Simplifier/compliquer : de la bureaucratie

Quelques notes à partir d’un texte de Florence Maraninchi : De la paperasse à la numérasse. Des outils de notre domination académique

« La bureaucratie ne disparaît pas miraculeusement par l’intervention divine du numérique. Tout au contraire, tout se passe comme si la fluidité tant vantée du numérique supprimait tout frein naturel à la croissance incontrôlée de la bureaucratie. »

On pense très fort à la naïveté du fantasme de « simplification administrative »Cette tendance inhérente à la complexité de tout système bureaucratique (au niveau des institutions, des entreprises, et bien évidemment de l’État de manière générale) reste assez ambivalente.

On connaît les critiques classiques (déjà au XIXè siècle) de la violence « silencieuse et anonyme) de la bureaucratie (au passage, je signale un livre remarquable sur le sujet, parmi des milliers, celui d’Akhil Gupta, Red Tape. Bureaucracy, Structural Violence, and Poverty in India, Duke University Press). À gauche, sur le versant disons « critique et libertaire », la bureaucratie est considérée comme un instrument de contrôle, on pense au concept de « biopolitique » de Foucault, etc.. (et aujourd’hui, l’accent mis sur le contrôle numérique des populations, avec les systèmes de ségrégation et d’apartheid qui s’appuient sur des outils d’identification et de régulation qui servent des idéologies raciales, stigmatisantes etc..)

À droite, ou dans les milieux économiques libéraux, la bureaucratie constitue un frein aux business, et incarne le fantasme d’une puissance publique ennemie de la libre entreprise (fantasme nourri pendant des décennies de « guerre froide » par l’hyper-bureaucratisme de l’URSS, alors que bon, la bureaucratie s’est toujours très bien portée aussi dans les démocraties libérales, et dans les régimes autoritaires)

Mais, sur un versant plus « positif », on peut aussi considérer que la complexité apparemment infinie des rouages bureaucratiques répond à la tendance (au moins dans les régimes démocratiques) à l’individualisation des droits, la prise en compte de situations particulières. Ou bien à l’amélioration des systèmes de protection des identités à l’ère du numérique (je pense par exemple aux protocoles techniques d’acquisition d’une « identité numérique » certifiée – j’ai testé pour vous récemment, c’est purement délirant, ça demande des compétences et des dispositions d’esprit très singulières pour venir à bout des étapes qui permettent d’accéder au Saint Graal de l’identité numérique certifiée par l’État, et ça demande aussi d’avoir un smartphone dernière génération – ce qui pose quand même de sacrés problèmes éthiques à mon avis.

Ce qui est évident, c’est que la promesse de bonheur et de fluidité et l’horizon de la « simplification administrative » ne sont pas pour demain, IA génératives ou pas.
Et que l’ambivalence de la bureaucratie n’est pas prête d’être clarifiée : je suis toujours épaté par le double discours (ou l’abîme entre la promesse et les actes) des thuriféraires libéraux de la « simplification administrative » : chaque nouveau gouvernement (libéral) s’engage avec cette promesse, mais, dans les faits, dès qu’il accède au pouvoir, on voit au contraire des systèmes de plus en plus sophistiqués (et donc potentiellement défaillants : plus on complique, plus il y a de risques que ça plante quelque part), notamment en ce qui concerne les populations qu’on souhaite non pas « libérer », ou « fluidifier », mais au contraire contrôler, empêcher, confiner. (la bureaucratie n’est pas neutre de ce point de vue : les plus riches peuvent toujours se payer le luxe d’embaucher des experts, grassement rémunérés, pour se charger des basses besognes administratives – les plus pauvres sont accablées au contraire, et ressentent, souvent à juste titre, ces « outils » censées leur vouloir du bien comme des instruments d’oppression)