The remote village of Shishmaref, Alaska, has been experiencing the effects of climate change first-hand. In the last decades, the island's shores have been eroding into the sea, falling off in giant chunks whenever a big storm hits. (Photo: Gabriel Bouys/AFP/Getty Images)

Nous discutions sur le forum InfoClimat de la catastrophe qui a emporté le hameau de la Bérade en Isère ces derniers jours.

J’ai pondu cette réponse que je copie-colle ici, qui s’intéresse non pas tant à l’épisode récent, qu’à la question des relocalisations dans le contexte de la catastrophe climatique :

Au-delà du cas particulier du hameau de la Bérarde (merci pour votre passionnante discussion !), cela me fait penser à un thème devenu assez récurrent dans ce qu’on appelle les « disaster studies » dans la perspective du changement climatique : celui des limites de « l’adaptation » dans les zones impactées. J’avais été frappé lors des inondations dans les vallées de l’arrière-pays Niçois (Vésubie, la Roya et la Tinée). Lors d’un nouvel épisode tempétueux, le maire d’un village, au bord des larmes et découragé, contemplait le pont à nouveau emporté par les flots, constatant que les travaux engagés lors de l’épisode catastrophique précédent étaient réduits à néant ou presque.

La manière dont se manifestent les effets du changement climatique à l’échelle locale, c’est la récurrence, dans des laps de temps de plus en plus réduit, des épisodes catastrophiques. Arrive un moment, où les stratégies d’adaptation finissent par s’épuiser et qu’il faut se résigner à abandonner les lieux.
On connaît bien ce genre de configuration dans certaines vallées himalayennes, où des villages sont de plus en plus régulièrement emportés par les eaux (quoique, bien souvent, à la fonte des glaciers s’ajoutent les dynamitages dus aux grands travaux menés par l’Inde ou la Chine, centrales hydroélectriques, routes de montagne, carrières de sable et autres mines d’extraction plus ou moins légales, déforestation, déversement de déchets, etc.)

J’avais lu il y a quelques temps un excellent papier des chercheuses SHIRLEY J. FISKE et ELIZABETH MARINO, dans le recueil Disaster upon Disaster Exploring the Gap between Knowledge, Policy, and Practice (2019)

Elles prennent deux exemples fameux et très documentés concernant des zones qui ont subi de plein fouet ces dernières décennies la montée des eaux (+ la salinisation et l’érosion). Le premier est situé dans la péninsule de l’ Eastern Shore dans Chesapeake Bay, sur la côte ouest des States, entre Philadelphie et Norfolk. À cet endroit, le niveau de le mer s’élève plus rapidement que partout ailleurs sur la côte Ouest, et notamment dans le comté de Dorchester, où, en quelques décennies, les zones d’habitations humains ont fini par n’avoir d’autres choix que d’être déplacées à l’intérieur des terres : les digues qu’on élevait au fur et à mesure finissaient toujours par s’effondrer, les routes décalées de quelques centaines de mètres « au sec », étaient à leur tour inondées et détruites l’année suivante etc, etc. Des millions de dollars ont été littéralement engloutis dans une course effrénée à « l’adaptation » : un pur gâchis budgétaire « a posteriori ».
(c’est encore plus compliqué que cela en fait : il y a aussi une dimension sociale et politique, qui rappellera peut-être certaines remarques faites plus haut au sujet de la Bérarde : la montée des eaux a entraîné la disparition des populations de niveau économique modeste, qui vivaient principalement de la pêche, au profit de riches propriétaires désireux de profiter de ce petit paradis et du tourisme. Comme on le sait quand on creuse ces questions d’adaptation au changement climatique, s’ajoute immanquablement une dimension sociale, économique et politique : le CG est aussi une opportunité pour certains. Bref, derrière chaque épisode du CG, il y a aussi une question de « Climate Justice » ou « Environnemental Justice » : qui sont les gagnants, qui sont les perdants ?).

Un autre exemple fameux, et là aussi très documenté, c’est celui du village de Shishmaref en Alaska, qui est très connu pour des tas de raisons, et notamment parce qu’il a été le terrain d’une lutte pour les droits de la communauté locale installée à cet endroit. (dans la même zone le village de Netwok a été relocalisé avec succès à l’intérieur des terres, sous le nom de Metarvik). La relocalisation ici est intéressante, parce que les communautés autochtones qui n’avaient plus d’autres choix que de migrer ont insisté (et obtenu) le droit de « recréer  à l’identique » leur village à une vingtaine de kilomètres, « au sec » : s’opposant aux propositions politiques qui consistaient à attribuer à chaque habitant un pécule, après quoi ils pouvaient partir où ils le souhaitaient, ils ont lutté pour conserver la communauté telle quelle : « nous partirons « tous ensemble », ou nous ne partirons pas. »

À l’autre bout des States, sur la côte Sud-Est de Louisiane, on retrouve aussi le même genre de problématique (et là aussi avec des injustices liées à la présence de populations pauvres confrontées à la voracité de quelques promoteurs immobiliers et touristiques).

Si vous lisez l’anglais je vous conseille vraiment ce volume (et j’ai toute une biblio à ce sujet).

Les réponses à ces catastrophes à « évolution lente » (comme la montée des eaux ou la récurrence de « micro-catastrophes localisées »), vont de la résistance à l’adaptation, mais, si on prend réellement au sérieux les projections des climatologues, ne peuvent aboutir in fine qu’au déplacement et à la relocation.

Les techniques d’adaptation (à commencer par la reconstruction ou la consolidation) coûtent des sommes affolantes (surtout dans la perspective d’une multiplication des zones concernées dans l’avenir). Arrive un moment où il faut tout bonnement partir. Et c’est compliqué de déterminer ce moment, de prendre cette décision : les responsables politiques, généralement élu pour un mandat de quelques années, auront tendance à privilégier des stratégies à court terme (construire une nouvelle digue, renforcer les berges des rivières, etc.). Mais les populations concernées tentent aussi de résister malgré le caractère inéluctable de cette « lente catastrophe » à laquelle elles sont confrontées : par attachement aux lieux où elles vivent et travaillent depuis parfois des générations, mais aussi, plus prosaïquement, parce qu’elles n’ont pas la possibilité de revendre leurs terres ou leurs maisons, qui ne valent plus rien. Sans parler de la voracité des promoteurs immobiliers qui flairent la « bonne affaire » et, en dépit du bon sens, et souvent en profitant de subventions prodiguées par des élus irresponsables, s’empressent de prendre la place des populations déplacées (et viendront ensuite réclamer que la puissance publique vienne les « sauver » quand la prochaine catastrophe leur tombera dessus).

Il est à mon sens urgent (et c’est tout le propos des chercheurs dans le domaine des « lentes catastrophes » induites par le changement climatique), de réfléchir dès à présent aux manières de préparer ces inévitables relocalisations dans un esprit de justice.