La troisième dose (done !) m’a posé un cas de conscience. J’allais écrire un petit cas de conscience, mais, du point de vue moral, il n’y a pas de “petit” cas. Et il soulève des conséquences intéressantes.
En effet, il y a quelque chose de tout à fait indécent, du point de vue moral et “cosmopolitique” à administrer des 3è doses (et bientôt des 4è ou des 5è) alors qu’une large partie de la population du monde n’a même pas eu accès à la première.
À commencer évidemment par les pays les plus pauvres parmi lesquels beaucoup de pays Africains. J’avais déjà repris les indignations de l’OMS à ce sujet (notez que, la situation n’a guère évolué) outsiderland.com/danahilliot/pa…
Malgré la colère que m’inspire cette répartition inique des vaccins, inspirée par une logique de compétition économique (libre concurrence, ceux qui peuvent payer achètent la totalité du gâteau) immorale (et stupide d’un point de vue pragmatique : puisque laisser le virus circuler ailleurs, fut-ce fort loin de chez nous, c’est être quasiment assuré qu’un variant vous reviendra un de ces jours)
Malgré cette colère donc, je suis tout de même allé me faire vacciner une troisième fois. Pas très à l’aise en pensant à ces centaines de millions de personnes qui n’ont pas encore eu accès à une seule dose.
Juste une remarque entre parenthèse – j’entends dire : “ah mais de toutes façons, “ils” (les Africains ou qui vous voudrez) n’en veulent pas du vaccin (c’est bien connu, la plupart vivent encore à l’âge de pierre et pratiquent la sorcellerie)
C’est faux, et de toutes façons, en l’absence de proposition vaccinale, vous n’en savez strictement rien. (et s’il y a bien une partie du monde où on se bagarre avec les épidémies, c’est bien en Afrique, leur savoir est d’expérience)
Mais, plus profondément peut-être, ce cas de conscience interroge mon/nôtre situation dans le monde, j’allais dire, au sens phénoménologique. Ou pour le dire autrement, où est-ce que j’habite vraiment ?
Est-ce que j’habite le monde au sens cosmopolitique, “avec” 8 Mds de “voisins” – cette perspective est-elle abstraite ? (elle l’est, mais pas tant qu’on le croit, tant nous sommes en réalité interdépendant. cf la crise climatique, l’économie mondialisée &c)
Ou est-ce que j’habite, “en réalité”, mon petit village qui compte une centaine d’âmes, mes “proches” en un sens, puisque j’y passe le plus clair de mon temps (sauf quand je vais galoper, seul avec mon chien, dans les montagnes et forêts proches)
Dans la manière “locale” d’habiter le monde, l’ici et maintenant, il m’importe d’être à même de protéger les autres de la transmission du virus – je dois donc, impératif moral, être vacciné correctement (y compris avec une troisième dose)
La troisième dose n’en reste pas moins injuste d’un point de vue cosmopolitique, même si je n’habite pas réellement le cosmos – le changement d’échelle, du local au global, rend ma troisième dose “personnelle” peu pertinente du point de vue global.
On voit qu’ici, comme souvent, le raisonnement moral pur débouche sur une impasse (Hello Kant). Celui qui défendrait le point de vue local (ne pas contaminer mes proches) et celui qui défendrait le point de vue de la justice cosmopolitique (partager les vaccins) pourraient bien avoir raison tous les deux quand bien même ils semblent s’opposer. Sur la perspective morale, que j’ai souvent abordée à l’occasion de la pandémie, on pourra lire ceci par exemple : outsiderland.com/danahilliot/ru…
Objection possible : il n’y a un problème moral que dans la mesure où la troisième dose dont tu bénéficies prive quelqu’un d’autre d’une première dose (par exemple). Sauf que cela n’a de sens que si le stock global de doses est limité.
Cette limitation peut être levée : libération des brevets, réorientation de la distribution au profit des moins vaccinés, gratuité des vaccins pour les pays les plus pauvres etc..
Autrement dit, il aurait fallu suivre l’OMS et d’emblée choisir de sortir la fabrication et/ou la répartition des vaccins des logiques de l’économie de marché. Dire : le vaccin n’est pas une marchandise.
Cela n’est envisageable que s’il existe une volonté (cosmo-)politique, de la part des pays les plus riches. Ça n’aura pas été le cas. Et on s’en mordra les doigts.
Correction : tout le monde s’en mord d’ores et déjà les doigts.