Le secteur culturel comme nouvel acteur de la santé mentale

Le monde de la culture se fend d’une nouvelle tribune qui s’ouvre sur cet appel à l’aide : « Nous avons besoin de vous ! ».
Mais qui ça « nous » ? Et qui ça « vous » ?
Tout cela paraît assez flou. Se pourrait-il, horreur !, que le « vous » désigne les représentants du pouvoir, le Président de la République, le premier ministre, le ministre de la culture ou de la santé. Notons d’ailleurs que le seul nom propre mentionné dans cette lettre est celui d’Olivier Véran, le ministre de la santé. C’est intéressant n’est-ce pas, que le soi-disant monde de la culture s’adresse au monde de la santé.
Et qui ça « nous » ? Dieu merci, il existe une multiplicité de « mondes de la culture », et beaucoup de ces mondes ne se reconnaîtront pas dans l’auto-portrait qui se manifeste dans cette tribune. La plupart sont plus discrets et on ne les entend guère se plaindre. Ils ont renoncé ou rechignent à demander de l’aide, se débrouillent sans le secours de l’État, n’aiment pas bien se vendre ou vendre quoi que ce soit. Ils n’ont pas grand-chose en commun donc avec les signataires de cet appel, lesquels ont beau jeu de jouer les hérauts et les porte-paroles de la « culture », quand ils n’en représentent à l’évidence qu’une partie.
Il suffit de décortiquer un peu le texte. Passons sur les litanies romantiques par lesquelles « la culture » aime d’habitude à se décrire elle-même, disons, le registre de la « création ». Le vocabulaire dominant ici n’est pas celui-là, mais celui de l’industrie, du commerce, des recettes et des dépenses. Le « secteur » subit une « crise économique », alors qu’il contribue à l’ « économie nationale » – et c’est sans vergogne et toute honte bue qu’on assume les chiffres : « elle contribue sept fois plus que l’automobile, elle contribue presque autant que le secteur agro-alimentaire et représente 2,3% du PIB français ». Les bagnoles et le saucisson donc. L’art et le lard comme aurait dit Duchamp. Et ça continue, c’est manifestement surtout une histoire d’argent, d’ailleurs, le monde de la culture n’est-il pas une « industrie » ? On y passe du temps, et le temps c’est de « l’argent dépensé » pour continuer à « fonctionner » (mais aussi tout de même à créer, jouer et « accueillir » – ce qui me laisse songeur. Faudrait voir à pas marcher sur les plates-bandes de l’hôtellerie et des bars non plus). On parle de création, certes, mais aussi, et avec un prosaïsme digne d’un expert-comptable, de « rentrer dans ses frais et de ne pas jouer à perte. »
C’est ainsi que ce monde de la culture là s’adresse à l’État : on parle gros sous. Après tout, la France est le pays des subventions à la culture, un bon artiste sait remplir des dossiers de subventions et séduire les décideurs culturels (Je précise « la France » parce que, dans l’immense majorité des nations du monde, l’artiste se débrouille autrement, et n’attend pas grand chose des pouvoirs publics. C’est sans doute la raison pour laquelle les œuvres du secteur culturel Français brillent ainsi au firmament de la culture mondiale, éclipsant par leur génie toutes les autres nations. Je plaisante évidemment). C’est une bonne partie du job, apprendre à manier la novlangue et le jargon des collectivités locales et nationales en charge de l’étude de ces précieux dossier – une compétence « administrative » qui fait a différence n’est-ce pas (et dieu sait que nombre d’amis artistes qui ont choisi de jouer à ce jeu s’en plaignent !).
Mais il ne s’agit pas seulement d’argent, car, voyez-vous, et c’est une révélation, les artistes, les comédiens, les musiciens, sont aussi des acteurs de la santé mentale. On ne s’y attendait pas. La santé mentale est à la mode depuis l’explosion de la pandémie et le déploiement des mesures sanitaires. Depuis quelques semaines, les psychiatres sont invités sur les plateaux de télévision pour alerter sur les effets de la crise sur nos cerveaux et nos dispositions cognitives et comportementales. Hé bien, il faut toute affaire cessante recourir au « secteur culturel », et c’est la raison pour laquelle on lit dans la tribune cet appel du pied au ministre de la santé : car les artistes sont d’ores et déjà prêts à rejoindre la cohorte des médecins, infirmiers, ambulanciers et aides-soignants. Car, voyez-vous, la culture « répond à l’irrépressible besoin de rêver, d’être ému, de danser, d’écouter des histoires qui transportent et qui permettent de comprendre le monde qui nous entoure, de le supporter quand il devient trop fou, trop violent, trop dur. » C’est à pleurer. Aux médecins les psychotropes, aux artistes les émotions positives et les consolations, le divertissement, les histoires qui font oublier provisoirement les malheurs du temps. Tout cela sent le développement personnel à plein nez.
Toutefois, au détour de cette envolée lyrique, il est soudain question, comme en passant, comme si ça « allait de soi », de « comprendre le monde ». Le monde, c’est-à-dire je suppose « le public », a besoin de « ce » secteur culturel pour « comprendre ». Il n’est pas tant question de prendre de la hauteur, d’interroger le présent et d’imaginer le monde qui vient. L’œuvre de l’art ne consiste pas tant à planter ses griffes acérées sur nos manières de vivre et de penser, on n’y trouvera ni perspective morale, ni politique, encore moins philosophique, non. Il s’agit juste de mettre un peu de crème apaisante sur ce monde qui devient « trop fou, trop violent, trop dur ». Au risque de les déprimer encore plus, j’ajouterais, non sans perfidie, que ça n’est rien à côté de ce que le futur nous réserve mes pauvres lapinours. Je note aussi le procès du gouvernement en « infantilisation », qu’on a déjà entendu ici et là : malheureusement, j’ai bien peur à lire cette tribune qu’il soit justifiée.
Pour en revenir sur ce « nous » qui appelle à l’aide, il ne désigne rien d’autre qu’une corporation censée prendre soin des autres, de tous les autres (du moment qu’ils payent leur place au théâtre). On est à des millénaires d’un expression de « responsabilité collective », d’un « sens civique » même minimal.
L’aspect le plus frappant du texte, à mon sens, et particulièrement symptomatique de la position de ses auteurs au sein de la communauté sociale, c’est qu’il n’est quasiment pas question de la crise actuelle : la pandémie, ses ravages un peu partout sur la planète, l’incertitude dans laquelle elle nous plonge, y compris les responsables en charge des politiques sanitaires. On a l’impression que les acteurs du « secteur culturel » qui se manifestent ici sont totalement passés à côté de la dimension extraordinaire de ce qui nous est tombé dessus depuis bientôt un an, qu’ils n’en ont absolument pas pris la mesure, et qu’ils n’ont qu’une hâte : que tout redémarre « comme avant », leur petit business, leur interview dans les journaux culturels, leurs spectacles inoffensifs. Remplacez dans tout ce texte l’expression « secteur culturel » par « discothèques et bars-restaurants », à deux ou trois mots près, ça ne fera guère de différence.
NB : une petite remarque concernant l’ouverture éventuelle des lieux de spectacle. 30 personnes dans une chapelle pour écouter un quatuor à cordes romantique, à distance respectable les une des autres, effectivement, ça ne pose guère de problèmes d’un point de vue sanitaire. Mais quid des musiques actuelles, le concert de hardcore où tout le monde a picolé avant d’entrer et où il est difficile de résister à l’appel du pogo (moi je peux pas résister). Qu’en pensent les auteurs de cette tribune. Seraient-ils prêts à sacrifier les « musiques actuelles » – ce qui revient à sélectionner le public soit-dit en passant, souvent les plus jeunes et les moins fortunés d’ailleurs. Je n’ai pas lu un mot à ce sujet.