Le Brésil est « quebrada » affirmait hier Bolsonaro, c’est à dire « fauché », « en faillite ». Puis il ajoute : « Je ne peux rien faire ». Et pourquoi ne peut-il rien faire ? Sa réponse est cinglante : « À cause de la presse, à cause de ce virus alimenté par la presse, cette presse sans intérêt ». Concrètement, cela signifie la fin des aides accordées aux pauvres depuis le début de la pandémie. Pour qui connaît le niveau des inégalités au Brésil et le nombre de pauvres notamment dans les favelas et les zones rurales, cette annonce (plutôt qu’un constat) sonne comme une déclaration de guerre au peuple (une de plus, me direz-vous).
L’exemple Brésilien, très particulier, marqué par une gestion absolument catastrophique de la crise épidémique (sans parler de la crise environnementale), figure à mon avis de manière radicale une sinistre expérience d’une politique ultralibérale menée par un dirigeant d’extrême droite, qui s’est vautrée lamentablement sur les récifs de la catastrophe épidémique.
De fait, tous les régimes libéraux ou ultralibéraux, se sont vautrés et ont été obligés de suspendre ou réviser au moins partiellement leurs programmes économiques : la crise oblige l’État à élargir ses missions de service public, augmenter ses dépenses, et reprendre des initiatives qui relèvent de ce qu’on appelait autrefois l’État-Providence ou du moins d’une forme de social-démocratie qui a reculé ces dernières décennies partout dans le monde sous les coups de boutoir de la libéralisation (et donc du désengagement de l’État au profit des sociétés privés du libre marché mondialisé).
En Europe, et particulièrement en France, dans la mesure où la crise est survenue avant que la destruction des dernières institutions de redistribution de la richesse ait été consommée, il restait suffisamment de structures d’aides et de soutien pour limite la casse sociale. Ce n’est évidemment pas le cas ailleurs : les aides apportées aux plus pauvres ont dû passer par un vote et de longues tractations aux États-Unis par exemple. Les USA ont subi de plein fouet la crise pandémique, mais les choses auraient pu être encore bien pire : la structure politique et fédérale, la puissance des grandes métropoles, constituent autant de contre-pouvoir qui ont limité (très mal limité mais limité quand même) la catastrophe. Même les équipes autour de Trump ont probablement contribué à gérer le caractère lunatique du personnage. C’était moins le cas au Brésil, quoique les gouverneurs de certains États ont pu aussi s’opposer plus ou moins efficacement aux délires de Bolsonaro (et dans certains favelas ou dans les régions rurales les ONG ou les gangs ont pris le relais).
La crise pandémique est évidemment loin d’être terminée, et, de toutes façons, elle ne sera qu’un épisode spectaculaire dans une série de crises et catastrophes environnementales et sociales qui vont désormais se succéder sur la planète. La leçon de cette crise, de cette nouvelle crise on va dire (le capitalisme est toujours en crise, c’est son élément au sens Hégélien du terme si l’on veut), pour ceux qui en doutaient encore c’est que les programmes ultralibéraux sont dans l’incapacité d’y faire face (sauf à se trahir eux-mêmes!).
La raison, si l’on adopte un point de vue disons « cynique », c’est que la crise fait exploser le rapport « acceptable » (du point de vue du profit c’est-à-dire « rentable ») des inégalités. Le capitalisme, et plus encore dans sa version libérale ou ultralibérale, a besoin des inégalités, il s’en nourrit. Pour le dire très caricaturalement, il faut pour que le capital s’engraisse qu’il puisse disposer d’une masse laborieuse suffisamment pauvre pour être forcée d’accepter de travailler aux salaires les plus bas possibles. Mais il y a une limite à cette pauvreté nécessaire (ou aux inégalités si l’on préfère) : trop de pauvres et des pauvres trop pauvres (et surtout sans aucun espoir de sortir de leur situation) conduit aux émeutes et à la guerre civile (le pire des maux disait déjà le raisonnable et modéré Aristote) – et surtout le risque qu’une majorité prenne conscience du fait que les plus riches se gavent. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle tant d’efforts ont été accomplis (avec succès chez nous par exemple) pour focaliser l’attention des classes moyennes, ou des gens à faibles revenus, sur les plus pauvres qu’eux, les sans emplois, les sans patrimoine, les immigrés, lesquels constituent des boucs émissaires commodes pour le pouvoir. Mais à partir du moment où la crise sociale, qui d’ailleurs a commencé bien avant la crise épidémique, fait basculer ou menace de faire basculer un nombre considérable de personnes dans la pauvreté, les programmes ultralibéraux ne tiennent plus. Pour protéger et les populations, et les capitaux et ceux qui les détiennent, il faut mettre en place de toute urgence des programmes d’aides sociales ou de substitut aux salaires, comme on l’a vu chez nous dès ce printemps. Ce n’est pas ce que les puissances financières qui avaient porté et inspiré le gouvernement attendaient, mais, en France en tous cas, même les partisans les plus illuminés de l’ultralibéralisme ont capitulé devant ces politiques d’aides et accepté, certes momentanément, ce changement de cap.
Toute la question désormais est de savoir combien de temps va durer ce « momentanément ». Reprendre, quand la crise sera terminée, ce qui n’est pas pour tout de suite loin de là, le fil de la libéralisation économique, paraît suicidaire. Faire payer aux populations le remboursement des dettes faramineuses engagées à l’occasion de cette crise, c’est-à-dire obliger encore et toujours des milliards de gens à se « serrer la ceinture » (voire à crever de faim) pendant qu’une minorité accumule de la richesse et s’engraisse précisément du fait de ces politiques encore plus qu’avant, c’est, pour les régimes qui choisiraient cette voie ouvrir le chemin du pire. Nul doute cependant qu’une bonne partie du monde se précipitera dans cette voie stupide, entraînant des conséquences dramatiques (déjà dramatiques sur une bonne partie de la planète du reste et depuis longtemps).
Cette présentation « cynique » des choses peut être mise en regard d’une perspective morale ou « politique » au sens noble du terme, c’est-à-dire qui prend au sérieux les idées de « bien général », de responsabilité collective. D’une certaine manière, la crise a contribué à moraliser quelque peu le capitalisme libéral, ou du moins l’a forcé à repenser le rôle et l’objectif de la puissance publique. La compétition inter-étatique pour l’acquisition des vaccins, dans l’espoir d’une sortie de crise « avant ses voisins », et donc d’un gain de compétitivité pour les marchés futurs, s’est trouvé parfois modérée par un souci rationnel (plus que moral) d’attention aux pays les plus faibles (qui ressemblerait de loin à une ébauche de conscience cosmopolitique).
Mais d’un autre côté, d’une manière assez perverse, elle a aussi renforcé le contrôle (facilité par l’extension des réseaux connectés) des populations par le pouvoir et promu l’application de politiques de plus en plus sécuritaire, voire, dans certains cas, favorisé l’avènement de véritables états policiers, illibéraux (d’un point de vue moral). La tendance n’était pas nouvelle, y compris en Europe, mais l’hyperindividualisme qui forme depuis les années 90 le socle des démocraties libérales, hyperindividualisme consubstantiel à ces idéologies, s’est retourné contre le pouvoir et les populations elles-mêmes. En effet, le sens de la responsabilité collective étant dans un état délétère, il a fallu pour lutter contre les effets désastreux de la pandémie contraindre les gens par la loi, ou par la force parfois, pour compenser l’absence chez une bonne partie de la population d’un sentiment spontané de responsabilité pour autrui. Les idéologies de la gauche humaniste, inspirée par exemple par la théorie du care, en ont pris pour leur grade en constatant l’état catastrophique du sens moral individuel. Et c’est là sans doute un des enseignements les plus inquiétants en vue de l’avenir, et des épreuves qui attendent les sociétés humaines.
Que faire maintenant ? La raison raisonnable inspirerait plutôt un retour à des formes de social-démocratie, fondée sur l’annulation de la dette (Feu David Graeber, parmi bien d’autres, s’était fait le parangon de cette annulation des dettes, dont on trouve de nombreux exemples dans l’histoire, certes pas au niveau d’une économie financiarisée et mondialisée), la mise en place d’un revenu universel inconditionné, une refonte de l’imposition et une redistribution plus juste des richesses à la Thomas Picketty, une taxation des flux financiers, la fin de l’exploitation néo-esclavagiste des ressources des pays du sud, sans oublier l’indispensable réforme de nos modes de vie pour freiner la catastrophe climatique. On imagine bien que, dans une économie mondialisée, ces outils de « réparation » ne se manifesteront que de manière sporadique et expérimentale ici et là. Une sorte de remise à zéro qui certes, ne résoudrait en rien la question des inégalités, mais permettrait au moins de laisser une petite chance aux plus pauvres, d’éviter aux classes moyennes exsangues, et surtout aux générations qui viennent, de basculer définitivement dans la misère, et de permettre à tous ces gens de vivre au moins à peu près dignement. Ce n’est pas le Grand Soir, ça n’a rien d’utopique, ça ne renverse pas les rapports de force et de pouvoir en place, mais entre croupir dans la misère en attendant je ne sais quelle révolution aux aspects pour le moins incertains et vivre un peu moins inconfortablement dans les années qui viennent – en attendant la prochaine crise, pragmatiquement, le choix est vite fait de mon côté en tous cas.
Nous verrons bien comment les choses évoluent à la fin de cette crise, quand il sera temps de refaire de la politique, et peut-être, pour une fois, vraiment, de la politique. Il y aura des élections importantes un peu partout dans le monde, et en ce qui nous concerne, nous autres Européens, en Allemagne dès cet automne, ou en France l’année prochaine (au vu de la nullité consternante des oppositions en France à l’occasion de cette crise, l’absence totale de réflexion politique sérieuse de leur part, leur incapacité à ouvrir des espaces de pensée au-delà de la gestion technocratique de la crise par le gouvernement – qui a fait, je le répète, ce qu’il avait à faire, et avec l’efficacité qu’on pouvait attendre d’une gouvernance « des experts » et technocratique – , bref, j’ai peur que la suite ne soit guère à la hauteur des enjeux. On verra bien).