« Ça se rapproche ! » « On est dedans ! »
Depuis quelques semaines, le village, qui avait été épargné semble-t-il au printemps dernier, est touché par l’épidémie. Mes plus proches voisins, que je m’étonnais de ne plus voir sortir de chez eux depuis deux jours, sont « radicalement » confinés : la maman, que je croise finalement ce matin masque sur le museau, m’apprend qu’elle est positive, mais pas son compagnon et ses loustics, mais que tout le monde doit rester à demeure durant une bonne semaine a minima. Comme c’est dimanche et qu’il fait soleil, pas mal d’habitants vont se dégourdir les pattes sur les chemins alentours. On s’étonne de ne plus voir untel dans la rue, bien qu’il soit manifestement chez lui, et quid de ce couple âgé qui n’a pas mis les pieds dans sa maison de campagne depuis des lustres. On énumère les cas des alentours et, à l’évidence, cette sorte d’immunité rurale qu’on supposait n’est plus d’actualité. Les propos se font graves, et même les sceptiques du début de l’automne se sont faits à l’idée que les choses sont en train de s’aggraver. La meilleure pédagogie, c’est encore, pour ceux-là, d’être victime soi-même ou d’avoir une connaissance alitée ou hospitalisée. On se cause à distance raisonnable. Combien de temps le confinement va-t-il durer ? La plupart des habitants s’attendent à ce que ça dure jusqu’à Noël. D’autres pensent qu’il faut fermer au moins les lycées (les collèges et les écoles, c’est trop compliqué quand on est parent). Le médecin qui habite au village me confiait que ça n’arrêtait pas depuis deux semaines, et que si les cas semblent moins graves, ils sont bien plus nombreux qu’au printemps. Même son de cloche du côté de la pharmacienne au village voisin, laquelle, entre deux clients, potassait sa fiche de formation pour effectuer des tests. La vie quotidienne a changé tout de même depuis le mois de mars. Une forme de sagesse patiente s’est installée. Ni peur ni révolte. Quelques formules qui tombent désormais un peu à plat (« s’ils n’avaient pas fermé tous ces lits ! » « Il aurait fallu embaucher des soignants » et ainsi de suite – mais les mêmes se plaignaient du trop grand nombre de fonctionnaires, dénonçaient la gabegie de l’État, et je me demande s’ils accepteront de payer pour ces lits et ces soignants (et qui voudrait devenir soignant maintenant ?) quand l’épidémie sera derrière nous – ce qui n’est pas demain la veille soit-dit-en passant). Bref, il fait grand beau, bien trop chaud pour un mois de novembre, et on sent comme une sorte d’accalmie dans l’opinion. Pas comme au printemps où ça vitupérait un peu plus fort. Plus question d’Hydroxychloroquine ni de son promoteur (sinon pour s’en moquer), les masques ne font plus débat, le confinement non plus – même si d’aucuns en souffrent, les isolés, les célibataires surtout, mais aussi les randonneurs professionnels (dont je suis ici le seul représentant), et les fêtards. Quelques voisins se retrouvent tout de même le soir pour boire ensemble, se donner un peu de compagnie, mais moins qu’au printemps. Et personne je crois ne prend la peine d’imprimer une attestation pour aller à la promenade (ça fait un an et demie que j’habite au village, et je n’y ai jamais croisé un gendarme).
Le professeur Fontanet disait tantôt à la radio qu’on était loin d’en avoir fini avec le virus, et qu’il n’y aurait pas de vaccination possible avant la deuxième partie de l’année prochaine. Qu’il allait falloir vivre avec. Reste à imaginer comment (vivre avec). Et comment vivre après. C’est très étrange tout cela quand on ne l’a jamais vécu – et dans notre petit coin d’Europe de l’ouest, et dans ce petit village, évidemment, personne n’a jamais rien vécu de tel.
Il aurait fallu, il allait falloir.
Comme tout un chacun, j’essaie de me fabriquer une existence à peu près sensée dans ces circonstances – mais à vrai dire, je m’y efforçais déjà bien avant l’épidémie – je suis de ceux pour qui le sens n’est jamais donné, n’a jamais été donné, à l’avance. Faut toujours se fabriquer une vie, lui donner sens, c’est épuisant, et toujours précaire. La plupart de ceux qui ont des enfants, des loyers à payer, des dettes à rembourser, ceux qui ont un métier, qui cotisent pour leur retraite, ceux-là cheminent sur des sillons déjà tout tracés, et leur souffrance existentielle, si l’on peut parler ainsi, se décline et se projette sur un horizon d’aspirations communes, dont ils se sentent parfois saturés. Mais dans mon cas, les seuls chemins qui se dessinent à l’horizon sont ceux que j’emprunte au hasard de mes promenades, des sentiers qu’il faut entendre dans un sens tout à fait littéral.
L’hiver va être long.