L’irrésistible succès de l’anthropologie néolibérale (un cauchemar)

Pensée du matin… publiée sur Mastodon
(je développe ici une réponse à @Azzedine alors que nous commentions un éditorial de George Monbiot, publié dans The Guardian)

Ce qui me frappe le plus, c’est le pouvoir de séduction des idéologies néolibérales sur les populations. Nous sommes devenus en quelques décennies, quels que soient nos revenus, des homo consumerus à peu près conformes ce qu’avait décrit l’anthropologie libérale. Cette conversion, sinon dans les esprits, du moins dans les corps et les comportements, va de pair avec l’abandon des valeurs de solidarité, de partage, la volonté de privilégier des politiques de redistribution, plus égalitaire, le collectivisme, le syndicalisme, etc.. Quand on écrit ça aujourd’hui, on se sent “naïf”, candide, idéaliste. Ce n’était pas le cas dans le monde où j’ai grandi (où “nous” avons grandi, je suppose).

Je me disais : combien d’intellectuels de gauche dans les années 60 et 70 lisaient Franz Fanon, assistaient aux cours de Foucault, rêvaient d’un monde meilleur et plus juste, qui se sont embourgeoisés et se sont parfaitement accommodés des régimes néolibéraux – dont ils profitent évidemment. Car ce qui n’a pas été redistribué dans les portefeuilles des actionnaires est allé dans leurs poches.

La gauche au pouvoir a trahi certes, mais la conversion des masses aux idéologies (et au nihilisme) néolibérales, pas seulement en Europe, est un phénomène massif. Tout comme l’est l’appétence pour les États forteresses, le repli xénophobe, le délire immunitaire.

Ce n’est pas que “nous” soyons devenus plus stupides que nos prédécesseurs, ou plus “égoïstes” – après tout, nos prédécesseurs, dans les métropoles des empires coloniaux, se sont fort bien accommodés de l’exploitation coloniale de centaine de millions d’êtres humains (et encore avant, de l’esclavage).

Cependant, même pour ceux dont l’imaginaire politique (de gauche) n’aurait pas été encore totalement ruiné par des décennies de libéralisation, la pilule est amère et l’impuissance manifeste : car nous dépendons tous des flux de marchandises qui circulent sur la planète, de cet extractivisme total : pas un objet de nos vies quotidiennes qui ne doivent pas son existence, à un endroit ou à un autre de sa production, à quelque mine au Congo, à une plantation en Indonésie, un forage pétrolier dans le désert. Nous n’avons pour ainsi dire aucune marge de manœuvre. Nous sommes pris dans les rets du grand filet global et nous alimentons avec un zèle souvent inconscient les flux de capitaux et soutenons leur captation par la minorité la mieux lotie. C’est ce que j’appelle notre “capitalisme intime”, qui est aussi un “extractivisme intime”, ou un “colonialisme intime”.

En Europe, je dirais que la grande bascule, ce sont les années 80/90 – avec pour symbole Margaret Thatcher, puis la chute de l’empire soviétique, le terrain était libre pour les think tanks néolib. Les attentats perpétrés ensuite, jusqu’à l’apogée du 11 septembre 2001, ont fait le reste. Mais la manière dont ils ont su convertir à la logique bourgeoise et des milieux d’affaires les masses toute entière, à quelques soubresauts près, personne je crois ne l’avait vu venir.

Maintenant, c’est mort : le pouvoir est tout entier dans les mains des dirigeants néolibéraux (et l’État, plus que jamais, occupe une position centrale, garantie pour le business d’une réorientation de la richesse vers leurs activités au détriment des plus pauvres, laissés en plan, sans parler de la force policière et militaire, dont la jouissance permet de mater toutes les formes du mécontentement) – lesquels dirigeants se confondent de plus en plus ouvertement avec des pseudo-démocrates autoritaires. C’est comme un cauchemar qui se réalise sous nos yeux. Mais il se réalise avec l’aval d’une partie majoritaire des électorats, et c’est bien ça le problème (jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’électorat du tout, comme dans une bonne partie des États du monde).

NB : s’il y a une naïveté de la gauche (ou du moins une grande partie de la gauche), c’est de n’avoir pas cru que les droites néolibérales puissent se montrer aussi cyniques. Quand j’évoque aujourd’hui par exemple le scénario de “sécession des riches” (on prend tout – on détruit tout, on consume tout, on extrait tout, et on se casse – et après nous le déluge – c’est-à-dire la catastrophe climatique), beaucoup de mes amis de gauche me regardent d’un air dubitatif (comme si j’avais versé dans je ne sais quelle théorie conspirationniste). Mais regardons les choses en face, et l’histoire économique mondiale depuis quelques siècles : ne peut-on pas y lire un mouvement de ce genre ? L’édification de la forteresse européenne (et américaine, ou celle que vous voudrez) ne relève-t-elle pas d’une telle logique de sécession (le colonialisme sous d’autres formes) ? Et dans la perspective de la catastrophe climatique, croyez-vous sérieusement que les classes les plus aisées vont soudainement se convertir à la décroissance afin de redistribuer une part de leur prospérité aux populations les plus pauvres et les affectées par les effets du changement climatique ? Non, évidemment.