Une autre COP, la 26ᵉ, vient de se conclure. Les lecteurs du dernier rapport du GIEC qui s’intéressent un tant soit peu à la géopolitique et au système économique mondialisé n’en attendaient pas grand-chose et leurs attentes n’ont pas été déçues. Aucune remise en question, aucun début d’interrogation sur les structures globales qui sont responsables historiquement et, plus encore aujourd’hui qu’hier, de la crise climatique. La guerre économique généralisée, le cycle sacro-saint travail/production/consommation, et les logiques propres aux marchés et à la spéculation financière, saturent encore et toujours l’horizon des politiques futures, peu importe qu’il en résulte inévitablement une aggravation de la crise en cours.
Peu importe aussi leurs conséquences inévitables : la confirmation, voire l’aggravation, des inégalités extraordinaires entre les nations et au sein des populations d’une même nation, les injustices climatiques qui s’ensuivent, et la condamnation d’une partie de l’humanité, la plus pauvre, à subir de plein fouet et bien avant la partie la plus riche, les effets de la crise climatique.
Comment pouvait-il en être autrement ? La plupart des acteurs réunis à Glasgow sont ceux qui incarnent les politiques responsables de la crise. Comment ceux-là, en l’espace de quelques jours, auraient-ils pu abandonner les politiques qu’ils défendent parfois depuis des décennies, le néo-libéralisme économique, l’extension de la spéculation financière sans entrave, et se convertir tout aussi miraculeusement à une vision cosmopolitique et solidaire des relations internationales, sortir de l’état de guerre ensemble et unanimement ? Il faudrait être extrêmement naïf pour avoir espéré qu’il en fut autrement.
Dans le mode d’emploi de la machine économique capitaliste, il n’existe pas d’article expliquant « comment l’arrêter » (et « quoi faire après »). Elle fait son lit des crises (quitte à les provoquer), c’est même son élément propre, et quand par hasard elle s’effondre (comme au Liban actuellement), elle ne laisse derrière elle que des ruines et une détresse sans nom. Sa nature même est de s’emballer toujours, ad infinitum. La crise climatique accompagne cet emballement infini, et des réunions internationales comme cette COP 26 aboutissent forcément à ce résultat étrange : il ne s’agit pas de décélérer (quand bien même cela aurait un sens dans un économie de marché à la croissance infinie), mais de freiner un peu (tout en continuant à accélérer donc). Le résultat ne fait pas beaucoup de doute.
Mais il existe un autre biais qui rend ces conclusions et ces semblants d’accords parfaitement incertains. C’est la perspective temporelle adoptée. On s’engage, modestement certes, et de manière bien peu contraignante, pour les trois décennies à venir, voire le demi-siècle. Disons 2050. Soit. Les acteurs réunis cette semaine, en 2021, prennent des dispositions sur la foi de la situation actuelle, géopolitique, économique, sociale, etc. Autrement dit, ils font comme si la situation actuelle devait perdurer à peu près en l’état durant les trente prochaines années. Et c’est là un biais courant dans la manière nous imaginons le futur : nous souffrons d’une tendance irrépressible à penser qu’il ressemblera peu ou prou à notre présent (autrement dit nous souffrons d’un grand défaut d’imagination, à l’exception des auteurs et des lecteurs d’ouvrages d’anticipation et de science-fiction bien entendu).
Prenons un peu de recul historique. Qui peut dire dès aujourd’hui comment la Russie ou la Chine seront organisées politiquement dans trois décennies ? Qui peut garantir qu’un Trump ou un Bolsonaro, ou n’importe quel climato-sceptique (doublé d’un nationaliste radical par exemple, nous en avons quelques-uns qui aspirent au pouvoir en France actuellement), ne parviendra pas au sommet de l’État dans une des grandes puissances mondiales, se retirant alors immédiatement de toute obligation en matière climatique ? Qui peut imaginer quelles seront les conséquences géopolitiques des effets catastrophiques de la crise climatique, par exemple quand la question de la ressource en eau deviendra un objet de conflit international (ou régional, ce qui est déjà le cas d’ailleurs au nord-ouest du Subcontinent Indien par exemple) ? Tout peut arriver. Imaginez, et c’est un clin d’œil sinistre aux « projets » du gouvernement Français, qu’un accident nucléaire d’envergure se produise à l’ouest de l’Europe ? Et à quoi ressembleront les frontières politiques en 2050 (à quoi ressemblaient-elles dans les Balkans par exemple il y a trente ans) ? Combien de guerres, et pourquoi une guerre massive, et pourquoi pas nucléaire (ce ne sont ni les occasions ni l’arsenal qui manquent !), susceptibles de bouleverser entièrement le très fragile et timide agenda proposé à Glasgow ?
Il y a là beaucoup à penser. J’avais dans mon article sur le dernier rapport du GIEC déjà évoqué ce point, et décliné les typologies de l’urgence : une catastrophe en cours, immédiate (un tremblement de terre, une éruption volcanique, etc.), affectant des populations localement de manière imminente, n’a pas grand-chose à voir, sinon de manière métaphorique, avec une crise « au long cours » comme la crise climatique, qu’on décrira plutôt comme une succession de catastrophes locales ou régionales et une dégradation relativement lente (bien que de moins en moins lente si l’on peut dire) des environnements vitaux et des conditions d’existence de ceux qui les habitent. La menace (latente ou manifeste) n’est pas l’urgence. On comprend dès lors que les décideurs soient tentés de considérer qu’ils ont encore le temps (qu’ils peuvent encore gagner du temps et laisser la machine capitaliste fonctionner « à plein régime » encore quelques années).
Un autre aspect qui me paraît parfaitement impensable, et pour cause, dans des réunions telle que cette COP26. C’est la question du pouvoir. Il y a quelque chose de presque pathétique à voir les organisations citoyennes s’adresser aux gouvernants (les lobbys des industries responsables de la crise le font aussi d’ailleurs) dans l’espoir qu’ils répondent à leurs attentes. On rappellera quand même que parmi les puissances qui composent le G20 (responsables de 80 % des émissions carbonées), certaines, et pas des moindres, sont des gouvernances autoritaires et n’ont de démocratie que le nom (la Russie, la Chine, l’Arabie Saoudite), et que toutes sont gouvernées par des adeptes de l’économie néolibérale (qui s’y entendent pour conserver le pouvoir en démocratie). Que voulez-vous attendre de ces gens-là ? La question dramatique pour tous les militants de la cause écologique et climatique est : à qui s’adresser quand l’économie de marché sature tout l’horizon, que l’existence quotidienne de chaque humain (même désormais dans les endroits les plus reculés de la planète) dépend d’une manière ou d’une autre du grand marché mondial et de sa logique prédatrice, et donc de la sur-exploitation des ressources naturelles et humaines ? L’impuissance ressentie, ajoutée à l’égoïsme toujours patent de certaines parties de la population, notamment dans les pays les plus riches où l’écolo-bashing (doublé d’un climato-scepticisme assumé) bat son plein, a de quoi désespérer. Je parlais de drame, il vaudrait mieux parler de tragédie, si toutefois on s’accorde à penser que ce qui va arriver aux populations les plus pauvres devrait affecter toute le reste de l’humanité, et être considéré comme inacceptable. Restera-t-il un minimum de sens moral, dans une perspective cosmopolitique, pour inspirer des politiques de solidarité dans les années à venir ? Il n’est qu’à voir le traitement réservé aux exilés et aux migrants en Europe (et ailleurs), la manière dont le devoir d’hospitalité est foulé aux pieds chaque jour, pour en douter fortement.
Il est assez probable qu’à la crise climatique réponde d’abord la généralisation des égoïsmes nationaux (surtout dans les pays riches) et individuels. Qu’il s’agisse avant tout de sauver sa peau en abandonnant les derniers vestiges d’un impératif moral (dont il ne reste actuellement au mieux qu’une vague préoccupation). La guerre économique de tous contre tous, la mise en rivalité de chacun contre chacun, fournit le terrain favorable à cette forme d’adaptation qu’en d’autres temps on aurait jugé cynique (mais qu’on n’hésite pas à qualifier de réaliste ou rationnelle aujourd’hui). Les intuitions les plus sinistres qu’avaient développé Pierre-Henri Castel dans son bref essai Le Mal qui vient : essai hâtif sur la fin des temps, en 2018, sont plus que jamais d’actualité.
Pour aller plus loin : https://outsiderland.com/danahilliot/savoir-et-action-a-lage-de-la-crise-climatique/