le chapitre 3, j’ai décrit une orientation mixte (= métisse), qui se déploie entre la réception et la possession, comme offrant un angle queer sur la reproduction de la blancheur. Je décris également la présence de corps de couleur dans les espaces blancs comme désorientante : la proximité de ces corps « hors de leur place » (« out of place ») peut donner l’impression que les choses sont « hors normes » (« off line ») et peut donc même contribuer à « queer(er) » l’espace ; les gens « clignent des yeux » et font des « doubles tours » (« double turns » = se détournent) lorsqu’ils rencontrent de tels corps.

Deuxièmement, j’ai utilisé le terme « queer » pour décrire des pratiques sexuelles spécifiques. Dans ce sens, queer se réfère à ceux qui pratiquent des sexualités non normatives (Jagose 1996), ce qui, comme nous le savons, implique un engagement personnel et social à vivre dans un monde oblique, ou dans un monde qui a un angle oblique par rapport à ce qui est donné. Dans le chapitre 2, notamment, j’aborde le lesbianisme en tant que forme queer de contact social et sexuel, qui est queer peut-être même avant que le terme « queer » ne devienne une orientation politique. Je pense qu’il est important de conserver les deux sens du mot « queer » qui, après tout, sont historiquement liés même si nous ne les réduisons pas à cela. Cela signifie qu’il faut se rappeler ce qui fait que des sexualités spécifiques peuvent être qualifiées de queer en premier lieu : c’est-à-dire qu’elles sont considérées comme bizarres, tordues, torsadées (odd, bent, twisted). D’une certaine manière, si nous revenons à la racine du mot « queer » (du grec pour « croix », « oblique », « adverse »), nous pouvons voir que le mot lui-même « se tord », avec une torsion qui nous permet de passer d’un registre sexuel à un registre social, sans les aplatir ou les réduire à une seule ligne. Bien que cette approche risque de perdre la spécificité du queer en tant qu’engagement dans une vie de déviation sexuelle, elle maintient également l’importance de la « déviation » dans ce qui rend les vies queer queer.

Rendre les choses queer, c’est certainement perturber l’ordre des choses. Comme je l’ai suggéré, les effets d’une telle perturbation sont inégaux, précisément parce que le monde est déjà organisé autour de certaines formes de vie – certains moments, certains espaces et certaines directions. J’ai montré comment la reproduction des choses – ce qui est « devant nous » – concerne ce qui est supposé être accessible à la maison (« what is assumed to be reachable at home »), ce qui est collecté en tant qu’objets susceptibles d’étendre notre accès au monde (« what is gathered around as objects that can extend our reach »). L’hétérosexualité, en tant qu’orientation obligatoire, reproduit plus qu’elle-même : c’est un mécanisme de reproduction de la culture, ou même des « attributs » supposés se transmettre dans une lignée familiale, comme la blancheur. C’est pour cette raison que le queer en tant qu’orientation sexuelle « queer » plus que le sexe, tout comme d’autres types d’effets queer peuvent à leur tour finir par « queer » le sexe. Il est important de faire en sorte que l’angle oblique du queer fasse ce travail, même si cela risque de placer différents types d’effets queer les uns à côté des autres. L’approche de Michael Moon (1998 : 16) concernant la désorientation sexuelle en tant qu’« effets troublants » est un guide utile pour nous ici. Si le sexuel implique la contingence de corps entrant en contact avec d’autres corps, alors la désorientation sexuelle glisse rapidement vers la désorientation sociale, en tant que désorientation dans la manière dont les choses sont arrangées. Les effets sont en effet troublants : ce qui est familier, ce qui est passé sous le voile de la familiarité, devient plutôt étrange. »

Sara Ahmed, Queer Phenomenology, 2006.