Dans le but de me documenter un petit peu avant d’entamer la rédaction de mon prochain essai : l’Art de (vraiment) désespérer, à paraître en 2042, soit quelques jours après la fin du monde, je lis deux trois trucs (histoire aussi de paraître un peu moins con aux yeux des lecteurs).
D’abord : Pour un catastrophisme éclairé, de Jean-Pierre Dupuy. J’ai pas tout à fait fini, et c’est intéressant (en fait, j’avais déjà lu pas mal de gens qui s’y référaient, donc les idées me semblent familières). Pour le désespoir par contre, on repassera : “le destin catastrophique, on peut choisir de l’écarter”. Là je commence à bailler sérieux.
Lu également, d’une traite en quelques heures, c’est pas bien long (pour une fois, parce que d’habitude, PHC, il aligne du papier !), Le mal qui vient de Pierre-Henri-mon-ancien-superviseur Castel. Pour comprendre d’où pourrait surgir le Mal dont Castel peuple le futur il faut avoir lu ses bouquins sur la névrose obsessionnelle et la conscience coupable (quelques milliers de pages serrées) – inutile de dire qu’il ne sera compris que par quelques happy few donc. J’ai surtout passé un bon moment, parfois de pure franche rigolade. L’avenir post-apo version Castel fait passer le futur des joyeux drilles (au portefeuille j’imagine aujourd’hui bien garni) de la Collapsologie (copyright machin 2015) pour une aimable villégiature au bord du lac Léman et même les grottes du désert sublime de Mad Max IV pour un environnement somme toute habitable pour peu qu’on soit un peu débrouillard (ou qu’on possède des compétences en mécanique automobile – l’avenir appartient aux garagistes, je l’ai toujours dit). Tant qu’à faire dans le sadisme et la perversion, j’ai rêvé qu’on imposait la lecture à haute voix de ce livre (par la contrainte évidemment, genre enchaînés avec un casque sur les oreilles, lecture agrémentée si possible de tortures raffinées ou grossières, selon l’inspiration) aux disciples de la secte du petit Colibri (Copyright P. Rabhi). La figure de “l’inintimidé” fait irrésistiblement penser aux héroïnes “bad ass” qui dans ces interminables séries télé, passent l’essentiel deleur temps à exterminer non seulement des zombies, mais aussi beaucoup de sales pervers, à coups de machettes ou d’ustensiles divers et tranchants. Mais le final est empreint d’une gravité inattendue (je cite quand même la dernière phrase qui m’a fait sauter du lit – car je lis souvent avant la sieste – enfin, l’un de mes siestes, j’en fais plusieurs) : « Travailler à se rendre inintimidables, voilà le vrai travail de la culture, ai-je suggéré. Si donc nous souhaitons pour de bon préserver ce qui reste de nos capacités à jouir, à agir et à créer face à la malfaisance avérée – cette malfaisance particulière qui est jouissance de précipiter la fin –, alors il n’est pas exclu que ce travail ne requière un recours froid, ferme et réfléchi, à la violence. » Pas sûr que les salopards visés par cette menace froide, ferme et réfléchie, c’est-à-dire ceux qui, depuis leur bunker ultrasécurisé sont en train de s’accaparer tout ce qui reste de ressources pour l’avenir et, logiquement, d’en priver tous les autres, éprouveront en lisant ces lignes le moindre début d’inquiétude (ou alors, si ça les inquiète, ils pourront toujours envoyer quelques bataillons d’intervention musclés (police ou milice, on ne sait plus trop) au domicile de l’auteur – ça viendra sûrement, mais pas tout de suite, pas tout de suite).
Troisième lecture, mais là me faut un peu plus de temps : Après la fin du monde, Critique de la raison apocalyptique, de Mickaël Foessel – que je ne connaissais pas. Aparté : si vous consultez sa page Wikipedia, vous aurez l’impression d’avoir à faire à un journaliste stype Finkie, Luc Ferry, BHL ou Raphaël Glucksmann – elle a sans doute été rédigée par un disciple de La France Insoumise qui a relevé toutes les apparitions télévisuelles du monsieur, mais n’a jamais lu une seule ligne de l’auteur. C’est assez hilarant quand ensuite on se plonge dans le livre (cela dit, n’ayant pas la télé depuis plus de 20 ans, je rate peut-être le truc que Foessel est *aussi* un personnage médiatique ?) parce que bon, ça reste quand même le genre de philosophie solide et sérieuse, inaccessible à ceux qui n’ont pas eu l’heur de faire des études dans le domaine ou qui, du moins, ne sont pas versés dans la tradition moderne, de Leibniz à Jonas, en passant par Kant, Hegel, Husserl et Heidegger (excusez du peu). Alors comme je suis extrêmement intelligent, j’ai tout compris et je vais même lui piquer une ou deux idées, notamment celle de « perte de monde » (et de ce pas vais m’empresser de me replonger dans ce brave Hüsserl, une passion ancienne, qui certes n’a guère duré, un an ou deux quand j’en avais vingt). Sinon, comme chez Dupuy (auquel cependant il s’oppose avec raison – choisir le monde plutôt que la vie, c’est assez gonflé par les temps qui courent), il y a de l’espoir là-dedans, beaucoup trop à mon goût : on pense encore beaucoup trop à “agir”, l’espérance d’une “transformation” (cosmo-)politique hante avec insistance ces pages. Je sens que je vais me rendormir. J’aurais au moins pris la décision de bannir de mon vocabulaire les mots « effondrement », « catastrophe » et l’expression « fin du monde ».
Plus sérieusement (?pas sûr!), j’envisage d’essayer de penser la période pré-apocalyptique qui est la nôtre, comme une succession de perte de mondes, ou, pour le dire autrement, comme une précarisation croissante et sans retour (à mettre en relation avec la « croissance » sur laquelle se masturbe nos économistes) d’une part chaque jour plus importante des habitants de cette planète. Ou, pour le dire encore autrement, comme une tendance irrésistible à devoir renoncer progressivement à tout autre horizon que celui de la survie (entraînant donc le triomphe a posteriori des mouvements survivalistes, dont la crétinerie foncière laisse deviner les joies qui nous attendent). Cette manière de voir les choses s’ancre, contrairement aux auteurs précités, dans une réelle expérience de la précarité, la mienne (considérant, contrairement à ce qu’on dit, que vivre réellement dans la précarité économique (pas philosophique) fait une sacrée différence au moment d’en parler – ceux qui prétendent le contraire sont immanquablement des nantis confortablement installés dans leur fauteuil). Et elle prend également pour acquis le fait que la perte des mondes est déjà en train de se produire, si tant est qu’on s’exporte un instant au-delà des frontières de nos minuscules pays riches et dépeuplés en milieu tempéré, et qu’on aille voir et penser d’ailleurs (en prenant au sérieux donc, pour une fois, ce que que signifie vivre pour les nombreux peuples dont la culture et l’existence est d’ores et déjà détruite ou grandement menacée – et avec ces peuples, immanquablement, des bêtes et des plantes, et des manières de se lier, hommes, bêtes et plantes, bref, des mondes qui ont disparu ou disparaissent &c.)
2042. Me reste un peu de temps pour l’écrire. J’aurais alors quoi.. 72 piges. Mon chant du cygne probablement. Il n’y aura évidemment ni éditeur ni lecteur en 2042. On aura d’autres chats à fouetter que publier des livres, par exemple, trouver de quoi bouffer et de surtout de l’eau, et se défendre des sales pervers sans foi ni loi qui en voudront non seulement à nos garde-manger (si tant est qu’on en ait un) mais aussi à notre vertu (quoique, je suis persuadé que quelques guguss dans mon style continueront d’en écrire, des livres, même en l’absence d’un « marché du livre » gnark gnark gnark.)