Rudiments de philosophie morale et vaccination

Si j’enseignais encore la philosophie, nul doute que je ne saurais m’empêcher de prendre la vaccination pour point d’appui d’un cours sur la philosophie morale. J’imagine très bien comment, en partant des motifs et des raisons qui motivent individus et gouvernants à accepter ou refuser la vaccination, on pourrait aborder aussi bien la question du devoir chez Kant, celle de la liberté civile chez Rousseau, les calculs d’utilité et d’optimisation en vue de la maximisation du bien être total chez les utilitaristes, ou encore la théorie procédurale de la justice de Rawls. Je ne vais pas rédiger ce cours ici – et si vos souvenirs de classe de philosophie sont un peu vagues, ou si vous n’avez pas eu le bonheur ou le malheur de vous pencher sur ces problèmes, il existe de nombreux ouvrages de synthèse. Je conseillerais par exemple, concernant l’éthique médicale, l’ouvrage de Suzanne Rameix, Fondements philosophiques de l’éthique médicale, Ellipses, 1996, qui servait d’ouvrage de base en sciences humaines aux étudiants en médecine à l’époque où je donnais des cours particuliers d’éthique (j’ignore si c’est toujours le cas aujourd’hui). Ce qui manquait sans doute à cet ouvrage, plus spécifiquement centré sur les questions de bio-éthique (fin de vie et procréation assistée), c’était une réflexion sur les décisions morales en situation d’urgence et/ou bien dans un contexte « inouï » : c’est le cas de la pandémie de covid-19, dont l’extension mondiale, la virulence et la durée (aggravée par l’émergence de nouveaux variants) oblige à prendre des décisions toujours « dans le feu de l’action », avec extrêmement peu de recul historique, et dans une grande incertitude.

L’éthique n’est pas et ne saurait constituer un savoir « positif », car il s’agit après tout d’assumer sa responsabilité en tant qu’homme, sans pouvoir échapper à l’angoisse de ne pas avoir fait le bon choix, et aux doutes quant à l’évaluation des situations. Cette angoisse me paraît être en toile de fond de bien des attitudes qui se manifestent actuellement vis-à-vis des politiques sanitaires et de ceux qui en portent la responsabilité. Et elle est tout à fait légitime compte-tenu du caractère exceptionnel de la tragédie qui se joue depuis maintenant près d’un an et demi.

On pourrait grosso modo ranger les motifs moraux vis-à-vis de la vaccination en quatre modalités :

1. Ceux qui choisissent d’être vaccinés « par devoir » au sens (plus ou moins) Kantien, suivant ce que le philosophe de Königsberg appelait « la bonne volonté ». Il ne s’agit pas pour eux d’agir conformément au devoir (ou d’obéir aveuglément à la loi, quelle qu’elle fût), mais d’agir « par devoir », c’est-à-dire moralement, en suivant une règle que la volonté s’est imposée à elle-même. Je me fais vacciner parce que je considère que c’est ce qui doit être fait pour respecter les principes qui sont les miens et auxquels j’accorde par là-même une valeur universelle (par exemple le respect de la vie humaine, de la dignité, la santé de mon prochain, de tout homme, etc.). C’est la raison pour laquelle on parle d’autonomie de la personne morale chez Kant : c’est « en raison » qu’il pose la norme morale, pas parce qu’elle lui été professée par un autre.

(Soit dit en passant, cela explique pourquoi les Kantiens ne sont pas des “moutons” – j’ajoute d’ailleurs que les moutons ne sont pas des “moutons” non plus, suffit de lire Thelma Rowell pour s’en convaincre. Si on pousse à bout le raisonnement Kantien, il est légitime de poser un devoir de désobéissance civile quand la loi s’avère manifestement injuste. C’est la position bien connue de mon cher Henry David Thoreau qui refusait de payer une taxe parce que le gouvernement avait promulgué une loi autorisant les propriétaires d’esclaves à poursuivre les esclaves qui s’étaient évadés jusque dans les États du nord – avec le concours de la police si besoin. On n’oubliera pas que ce brave Kant, tout bonhomme qu’il fut, un sacré génie quand même, fut littéralement bouleversé par la révolution Française, au point qu’il s’agit là certainement de l’évènement décisif pour sa philosophie morale et politique.)

2. A contrario, celui qui se fait vacciner parce que la loi l’y contraint, demeure dans une position hétéronomique vis-à-vis de la norme. L’exemple fameux, qu’on donne en classe de philosophie, c’est celui du respect des limites de vitesse en automobile : les respecter parce qu’on a peur du gendarme, par intérêt donc, n’a aucune valeur morale. Mais respecter les limites de vitesse parce qu’on a fait sienne la maxime manifestée par la loi (on pense qu’il est bon de le faire « en soi », pour prévenir les accidents et limiter leur gravité) engage un sujet proprement moral. On peut imaginer que nombre de vaccinés de « la dernière heure » ne l’ont pas fait pour des raisons morales au sens de Kant !

3. Je doute fort cependant que les responsables politiques se reposent, et puissent se reposer, sur la morale Kantienne – souvent peu adaptée aux situations d’urgence ou de crise. Ils sont probablement (plus ou moins là encore) utilitaristes, au sens où leurs décisions sont déterminées par l’examen des conséquences possibles (on parle d’éthiques « conséquentialistes », opposées aux morales de « principes », à la Kant par exemple, fondées sur le devoir avant tout). Le calcul utilitariste cherche à établir un critère de décision objectif, externe, d’où l’on pourrait déduire des choix valides, suivant ainsi une forme de « prudence » (proche de la phronesis d’Aristote). C’est pourquoi les gouvernants s’entourent d’experts, qu’ils mettent en concurrence, de manière à dégager le meilleur scénario possible, dont la règle est la suivante : maximiser le bien être total. Si besoin en procédant à des ajustements successifs.

À la différence des morales « autonomes », la morale utilitariste ne préjuge pas a priori de la nature du bien. Pour prendre l’exemple de notre crise pandémique, on voit bien qu’il existe une tension entre plusieurs « conséquences », qu’il n’est pas facile d’évaluer du point de vue de l’optimisation du bien-être (ou de la minimisation du mal-être !) : le risque de la saturation hospitalière (et ses conséquences sur l’opinion publique si une telle chose arrivait), le retard pris dans la reprise de l’activité économique (dans un contexte de compétition internationale et de sous-emploi chronique), l’excès de morbidité susceptible d’handicaper nombre de personnes, y compris dans la population active, dans l’avenir (dans un contexte démographique dégradé), etc. On voit bien à travers ces exemples que le problème central du calcul utilitariste, c’est qu’il n’y a sans doute pas grand-chose d’« objectif », dans les résultats de ces calculs – et qu’en vérité, la mise en concurrence de plusieurs biens ouvre la porte, de manière légitime, aux critiques – on peut soupçonner ces décisions d’obéir à des motifs non pas moraux mais relatifs à la satisfaction des intérêts d’une minorité plutôt qu’à celles du plus grand nombre, ou s’inspirer d’une idéologie particulière. C’est en quelque sorte le prix à payer (se couper du soutien d’une partie des citoyens), quand on se lance dans ce genre de calcul.

Se vacciner « par calcul » donc, en considérant que c’est là un impératif en vue de maximiser le bien être total, c’est-à-dire traduit en termes conséquentialistes : parce que la vaccination du plus grand nombre permettra le « retour à une vie normale » et/ou la « reprise de l’activité économique » (le travail, les loisirs, la consommation et le profit), ce calcul donc est très éloigné de la simplicité et du rigorisme du devoir Kantien. On sent bien ce que ces conceptions du bien-être total ont de contingentes, et qu’elles doivent être recontextualisées dans l’horizon des valeurs des sociétés capitalistes libérales modernes (le philosophe anglais Bernard Williams a développé cette théorie sous le nom de contextualisme). On pourrait très bien imaginer que dans d’autres contextes politiques et sociaux, on ne privilégie pas du tout ce genre de « biens » (c’est certainement le cas dans des sociétés plus fermées, voire autoritaires etc.).

4. Reste le cas de ceux qui refusent la vaccination. Au risque de surprendre, il ne me semble pas qu’ils tombent tous sous l’accusation d’« amoralité ».

On en trouvera certes pour revendiquer une « liberté personnelle », c’est-à-dire au fond une conception rudimentaire ou naïve de la liberté qui revient à « faire ce qui me plaît » sans me soucier de mon prochain, ou de me sentir contraint par un autre. On est là évidemment à l’opposé exact de toute philosophie morale quelle qu’elle soit, qui suppose a minima qu’un choix moral engage forcément autrui (et en régime kantien cosmopolitique : l’humanité en général – un kantien pur considérerait comme indispensable par exemple de garantir l’accès aux vaccins pour la totalité des habitants de la planète). Mais dans ce cas qu’il faut bien qualifier d’égoïsme pur, nous avons ici la manifestation d’une a-moralité, qui relève de la rupture (ou l’ignorance) de tout contrat social (tacite ou explicite au sens de Rousseau), c’est-à-dire l’individualisme absolu, indifférent au sort de ses semblables (et qui vit en quelque sorte en suivant la « loi du plus fort », « je ne suis pas concerné, car je ne tomberais pas malade », etc. – jusqu’à ce qu’il finisse intubé dans une salle de réanimation). Elle est certainement plus répandue qu’on ne le pense soit-dit en passant.

Mais on trouve aussi tous ceux qui, sur la foi de leur analyse de la situation générale, doutant de la réalité de la gravité de la pandémie, et/ou postulant que les vaccins sont dangereux pour la santé, et/ou estimant que le tableau présenté par les gouvernants et les experts n’a rien d’objectif mais obéit à un plan machiavélique, dissimulant un agenda inavouable et des fins secrètes, bref, tous ceux qui ont des raisons de douter, considèrent que, d’un « point de vue moral », ou par « calcul utilitariste », il importe de refuser la vaccination et de le faire savoir afin de protéger la population d’un mal encore plus néfaste que le virus (si tant est qu’il existe vraiment). De ce point de vue, ils peuvent se prévaloir d’une position morale, et on peut la leur accorder, tout en se préparant à lutter pied à pied contre leur présentation et leur analyse initiale de la situation si on en a (encore) le courage.

Bon, tout cela reste évidemment très approximatif, et je doute que ça vaille la peine d’y passer quelques heures de plus. Mais la vaccination, pour conclure, a véritablement un potentiel philosophique !