Une petite histoire antique pour vous égayer un peu, que je tire d’un article de Fernando García Romero, “ἀμουσότερος Λειβηθρίων”, in M. Herrero et alii (eds.), Tracing Orpheus. Studies in honour of Alberto Bernabé, Berlín-Boston 2011, 339-343.
Certains villages n’ont vraiment pas de bol. Ainsi Leibethra, petite bourgade sise au pied du Mont Olympe, sur le versant Macédonien de la demeure des Dieux. Les muses y vivaient près des sources aux environs du village, tenant salon littéraire et artistique. Mais surtout, c’est dans une grotte locale que, paraît-il, Orphée vit le jour, et c’est aussi là qu’il trépassa, après mult aventures (les traditions biographiques concernant le malheureux amant d’Eurydice sont diverses, variées, hautement contradictoires car elles se déclinent sur mille ans de littérature, depuis l’âge classique jusqu’à Damascius à la fin de l’héllenisme, autant dire qu’on a brodé allègrement sur ce thème, à commencer par Virgile et Ovide, lesquels ne manquent pas d’imagination comme chacun sait).
La mort d’Orphée, selon certaines versions, fut terrible : la pire évidemment est celle selon laquelle il fut démembré par les Ménades en proie à la folie bacchanale – d’où la punition infligée par Dyonisios à ces furieuses, jalouses de la fidélité que le barde Thrace manifestait à l’égard d’Eurydice : il les transforma en chêne. Ce récit nourrit évidemment les mystères d’Éleusis et surtout la tradition religieuse Orphique proprement dite.
Mais il existe d’autres versions de la mort d’Orphée dont celle selon laquelle ce sont les femmes du village de Leibethra qui, parce qu’elles étaient jalouse du talent de chanteur et poète du héros mythique, entreprirent de déchirer ses membres.
La punition en tous cas ne se fit pas attendre, et là encore, les versions varient, on lit ici que le village fut entièrement détruit par une inondation subite, qu’une épidémie ravagea la population et les bêtes, toujours est-il qu’à la suite de ces évènements, les dieux condamnèrent les habitants de Leibethria à être dorénavant totalement dénués de talent pour la poésie et la musique, et pire : à sombrer dans la stupidité (c’est Libanius, le contemporain de Julien l’empereur, au Ivè siècle ap. JC, qui nous l’apprend).
Le plus terrible, c’est que la stupidité des Leibetriens (appelons ainsi les habitants de Leibethra), devint effectivement proverbiale. Au point qu’on retrouve l’expression « moins doués que les Leibetriens » (ou, dans une autre version : « aussi stupides que les Leibetriens »), ἀμουσότερος Λειβηθρίων, dans plusieurs témoignages de la littérature grecque, depuis le Vè siècle avant JC chez le poète comique Athénien Thugenide, mais aussi par exemple dans les Épîtres d’amour d’Aristaenetus un millénaire plus tard, et dans quelques recueils de proverbes et ouvrages lexicographiques. Mais il est accablant de constater que, je traduis ici l’auteur de l’article, « à l’époque byzantine, au XIIe siècle, le proverbe se retrouve dans les épîtres d’Eustathius de Thessalonique (Opuscula, p.331, 62 Tafel : ἰδιωτεύω μὲν τἄλλα, οὐδὲ Λειβήθριοι οὕτως ἔξω σοφίας), et aussi, probablement au XIe siècle, dans un autre corpus d’épîtres : un recueil d’épîtres anonymes écrites par un savant byzantin et éditées dans l’Anecdota Graeca de Cramer ! »
Autrement dit, les habitants de Leibethra furent considérés, sur la foi d’un récit tout de même fort hasardeux, comme des gens stupides et dénués de talent pour l’art et la musique, et ce pendant au moins un millénaire et demi. Ce qui s’appelle ne pas avoir de chance.
Et ça ne se joue finalement pas à grand chose, ces réputations dont on ne se défait pas. Dans une de ces versions de la mort d’Orphée, la tête du barde, encore fraîche et pleine d’allant, dériva par les ruisseaux et les fleuves, puis jusqu’à l’île de Lesbos, où elle (la tête donc) chantait encore, allant même jusqu’à donner des oracles et prophétisant, et surtout inspirant les poétesses fameuses de l’île !