Pleine lune oblige, sommeil agité. Réveillé vers 5 heures par un rêve dont je m’empresse de noter ce qui en reste, la scène finale. Je me trouve avec mon plus jeune frère B. sur une colline. Avec nous quelques autres personnes. C’est un lieu de promenade qui surplombe ce que, dans mon rêve, j’appelle un temple. En réalité, une ville massive, faite de superpositions d’énormes plaques de béton gris, supportées par des piliers qui se dressent de travers (association d’idée : je dis souvent que la ville dans laquelle je viens de m’installer est tordue, qu’elle tient debout dieu sait par quel miracle). Des centaines de milliers de gens vivent dans cette espèce de bunker géant (que j’appelle donc un temple). À commencer par mes proches, le reste de ma famille.
Dans la scène finale du rêve, nous voyons les piliers vaciller. La structure pencher de droite à gauche. Les plaques de béton se détachent les unes après les autres et, dans un silence malgré tout cataclysmique, la totalité du temple-ville s’effondre. Avant même que quiconque ait pu seulement penser à faire quoi que ce soit pour l’en empêcher (et faire quoi, au juste ?).
Avant de me réveiller, nous discutons avec les « promeneurs et promeneuses » survivant‧es, du danger extrême que présenterait le fait de s’aventurer dans ces décombres.
Ce rêve me fait penser immédiatement à un autre rêve d’effondrement qui revenait régulièrement quand j’étais enfant et préadolescent. Là, c’était le quartier que nous habitions, les maisons, les immeubles, les barres HLM, qui se trouvait menacé (ou détruit) par des coulées de laves volcaniques, des tremblements de terre, des bombardements – au gré des savoirs “catastrophiques” dont je disposais à l’époque. Mais dans ce rêve d’enfance, je fuyais avec mon autre (jeune) frère, F., sur un tapis volant en général (on fait avec les moyens du bord, j’avais dû lire un livre sur le conte d’Aladin). Je suis beaucoup plus proche aujourd’hui de mon frère B. que de F. ce qui explique mon choix de sauver l’un et de sacrifier l’autre.
Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’image des décombres et des ruines, des immeubles qui s’effondrent hantent nos esprits (le mien en tous cas). La destruction de Gaza notamment, parmi d’autres destructions, sidère l’imaginaire. L’occasion du rêve est fournie par la lecture, juste avant de m’endormir, du livre d’Erich S. Gruen, Rethinking the other in antiquity, dans lequel est commentée la destruction de Carthage en 146 av JC, accompagnée d’un des plus grands massacre de population de l’antiquité, que l’on doit aux Romains.
Enfant, je vivais déjà dans l’angoisse : cette conscience précoce que les choses ne duraient pas éternellement – la biographie familiale et la précarité sociale et économique expliquent une partie de ce sentiment. Winnicott a écrit un bref texte qui a suscité beaucoup de commentaires sur la crainte de l’effondrement :
En écoutant un‧e patient‧e, je suis attentif aux émotions associées à son enfance : elles peuvent être positives (le paradis perdu de l’enfance), négatives (comme dans le cas de ma propre enfance, anxieuse, déprimée, hanté par la possibilité de l’effondrement, l’imminence de la perte de monde), ou, et c’est le cas la plupart du temps, ambivalente. La « solution » adoptée dans l’imaginaire, typique des rêves que je viens d’évoquer, pourrait être décrite comme un mélange de fuite et de sacrifice (le patient se sauve lui-même, et, dans mon cas, embarque avec lui le frère dont il était chargé de prendre soin, mais sacrifie tout le reste, les autres figures familiales, mais aussi le monde si décevant, dans lequel il peine à se ménager une place viable). Il y a évidemment un vœu de meurtre. Mais aussi, de manière plus créative, l’ouverture d’autres chemins de vie possibles, un refus de se plier aux injonctions et aux déterminismes (morales, socio-économiques, et parfois sexuelles). Le tapis volant paraît constituer un véhicule fort adéquat pour prendre le large sur des chemins queer.