Isaac Baker Brown et le corps des femmes

En lisant un article de l’excellente Bonnie Honig, je tombe sur cette référence au livre désormais classique dans les études féministes d’Helen King : Hippocrates’ Woman Reading the Female Body in Ancient Greece, Routledge 1998 :

Autrement dit les origines grecques antiques de la gynécologie (la période classique notamment, Vè et IVè siècles).

C’est passionnant et au sens propre « fabuleux » – Helen King est une érudite dotée d’un esprit critique aiguisé.

Mais.. L’introduction, dans laquelle elle ouvre l’autre perspective du livre, la manière dont la médecine moderne se place sous le signe des écrits hippocratiques (en tirant une sorte d’autorité sans les comprendre vraiment), à partir de la renaissance et jusqu’à l’autonomisation de la gynécologie comme spécialité médicale au XIXè siècle est.. sidérante. Je ne connaissais pas du tout cette histoire-là. Même si j’ai pas mal étudié l’histoire de la psychiatrie, notamment la question de l’hystérie, comprise comme un désordre organique du désir, de la sexualité (forcément indisciplinée) – une étape à mon sens cruciale dans la naturalisation « scientifique »‘ des affects psychiques, de la plainte, de la frustration et de la souffrance sociale (à laquelle Freud et ses disciples vont s’opposer plus tard).

Évidemment, la médecine qui s’occupe du corps des femmes au siècle du progrès scientifique et médical est exclusivement masculine (prosternez-vous s’il vous plaît devant ces grands hommes, et crachez sur Freud et la psychanalyse – franchement, valait mieux être hystérique dans le cabinet de Freud que dans un asile psychiatrique ou dans la London Surgical Home for the Reception of Gentlewomen and Females of Respectability suffering from Curable Surgical Diseases. Freud n’a jamais torturé ni charcuté personne ce me semble)

Ce que reconnaît d’ailleurs un certain Francis Seymour Haden, celui là même qui proposa la motion d’expulsion de Brown de la Société obstétricale de Londres, en suggérant que l’établissement médical dans son ensemble était le tuteur approprié pour la femme victorienne : en tant qu’obstétriciens, a-t-il déclaré,

« we have constituted ourselves, as it were, a body who practise among women… we have constituted ourselves, as it were, the guardians of their interests, and in many cases, in spite of ourselves, we become the custodians of their honour [hear, hear]. We are the stronger, and they the weaker. They are obliged to believe all that we tell them. They are not in a position to dispute anything we say to them, and we, therefore, may be said to have them at our mercy. We, being men, have our patients, who are women, at our mercy. »

(traduction rapidos :

« Nous nous sommes institués, pour ainsi dire, comme un corps qui exerce parmi les femmes… nous nous sommes institués, pour ainsi dire, les gardiens de leurs intérêts, et dans de nombreux cas, malgré nous, nous devenons les gardiens de leur honneur. Nous sommes les plus forts et elles, les plus faibles. Elles sont obligées de croire tout ce que nous leur disons. Elles ne sont pas en mesure de contester ce que nous leur disons, et on peut donc dire que nous les tenons à notre merci. Nous, qui sommes des hommes, avons nos patientes, qui sont des femmes, à notre merci ».

Mais attendez un peu, avant de vous indigner (ou gardez un peu d’indignation en réserve), de savoir quel genre de chirurgie pratiquait le docteur Brown pour soigner aussi bien « l’incontinence urinaire, l’hémorragie utérine, l’hystérie, l’idiotie et la manie ».

Dans l’introduction du livre, Helen King mentionne ce fameux Isaac Baker Brown (1812–73) qui peut-être considéré comme un des inventeurs de la gynécologie moderne.. Du genre que l’histoire de la médecine se fait fort d’oublier, et qui fonda en 1858 the London Surgical Home for the Reception of Gentlewomen and Females of Respectability suffering from Curable Surgical Diseases (sic), traitant pas moins de 1300 patientes (sans doute respectables, et néanmoins considérées comme des ovaires sur pattes).

Je traduis le passage en question :

« Parmi les dizaines d’exemples d’utilisation du nom d’Hippocrate pour donner de l’autorité à une pratique médicale, mon préféré est celui du chirurgien Isaac Baker Brown (1812-73). Il est devenu membre du Collège des chirurgiens par examen en 1848, après quoi il a travaillé comme chirurgien-obstréticien, puis comme conférencier sur les sages-femmes et les maladies des femmes, au nouvel hôpital St Mary’s, à Paddington. Il acquiert une réputation internationale en tant qu’innovateur chirurgical, en développant de nouvelles méthodes de réparation vaginale et de traitement des kystes ovariens, et en expérimentant l’ovariotomie. En 1858, il crée sa propre clinique, le London Surgical Home for the Reception of Gentlewomen and Females of Respectability suffering from Curable Surgical Diseases (Maison chirurgicale de Londres pour l’accueil des femmes de bonne réputation souffrant de maladies chirurgicales curables). Sa mission était d’alléger « les nombreuses souffrances dont la partie la plus douce de l’humanité est victime » ; il s’agissait notamment d’une série de troubles de l’utérus, du vagin et des seins, mais aussi d’affections de la vessie et du rectum, d’hystérie et même de « maladies de l’articulation du genou ». Au cours des dix années d’ouverture de la maison, Brown a traité plus de 1 200 patients et a pratiqué la clitoridectomie sur des femmes pour soigner des affections aussi variées que l’incontinence urinaire, l’hémorragie utérine, l’hystérie, l’idiotie et la manie. Les trois dernières suggèrent qu’il est possible de guérir la folie par une intervention chirurgicale et sont interprétées comme un défi aux frontières établies entre les spécialités médicales. En 1865, la réputation de Brown dans la profession est telle qu’il est élu président de la Société médicale de Londres ; ses partisans louent ses compétences, son audace et sa gentillesse. Mais l’année suivante, il est exclu de la Société obstétrique de Londres, laissant sa carrière en ruine.

Au XVIIIe siècle, les saignements provenant de divers orifices étaient largement reconnus comme des « menstruations détournées ». Dans une longue section sur les voies inhabituelles empruntées par les menstruations, Martin Schurig (1729) mentionne la menstruation par les oreilles, la peau, les gencives, les doigts, les glandes salivaires et les canaux lacrymaux ; en 1953 encore, certaines de ces voies étaient répertoriées dans le Nursing Mirror, bien que l’auteur commente la menstruation par les larmes et la sueur, « on en doute ». L’année même où Brown publiait son livre promouvant la clitoridectomie, l’homéopathe John Pattison écrivait que, chez les femmes âgées de 15 à 25 ans, les saignements des poumons pouvaient être dus à une suppression menstruelle. La médecine orthodoxe est d’accord : le manuel de Fleetwood Churchill intitulé On the Diseases of Women (Les maladies des femmes), publié pour la première fois en 1850, autorise les « menstruations par procuration » provenant du nez, des yeux, des oreilles, des gencives, des poumons, de l’estomac, des bras, de la vessie, des mamelons, de l’extrémité des doigts et des orteils, des articulations, et ainsi de suite. Churchill cite le cas de Mary Murphy, âgée de 21 ans, qui n’a pas eu ses règles, a perdu entre 15 et 20 onces de sang par les oreilles, puis a commencé à vomir du sang et à saigner des oreilles ; le signe que ce sang était menstruel était qu’il ne coagulait pas. Tous les auteurs des XVIIIe et XIXe siècles n’acceptaient pas la menstruation par procuration ; Thomas Denman estimait que les saignements classés comme tels étaient plus souvent dus à une maladie, étant indépendants de la menstruation.

Mais tous les aspects de la gynécologie victorienne n’étaient pas aussi manifestement enracinés dans la médecine hippocratique. Comme beaucoup d’autres auteurs médicaux de son époque, Brown pensait que la masturbation féminine exerçait une pression excessive sur le système nerveux, provoquant notamment une « irritation périphérique du nerf pudique », affectant le clitoris et finalement le cerveau ; certains pensaient que l’utilisation de machines à coudre à pédale provoquait une « excitation vénérienne » excessive chez les ouvrières d’usine. L’ablation du clitoris, selon Brown, est une opération très ancienne qui ne désexualise en rien une femme ; en tombant enceintes par la suite, plusieurs de ses patientes ont fourni « la preuve indiscutable que le clitoris n’est pas une partie essentielle du système génératif ». Il est toutefois intéressant de noter que l’un des cas cités par Brown dans « On the Curability of Certain Forms of Insanity, Epilepsy, Catalepsy and Hysteria in Females » concerne une patiente qui se considérait effectivement comme « désexuée » par son opération et qui lui a dit que c’était ce qu’elle ressentait.

Et l’église ne peut pas s’empêcher d’y aller de son avis autorisé (en éclairant et justifiant la pratique de l’ablation du clitoris par un passage de la Bible – c’est ce qui est bien dans la Bible, on peut y trouver de quoi éclairer et justifier absolument n’importe quoi – une manne infine)

Le livre de Brown a fait l’objet d’une critique favorable dans le Church Times (avril 1866), le clergé étant encouragé à recommander la procédure à ses paroissiens. L’archevêque d’York était le patron du Home, et l’archevêque de Canterbury en était le vice-président. Un article sur Brown, publié l’année de son expulsion, suggère que Brown ne faisait que pousser jusqu’à ses limites logiques une forme de « chirurgie psychologique indiquée pour la première fois par le Christ », selon laquelle « si ta main droite t’offense, coupe-la ». L’un des cas où la clitoridectomie a été considérée comme une réussite est celui des femmes qui avaient demandé le divorce en vertu de la loi sur le divorce de 1857 – une action si scandaleuse qu’elle était un signe évident de maladie mentale – et qui sont retournées auprès de leur mari après l’opération. Brown cite le cas d’une femme qui « est devenue à tous égards une bonne épouse » après une clitoridectomie.

L’establishment médical londonien ne s’est pas retourné contre Brown en raison de la nature de cette intervention chirurgicale, qu’il décrivait souvent de manière possessive comme « mon opération », selon ses agresseurs. Pour l’auteur de l’éditorial du Lancet de 1866, l’opération de Brown était erronée parce qu’elle était basée sur la méthode empirique plutôt que sur la « méthode rationnelle d’étude de la médecine », qui était historiquement établie et éprouvée. Des doutes ont été exprimés quant à l’efficacité de la procédure au-delà de la période post-opératoire immédiate, au cours de laquelle la zone génitale était si inconfortable que la masturbation était trop douloureuse. En outre, d’importants problèmes éthiques ont été identifiés dans la pratique de Brown, comme le fait qu’il n’aurait pas obtenu le consentement des pères et des maris de ses patientes ; en termes grecs anciens, les hommes qui étaient les kyrioi ou les tuteurs légaux des patientes. »

(extrait de l’introduction d’Helen King : Hippocrates’ Woman Reading the Female Body in Ancient Greece, Routledge 1998)

Vous pouvez aller vomir le patriarcat et d’autres trucs maintenant.

(et vous demander, qui sont les barbares ? Les scientistes qui crachent sur la psychanalyse, et notamment sur Freud, feraient bien de remettre les choses dans leur contexte, et considérer comment on traitait les patients, et notamment les femmes, dans la psychiatrie et la médecine de l’époque. Certes, Freud est de son temps, et bien des aspects de sa pensée (qui s’étale sur des dizaines de milliers de pages dont la plupart des gens qui ont un avis là-dessus n’en ont en réalité rien lu du tout, ou alors quelques résumés vite fait par des abrutis style Onfray ou quelques zététistes pas moins abrutis), bien des aspects de sa pensée ne font certes pas parti de mon bagage intellectuel quand j’analyse mes patient‧es, c’est le moins qu’on puisse dire (si Freud ou ses premiers disciples m’espionnaient pendant les séances, ils seraient sans doute scandalisés – c’est moins sûr s’il s’agissait de Mélanie Klein par exemple, ou Joyce McDougall ). Mais tout bien considéré, dans le contexte de l’époque, Freud faisait figure de révolutionnaire en redonnant à la sexualité, et au désir, notamment féminin, sa légitimité, et en refusant toute naturalisation de ce désir dans des histoires d’ovaire ou de clitoris. De même pour la sexualité infantile. Bref.)

NB :

L’Amérique et le clitoris étaient déjà là (avant d’avoir été « découverts »)

L’érudite historienne Helen King (je l’adore), dans le chapitre qu’elle consacre au clitoris, évoque la compétition entre médecins au XVI et XVIIè siècles (âge d’or de l’anatomie, si l’on peut parler ici d’un âge d’or) pour la découverte de nouveaux organes, parmi lesquels le clitoris. Évidemment, il y a avait bien longtemps que le clitoris avait été « découvert » – les femmes, principalement concernées, en connaissaient un rayon sur le sujet depuis des temps immémoriaux, et dans l’antiquité méditerranéenne par exemple, la littérature, et pas seulement les traités médicaux, le mentionnent sous des petits noms divers et variés (lui attribuant diverses fonctions, parfois assez lunaires, mais le clitoris comme source de plaisir n’étant pas absent de ces considérations qu’elles soient savantes ou poétiques)

Bref. Le savant moderne découvre ce que tout le monde sait depuis longtemps – mais en attribuant un nom à sa découverte, s’en attribue aussi la possession : s’accaparer l’Amérique et discipliner le corps féminin passe par ce genre d’attribution – comme on le sait depuis la Genèse, c’est en nommant les créatures qui l’entourent que l’homme en devient maître et possesseur (et quand je dis, l’homme, je dis bien : l’homme)

J’ai déjà parlé de cet fascinant ouvrage, paru l’an dernier, qu’il faudrait traduire aussi vite que possible à mon avis, Helen King, Immaculate Forms: Uncovering the History of Women’s Bodies (2024).

Et voici l’extrait (plein d’ironie comme souvent chez Helen King qui adore se payer la tronche du corps médical)

« En annonçant la découverte du clitoris en 1559, Colombo fait quelque chose de très différent de Vésale. Alors qu’il prétendait disséquer jusqu’à quatorze corps en un an, il croyait fermement qu’il fallait étudier des corps sains plutôt que de se concentrer sur des conditions pathologiques, comme c’était le cas à l’époque. Et cette « découverte » particulière n’était pas du tout basée sur la dissection, mais sur une expérience pratique du corps féminin vivant.

Dans le passage en question du De re anatomica, Colombo décrit la découverte d’une belle chose, « faite avec tant d’art », le siège même du plaisir érotique des femmes : un petit oblong qui, s’il est frotté avec un pénis ou même simplement touché « avec le petit doigt », provoque un grand plaisir et l’écoulement de la “semence” dans toutes les directions, « plus vite que le vent », même si la femme ne veut pas ressentir ce plaisir. Il parle ici de la semence féminine, un concept auquel nous ne croyons pas aujourd’hui, mais sur lequel nous reviendrons bientôt. Et de quel doigt s’agit-il d’ailleurs ? Le livre de Colombo s’adresse à d’autres médecins. En 1561, l’élève de Colombo, Gabriele Falloppia – qui a donné son nom aux trompes de Fallope – a publié Observationes anatomicae, bien que cet ouvrage ait été écrit peut-être dix ans plus tôt et qu’il ait en fait devancé Colombo pour le clitoris.

Cette compétition soulève une question importante : pourquoi les hommes – ou, plus précisément, les médecins – voulaient-ils être les découvreurs du clitoris « perdu » ?

Le milieu du XVIe siècle fut marqué par un regain d’intérêt pour les textes médicaux de l’Antiquité grecque et par l’accent mis sur la continuité avec ces textes, tout en faisant des découvertes entièrement nouvelles. Vésale, par exemple, a donné son nom à six caractéristiques anatomiques différentes. L’une d’entre elles est ce que l’on appelle aujourd’hui « l’os de Vésale » dans le poignet, l’os vesalianum carpi. Situé à la base du cinquième métacarpien, cet os n’est présent que chez environ 0,1 % de la population mais, contrairement à son rejet du clitoris comme phénomène rare, il a choisi de l’inclure dans ses illustrations de la main et du poignet. Découvrir de nouvelles choses était une façon d’asseoir son autorité.

Cela correspondait peut-être aussi au sentiment de l’époque. Le XVIe siècle se situe à la fin d’une époque caractérisée par l’obsession de la terra incognita, du territoire inconnu ; la déclaration de Colombo intervient à la fin de l’« âge des découvertes », lorsque de nouvelles routes commerciales et le Nouveau Monde des Amériques ont été découverts. Toute grande découverte doit être prise avec des pincettes, et cela s’applique aussi bien au clitoris de Colombo qu’aux cartes que son homologue, Christophe Colomb, a utilisées au siècle précédent.

L’Amérique et le clitoris étaient déjà là. »

Je continue de vous proposer des extraits du livre exceptionnel d’Helen King, Immaculate Forms: Uncovering the History of Women’s Bodies (2024), ou, tout ce que vous avez voulu savoir (ou pas) sur le corps des femmes.

L’historienne féministe explore notamment, et avec beaucoup d’ironie, les récits (principalement produits par des hommes) se rapportant à ces parties du corps féminin : le sein, le clitoris, l’hymen et l’utérus – et, à chaque fois se mélange les fantasmes sexuels et la prétention au savoir (aux aspects pas moins délirants, de notre point de vue moderne).

J’adore ce paragraphe du résumé du livre :

« Formes immaculées » examine toutes les manières dont la médecine et la religion ont joué un rôle de gardien des organes féminins. Il explore la façon dont l’utérus a été considéré à la fois comme l’organe le plus miraculeux du corps et comme un égout ; il découvre l’héritage des seins en tant qu’organes maternels ou sexuels – ou les deux ; il sonde le mystère de la disparition de l’hymen et pose la question suivante : le clitoris avait-il besoin d’être découvert ?

wellcomecollection.org/books/Z

Voici donc un passage délicieux sur la tétée – ses vertus médicales (et les tentatives pour désexualiser la tétée, entre adultes, quand la finalité est médicale – un petit coucou au Cardinal Pietro Bembo au passage

« Mais si le lait humain possède ces vertus médicales, comment l’obtenir ? Tel est le dilemme, qui nous ramène non seulement au malaise que suscite la coexistence des aspects maternels et sexuels des seins, mais aussi à l’idée que les seins définissent la femme. L’alimentation directe par les mamelles peut convenir à un bébé qui tète un animal, mais pour un homme adulte, prendre le lait directement au sein d’une femme faire courir le risque d’aller trop loin du point de vue sexuel. Pourtant, Dioscoride, un autre auteur du premier siècle qui énuméra les utilisations du lait maternel, tombait d’accord avec Pline pour dire que « le lait d’une femme est extrêmement doux et nutritif » et ajoutait que « tété, il aide à lutter contre le rongement du ventre et la phtisie [un type de maladie de dépérissement] » « Tété » : et Galien, le plus influent de tous les écrivains grecs et romains de l’Antiquité, recommandait également de prendre le lait directement des « femmes elles-mêmes », citant les travaux perdus de ses prédécesseurs Euryphon et Hérodique.

Avec un tel niveau de soutien antique, il n’est pas surprenant qu’au XVIe siècle, dans son Traité sur le lait (1536), Accoromboni ait indiqué qu’il avait traité avec succès le cardinal Pietro Bembo en lui demandant de boire du lait de femme directement au sein pour guérir le catarrhe. D’autres autorités du XVIe siècle se montrèrent plus sceptiques à l’idée que des hommes passent du temps avec une jeune et jolie nourrice, et pensaient que le lait devait être appliqué sous forme de compresse plutôt que d’être pris directement au sein.

Quant aux patients, ils ne trouvaient pas tous l’approche directe acceptable. Le verrier allemand du XVIIIe siècle Gotthelf Greiner raconte qu’on lui avait prescrit du lait maternel et que son médecin lui avait suggéré de faire appel à une nourrice. Sa femme allaitait à l’époque et, malgré une répulsion initiale (« J’ai tremblé à l’idée de le faire »), il l’a remplacée, puis, lorsqu’elle a sevré leur enfant, il est passé au lait envoyé par sa cousine allaitante. Il n’y a peut-être pas que le sentiment qu’il est moins coûteux de garder le lait dans la famille, en raison de la croyance selon laquelle le lait transmet également des valeurs morales. Auparavant, Greiner n’avait été guéri de son impuissance que lorsque sa femme lui avait permis de toucher ses seins, avant leur mariage. Les pouvoirs sexuels et médicaux des seins – et plus précisément des seins de sa femme – étaient très proches pour lui.

Bien que la plupart des exemples cités jusqu’à présent n’explorent pas cette possibilité, certaines femmes ont également allaité d’autres femmes. Au XVIIIe siècle, si une femme avait trop de lait et que l’on pensait qu’elle risquait de développer une inflammation, on pouvait faire appel à une « suceuse de seins » (féminine) pour retirer l’excédent ou, si la femme avait cessé de produire du lait pour cause de maladie, pour relancer l’écoulement. Cette approche était considérée comme plus douce que l’utilisation d’un tire-lait et, peut-être, préférable aux chiots. Une suceuse de sein pouvait également être utilisé pour aider à mettre en place l’allaitement. Au XVIIIe siècle, la révolutionnaire française Marie-Jeanne Phlippon Roland en a utilisé une pour l’aider à relancer l’écoulement du lait maternel après qu’une maladie l’ait amenée à arrêter temporairement d’allaiter sa fille, la suceuse de sein essayant de stimuler l’écoulement trois fois par jour pendant cinq semaines. »

Archives : Pas de sexe pour les mères (et les nourrices) allaitantes :

Un extrait du livre génial de l’historienne féministe Helen King, Immaculate Forms: Uncovering the History of Women’s Bodies (2024), relatif au sein, et notamment, dans les passages cités aux usages des « nourrices » embauchées pour donner le sein à la place des mères dans la bonne société (pratique qui date de l’antiquité).

« Des contrats légèrement différents subsistent dans la Florence de la Renaissance, établis entre le père de l’enfant et le mari de la nourrice. Ici aussi, l’activité sexuelle (ainsi que l’indigestion) était censée affecter le lait ; dans un traité de 1664 sur les maladies infantiles, on peut lire que « la relation sexuelle avec un homme gâte le lait ».

La règle du « pas de sexe » s’appliquait également à la mère naturelle si elle allaitait, ce qui signifiait qu’une femme ne devait pas avoir de relations sexuelles avec son mari tant que l’enfant n’était pas sevré. Cela fait du recours à la nourrice un arrangement par lequel un homme riche payait un homme pauvre pour qu’il n’ait pas de relations sexuelles avec sa propre femme, afin que lui, l’homme riche, puisse continuer à avoir un accès illimité à son propre lit conjugal. Ou, pour donner une tournure (peut-être) plus positive, les hommes riches pouvaient insister sur le recours aux nourrices pour que leurs femmes aient les meilleures chances de concevoir à nouveau. (…)

En supposant que l’on ait le loisir de choisir, quelles sont les qualités d’une bonne nourrice ? Nous avons vu que, selon certains, elle ne devait pas avoir de relations sexuelles, et il y avait bien sûr la question des maladies à traiter, ainsi que les préoccupations « morales » fondées sur la croyance que le lait transmettait les qualités éthiques de la nourrice à l’enfant qu’elle allaitait. D’autres listes de caractéristiques à rechercher, non seulement dans le lait mais aussi chez la nourrice elle-même, remontent très loin dans l’histoire occidentale, et la quantité remarquable de détails qu’elles fournissent montre une fois de plus que le lait était bien plus qu’un simple produit nutritionnel.

(…)

Il existe une longue tradition d’utilisation, tout en les dénigrant, de nourrices issues d’une classe inférieure, d’esclaves ou d’un autre groupe racial. Cette tradition semble s’être renforcée au XIXe siècle, les éditions ultérieures de l’ouvrage d’Underwood “Diseases of Children” étant moins enthousiastes à l’égard des nourrices qu’elles ne l’étaient à l’origine, parce qu’elles provenaient des « rangs inférieurs » de la société. Elles étaient « généralement malhonnêtes » et « indifférentes aux règles de l’alimentation, enclines à l’indulgence et totalement insouciantes de l’état de leurs intestins ».

Il convient de noter qu’en Amérique, dans l’antebellum South, ces idées étaient ignorées, les femmes réduites en esclavage étant utilisées comme une source pratique et gratuite de nourrices ; pas de contrats ici. Alors que les femmes noires étaient censées sevrer rapidement leurs propres enfants pour pouvoir retourner travailler, celles qui nourrissaient les enfants blancs devaient continuer pendant deux ans et parfois trouver d’autres sources d’alimentation – une autre esclave ou le biberon – pour leurs propres bébés. Dans le récit de ses voyages aux États-Unis entre 1798 et 1802, John Davis observe qu’« il peut paraître incroyable à certains que les enfants des familles les plus distinguées de Caroline soient allaités par des femmes nègres ». Il a exprimé son horreur de voir « un bébé souriant tirer avec ses lèvres rosées sur un organe d’une taille et d’une couleur à effrayer un satyre ». Mais il a également noté l’implication émotionnelle qui découlait de la relation nourrice-nourrice : « Il n’est pas rare d’entendre une dame élégante dire que Richard s’afflige toujours lorsque Quasheeshaw est fouetté, parce qu’elle l’a allaité ». »