Un dernier défi pour la pensée

En 2014, on s’était fait peur en regardant cette météo du futur (2050) présentée par Evelyne Delhiat dans le cadre d’une campagne de l’Organisation météorologique mondiale. Hé bien ! On en est déjà là, avec une trentaine d’années d’avance.
 
Ce qui est totalement déstabilisant, même pour ceux qui (comme moi) suivent l’évolution du climat et tentent d’alerter à ce sujet depuis une vingtaine d’années (et je me souviens avec amusement de l’époque où l’on mettait cette préoccupation sur le compte de mes tendances paranoïaques, non sans pertinence d’ailleurs, mais, savez-vous, les paranoïaques ont parfois raison :), même pour les inquiets de la première heure, et même pour les experts, les scientifiques (nouveaux Cassandre !), la situation actuelle représente un défi pour la pensée.
 
On craint des effets de seuil, des accélérations brusques dans le changement climatique (le facteur le plus imprévisible dans ses conséquences pour le moment étant la fonte accélérée du permafrost). Les courbes modélisées ces dernières années par les experts, même les plus pessimistes, doivent d’ores et déjà être modifiées et il ne se passe pas une semaine sans qu’une nouvelle donnée soit ajoutée au tableau d’ensemble (par exemple en ce moment, l’explosion prévisible des équipements de climatisation, facteur d’aggravation remarquable). Chaque “solution” nouvelle présente un aspect néfaste, et ne compense pas grand chose (et ne sauvera rien).
 
Intellectuellement, nous sommes totalement dépassés. On parle de l’impact sur nos vies quotidiennes – et d’une certaine manière, nous nous préparons à des degrés divers à passer en mode survivaliste, c’est-à-dire à envisager un avenir où les contraintes vitales supplanteront les désirs sophistiqués que suscite la culture. Mais il faudrait aussi envisager l’impact sur nos théories. Que valent la plupart de nos philosophies quand les mondes qu’elles décrivent et auxquels elle s’efforce de donner du sens sont amenés à disparaître ? Ça doit faire dix ans que je commence chaque année à écrire un livre sur le sujet, mais à chaque fois, je renonce, accablé : à quoi bon ? (et désormais, les rayons des librairies sont envahis d’ouvrages pré-apocalyptiques, concurrençant les rayons consacrés au développement personnel – pas un hasard sans doute, les deux domaines rivalisant souvent de bêtise et de niaiserie).
 
J’aimerais croire que c’est justement le moment de penser, c’est-à-dire de s’efforcer, tant qu’il est encore temps, de prendre un peu de recul. Mais est-ce encore possible quand, bientôt, même les moins cyniques seront amenés à s’occuper de sauver leur peau.
 
Tiens, j’avais tout de même publié ce livre, il y a quelques années, intitulé précisément “Sauver sa peau”, que pas grand monde n’a lu.
https://outsiderland.com/danahilliot/sauver-sa-peau-2016/
 
Une idée quand même, qui me tient encore à cœur :
Par pitié, n’oublions pas que nos canicules actuelles ne sont pas grand chose comparées à ce que vit d’ores et déjà la plus grande partie de l’humanité, la plus pauvre. Pour eux, il ne s’agit pas d’une perspective future mais d’un combat pour la survie dans ce présent-là. Et, tant que j’y suis, rappelons que nombre de cultures, de sociétés souvent autochtones et avec elles des langues, des relations complexes entre humains et non-humains, toute cette richesse gâchée, dilapidée, ont déjà disparu corps et biens, sous les coups de l’hypercapitalisme extractiviste contemporain. Et que ça continue chaque jour que le diable fait.
 
Raison pour laquelle il faut s’interroger sur ce “nous” que nous employons à tort et à travers, ou si vous voulez, interroger cet usage de “l’humanité toute entière” comme sujet de nos propositions : les inégalités extraordinaires entre les groupes humaines censées composer ce “nous”, mettent à l’épreuve nos concepts d’une “humanité” globalement concernée, ou son revers, globalement responsable etc.. Allez raconter les histoires niaises des petits colibris aux habitants pauvres du subcontinent indien ou aux indiens d’Amazonie ? Expliquez à tous ceux qui survivent dans des bidonvilles aux abords d’immenses cités tropicales et aux plus pauvres de nos pays riches et tempérés qu’ils sont “responsables” (au nom de l’humanité) de la situation climatique globale.
Faisons l’effort au moins pour un temps (car plus tard, il ne sera plus temps, on se contentera de sauver sa peau avec cynisme) de changer d’échelle et mettre entre parenthèse de temps en temps notre ethnocentrisme (ou notre point de vue géographique et économique particulier). Ça ne changera pas grand chose sans doute, mais avant de sombrer dans le plus radical égoïsme, dont les mouvements survivalistes ou les projets des hyper-riches donnent déjà une idée, soyons encore un peu capables de souci cosmopolitique.