Au col de Chansert : UNE BREBIS ÉGARÉE (à la lisière de la forêt, au bord de la petite route qui mène au col depuis Job, le goudron légèrement caillouteux jonché de feuilles mortes, des lacets en épingle, une belle route pour se faire des frayeurs en hiver quand elle est enneigée) — S’est peut-être émancipée des troupeaux des Hautes-Chaumes, la plupart des bêtes sont déjà descendues aux étables, elle aura préféré passer l’hiver en liberté dans la forêt, pour y mourir probablement. En attendant, profite de ta liberté ma belle.
Plus tard, en redescendant par la piste qu’on devine peine dans les herbes hautes, après le col de la Chamboite, Iris aperçoit le ventre gonflé d’une brebis morte, et s’en approche prudemment, la renifle, mordille un peu la laine. MATRICULE 80231. Mordue au cou. Par un chien sans doute (qui n’a pas jugé bon d’en faire son repas). Elle est couchée là, au milieu d’une flaque de sang séchée, loin des regards des hommes.
J’ai pensé à ce moment-là que j’étais moi aussi d’une certaine façon une brebis égarée. (J’ai pensé que je n’avais jamais été qu’une brebis égarée)
Ici ferait l’affaire, bien évidemment. Et là aussi, et là ! Des cabanes et des burons, qui furent autrefois des chaumières pour les humains et leurs bêtes, parfaitement isolés, bâtis au bon endroit en bordure d’une clairière ou d’un pré, cernés par la forêt et qu’un ruisseau enchante — et, plus prosaïquement, abreuve d’une eau claire.
Ici ferait l’affaire, j’y vivrais tranquillement, même l’hiver en faisant du bois, pas ce qui manque ! et je pourrais même y mourir si ça me chante sans embêter personne.
FLICK&FLACK — font mes chaussures et les pattes d’iris quand nous remontons le ruisseau du Fossat. Torrentueux à souhait, nourri d’une vigueur automnale. Suis vraiment ravi de ces chaussures, qui ne prennent pas l’eau bien que je m’y vautre franchement, comme un gamin à qui tout est permis, dans cette abondance liquide.
Je grimpe d’un bon pas mais sans me hâter. Il faut que cette balade dure longtemps – qui sait, il n’y en aura peut-être pas d’autre ? (d’ici un bout de temps c’est sûr !)
J’ai calculé que je parcourais à pied environ 3000 kilomètres à l’année. Et ce depuis plus de trente ans. Combien de fois j’aurais pu faire le tour de la Terre ? (Moi qui ne connaîs que mes proches voisinages, pauvreté oblige, à quelques rares exceptions près)
À LA CROIX DU FOSSAT – l’heure du déjeuner, pain, jambon sec et fromage “de pays” comme ils disent, que nous partageons gentiment la chienne et moi. Je m’assois dans l’herbe humide, adossé à la pierre qui porte la croix, partout autour c’est le brouillard.
UN BROUILLARD DENSE comme il arrive souvent sur les Hautes-Chaumes, et ça doit faire quelques jours que les nuages sont accrochés aux crêtes, noyant les prairies infinies, et qu’ils se contentent d’effleurer les forêts sur les pentes des montagnes. Nous grimpons à travers les prés vers le sommet, suivant quelque sente improbable — celui qui ne connaît pas aurait tort de s’aventurer là-haut un jour de brouillard, mais désormais, à force d’arpenter ce coin-là, je peux y aller les yeux fermés – et Iris me semble-t-il s’oriente de même sans aucun souci.
IRIS, justement, virevoltante dans les bruyères. Ne sait plus où donner de la tête – il y a tant d’excitations dans ces herbes hautes, alors que pour moi, pauvre bipède sans odorat (et qui n’y voit plus grand chose), c’est un paysage d’une austérité absolue. Et on dira après ça que les animaux sont pauvres en monde. Faudrait mettre certains philosophes à quatre pattes dans le brouillard sur les prairies des Hautes-Chaumes !
JE SOUFFLE trois coups secs dans l’embout de mon sifflet à clochettes. Iris sait où je suis, et c’est tout ce qui compte (et tant pis si je l’ai perdue de vue depuis déjà quelques minutes). Elle revient d’ailleurs à intervalles irréguliers, queue battante et toute heureuse : Ha ! TÉTÉ DONC là !!
Passons négligemment devant la base d’atterrissage extra-terrestre de Pierre-sur-Haute – dont nous ne distinguons de toutes façons absolument rien. Pas un humain à l’horizon, même pas mon ombre. Quelques brebis encore, celles-là vont deux par deux et nous observent goguenardes. Iris jette un œil et va son chemin, seuls les lapins l’intéressent, et les mulots – et les petits oiseaux qui volent en rasant la bruyère.
Puis cette brebis morte, puis de nouveau la forêt, une petite mare et quelques ruisseaux, le long retour par les grandes pistes forestières boueuses.
Demain, c’en est fini de ces galopades montagnardes. Il faudra se contenter de marcher aux abords du village. Iris, alors que nous retrouvons l’automobile garée sur le chemin, s’assoit dans l’herbe au milieu des fougères et me regarde l’air de dire : on pourrait se reposer un peu et filer à nouveau dans la forêt, qu’en dis-tu ? J’en dis que j’aimerais bien, et que la tentation est grande là, maintenant, de forcer la porte d’une de ces cabanes abandonnées pour l’hiver, et m’y installer pour les temps à venir et ce qui reste à vivre.
Redescendant lentement par la route étroite et ruisselante d’automne, ça me fait comme un déchirement au cœur, car vraiment je n’aime plus tant le monde d’en bas, et ceux qui prétendant l’habiter le hantent, et plus je perds en altitude, plus les hameaux et les villages se succèdent, cette accablante densité d’hommes, plus il me semble m’embourber dans les ENFERS.
Je préférerais être, vraiment, cette brebis égarée, quitte à finir égorgée comme cette autre brebis découverte au milieu du pré.







































