Bla Cinema, de Lamine Ammar-Khodja : une ode à la parole vive.

« Un film sur le cinéma qui parle de toute autre chose. »

Voici quelques notes prises après la projection de Bla Cinéma, un film de Lamine Ammar-Khodja réalisé en 2014. (merci à Marouchka et Schahrazed d’avoir invité le réalisateur durant ce week-end de mai à Thiers ainsi que Maya Ouabadi, la fondatrice des éditions Motifs à Alger – Lasmine et Maya sont deux personnes absolument lumineuses)

La place Meissonier à Alger bruit des mouvements de la ville, déploie une énergie formidable : on la traverse pour aller autre part, on y fait une pause, on tente d’y commercer un peu, on s’y installe pour la journée. On plaisante, on râle, on radote, on porte des jugements, on crie, on joue, on s’appelle, on s’invective, on se bouscule, on s’évite, on se retrouve, on entretient l’amitié, on s’y aime aussi. Le cinéma fraîchement restauré, ne semble pas attirer grand monde, mais sa réouverture « fait parler » : il fournit en tous cas l’amorce des flux de paroles que Lamine Ammar-Khodja, muni de son microphone, et Sylvie Petit, la camera(wo)man, captent et enregistrent, et qui deviennent la matière même du film. Ce dispositif fort simple repose sur le caractère affable de Lamine, vite repéré d’ailleurs comme un « étranger » (ou du moins « un qui n’est pas d’ici »), ou, pire encore, un journaliste de la télévision, vaguement suspect, dont on a tout lieu de se méfier. Les rencontres se succèdent, la fin d’une conversation avec untel offrant l’opportunité d’une nouvelle conversation avec une autre personne abordée quelques mètres plus loin, comme si, par association d’idées, chaque occupant de la place prenait part à une discussion collective, pleine de vie et de rebondissements – une part de cette impression de continuité revient au montage évidemment, mais le génie spontané des gens qui passent et qui s’arrêtent, et le talent du duo de cinéastes prompt à saisir et susciter ces performances spontanées, y est aussi pour beaucoup.

Le rythme du film épouse le hasard des rencontres et repose sur le bon vouloir des personnes à parler. Ce qui ne va pas toujours de soi : on hésite parfois, on se refuse. Des règles non écrites limitent ce qu’on peut s’autoriser à dire, règles qu’on peut deviner, mais pas toujours : certes, on s’auto-censure, ici comme ailleurs, et comme le dit Thomas Chen dans son excellente étude de la censure en Chine (Made in Censorship : The Tiananmen Movement in Chinese Literature and Film, 2022), il existe aussi une créativité sous le régime de la censure, qui se manifeste par des métaphores subtiles, des allusions voilées, des inventions verbales ou non verbales, des signes codés, des sourires entendus, de l’ironie. Et il y a la pudeur, laquelle appartient à chacun‧e – parler, c’est toujours d’une certaine manière dévoiler quelque chose d’intime, une part de soi.

Le dispositif cinématographique est on ne peut plus ouvert : chaque « prise de paroles » suscitée par Lamine et Sylvie inspire le commencement possible d’un nouveau récit. La salle de cinéma rénovée fournit le point d’entrée le plus évident, même si elle paraît rapidement n’être qu’un prétexte, l’amorce de « tout autre chose ». Mais elle est en réalité bien plus que cela.

Le plus étonnant, c’est qu’on n’y entre pas, du moins pas avant la fin du film. On évoque et on ressent sa présence, comme une hantise, chargée du passé (c’est un cinéma de l’époque coloniale), du présent (sa rénovation discutable et discutée, décidée par les pouvoirs publics), et du futur (il est un lieu d’attentes ambivalentes, comme nous le verrons). On finit par y pénétrer brièvement, certes, à quelques scènes de la fin du film, pour assister à ce qui n’est précisément pas un film, mais une opérette nationaliste chantée, ou plutôt récitée et ânonnée, par des enfants (ce qui confirme le soupçon latent selon lequel cette rénovation n’est pas tant destinée au divertissement de la population qu’à leur (ré-)alignement symbolique sous le régime de la propagande – les pouvoirs publics, s’ils se souciaient des gens, déclare en substance un passant, auraient aisément trouvé meilleur emploi à cet argent). On n’y entre pas, mais on en parle et on s’en approche depuis ses abords, comme quand le réalisateur s’efforce (en vain) de nouer une conversation avec un employé du cinéma qui semble être là pour gérer la sécurité des alentours ou faciliter l’accès au cinéma. Ou bien quand un excentrique habitué des lieux se lance dans une imitation hilarante et fort réussie d’Alain Delon, dont il mime certaines attitudes, hommage furtif rendu au cinéma des années coloniales. Où que vous posiez votre camera, à Alger comme dans n’importe quelle autre ville, vous trouverez toujours quelques-uns pour frimer, faire les beaux, jouer les mystérieux et se faire désirer. C’est la magie du microphone et de la caméra – transformer chacun‧e en personnage.

On part donc du cinéma, et on parlera « de tout autre chose ». C’est toutefois parce qu’il est ambivalent que le cinéma fournit l’impulsion aux conversations qui suivent. Le cinéma, et particulièrement cette salle de cinéma-là, en tant que lieu, incarne l’État, sa puissance symbolique si l’on peut dire, le bâtiment que la puissance publique s’approprie en le restaurant. Son contenu, sa programmation, suppose aussi des choix : la mode est au cinéma turc, sans surprise – un cinéma de divertissement qui s’aligne sans trop de peine sur les « valeurs algériennes » dont se réclament certains hommes de la place Meissonier. J’y reviendrais. Mais le cinéma est aussi ce lieu où s’exposent sur la toile les histoires d’amour les plus édifiantes, et où se nouent dans la salle, protégées des regards par la pénombre, des relations amoureuses, plus secrètes. La proximité des corps attise le désir et c’est là toute l’ambivalence du cinéma : un espace public, un espace de discours, qui, paradoxalement, favorise l’intimité, les relations possiblement coupables, les aveux murmurés, les promiscuités tactiles. Ce qui le rend embarrassant pour les puritains qui hantent la place Meissonier, lesquels ne sont pas avares de fantasmes relatifs à ce qui est censé se passer dans l’obscurité de la salle de cinéma. La sexualité les embarrasse (et comme tout puritain, elle les obsède).

Ce qui m’a le plus touché dans ce film, c’est la tension palpable, et parfois comique, entre la parole et le discours. On pourrait prendre comme autre point de départ la réflexion que fait un passant manifestement cultivé au sujet de « l’arabe classique » dont il répète qu’elle est une langue faite « pour les discours ». C’est la langue du Coran, la langue des grands récits nationalistes, des déclarations officielles, avec ses scansions particulières, l’allure des corps qui déclament, les performances crispées des discoureurs trop soucieux de produire leur effet. Et, sous entendu, ce n’est pas une langue pour parler, ou si l’on préfère, ce n’est pas la langue avec laquelle on se confie, on s’émeut, celle avec laquelle on rêve et on désire. Le puritanisme, le nationalisme, l’islam (le bon islam, le mauvais islam), voilà les valeurs qui prétendent poser un voile sur le langage, sur les mots, au cœur même de la langue.

Qu’on s’en revendique ou qu’on s’en distancie, parfois avec ironie, le discours sur « les valeurs algériennes » semble fournir la toile de fond de toutes les conversations. Toutefois, même ceux qui adhèrent à ce discours, sont mal à l’aise quand Lamine leur demande de faire la liste de ces « valeurs ». Va pour la « pudeur », laquelle après tout n’est pas l’apanage d’une nationalité ou d’une religion en particulier. Mais on manque un peu d’assurance au moment d’invoquer la Nation ou la Religion. Le ton change et l’attitude. On se redresse, on relève la tête. On cherche à retrouver de mémoire un discours qu’on a appris par cœur. On hésite, on bafouille. On ne parle plus, on récite. Non pas que l’adhésion soit feinte, mais il s’agit de faire allégeance au discours d’un autre (avec un A majuscule, cet Autre qui profère depuis les hauteurs, loin au-dessus des têtes de nous autres, pauvres mortels). On perd toute spontanéité. Les émotions, les affects, la subjectivité, le récit de sa propre histoire, menacent l’autorité de celui qui discourt et du discours lui-même. Le projet d’unification (la performance « identitaire ») de cette « société algérienne » fantasmée par les grands discours nationalistes et religieux, ne résiste pas en réalité à la pluralité réelle des existences et des désirs qui se croisent ici, sur cette petite place.

Les inégalités socio-économique, la matérialité de la vie quotidienne, la crise du logement, le coût de la vie, la pauvreté dont on ne voit pas comment sortir (ce « mur » dont parle Lamine dans une interview), viennent aussi mettre à l’épreuve ces utopies nationalistes et religieuses. Ces exhortations morales et patriotiques ne résistent guère au réel. Les habitant‧es de la place Meissonier persistent à désirer et à désespérer, ce qui est déjà une forme de résistance. On n’est pas dupe de ces discours, dont on perçoit la violence.

L’appel à la prière qui retentit sur la ville, constitue à la fois un appel spirituel, suscite un arrêt dans le flux des activités, des mobilités, des pensées, invite à l’approfondissement, et un rappel à l’ordre, une scansion répétée visant à l’alignement ou au réalignement, adressée aux croyants comme aux incroyants.

La police passe elle aussi. Forcément. La caméra enregistre prudemment un pan d’uniforme : les forces de l’ordre viennent expulser quelques marchands à la sauvette. Qui reviendront le lendemain ou dans les heures qui suivent.

On devine de la fébrilité, de la nervosité, une société au bord de la crise de nerfs. La chape des discours de mise en ordre et d’alignement qui pèse sur elle ne semble pas bien épaisse. Le film date de 2014 : il faudra attendre encore quelques années avant l’Hirak, cette « mise en mouvement collective ». Mais déjà, un homme lâche : « Il faudrait une révolution, comme en Lybie » (et un autre ajoute : « les riches vont vivre nos vies, et vice-versa »).

Ce microphone et cette caméra, errant soi-disant au hasard sur la place, deviennent alors des instruments délicatement subversifs, parce qu’en suscitant la parole vive, ils menacent l’ordre des discours. Inversement, la parole, quand elle advient, doit aussi tenir compte des discours environnants. Aucun discours proféré par une voix d’homme (ou de femme, plus rarement dans le film, il est vrai) n’est exempt d’affects, de désirs et d’émotions que traduisent les hésitations, les tremblements (les barbus aussi tombent amoureux, ou aspirent à l’amour). Et nulle parole, aussi sincère soit-elle, n’échappe tout à fait à l’ordre des discours – le récit de soi emprunte, consciemment ou pas, à d’autres récits produits par ceux qui nous ont précédé, qu’il s’en démarque ou les épouse.

Un très bel exemple est fourni par cette vieille femme qui passe devant la caméra : elle raconte qu’elle endurait, quand elle était jeune fille, des souffrances atroces, et que ces souffrances étaient, selon certain‧es, le fait des djinns qui la contraignaient à embrasser sa destinée de guérisseuse. À ce récit « enchanté » s’opposait les jugements de ceux qui la tenaient pour folle, l’assignant dès lors à un autre univers de discours, celui de la psychiatrie. Vignette à peine esquissée dont on entend d’innombrables échos dans bien des endroits du monde où s’imbriquent non sans violence les mondes animistes et les mondes de la science – la place toujours inconfortable, entre deux mondes, des sorcières, des chamanes et des guérisseuses.

On pourrait dire que c’est la personne (le sujet, si l’on préfère) qui parle, et que c’est un autre qui tient un discours, qui se fait porte-parole. Et c’est parfois la même personne qui parle et qui discourt, comme cet homme qui assène de manière caricaturale son point de vue puritain sur la place Meissonier, incarnation selon lui de Sodome et Gomorrhe, où circulent sans entrave les corps désirables, ceux des femmes, et les corps désirants, ceux des hommes (et inversement sans doute). Ah ! L’intolérable mobilité des corps sexués, toujours susceptibles de dévier des voies de l’alignement, la vie elle-même devenue suspecte que les garants de la moralité scrutent d’un œil accusateur, comme le font ces caméras de surveillance vouées à signaler tout comportement « déviant » (Relayant ainsi d’autres inquiétudes puritaines, notamment celles suscitées par le cinéma). Mais, finalement, dans un retournement burlesque, c’est le même homme qu’on voit « partir en chasse » à son tour, se laissant porter par sa fascination si mal refoulée du corps des femmes. La scène est à la fois touchante et comique (et, a posteriori, les propos de l’homme ne sont sans doute pas dénués d’ironie).

Les deux dernières scènes du film récapitulent d’une manière géniale cette tension entre le discours et la parole. On entre enfin dans la salle de cinéma. Pas pour voir un film, mais pour assister à un spectacle de propagande, une opérette nationaliste, jouée, ou plutôt récitée, par des enfants sous la férule de quelques adultes : « Les symboles de la souveraineté nationale ». Il s’agit là sans doute de la scène la plus violente du film – radicalement étrangère à toute parole. Tous les discours de propagande sont immanquablement grossiers, crispés dans des raideurs patriotiques, saturés d’exhortations à l’alignement. La salle de cinéma apparaît alors comme une sorte de mausolée sinistre, où se manifestent les fantômes du pouvoir, en la personne de ces gamins instrumentalisés comme des marionnettes.

On sort de la salle. La vie reprend. On respire à nouveau. On rencontre des personnes réelles, vivantes. Et là, sur un banc, sont assises deux jeunes filles. L’une d’elle prend la parole et raconte. Elle fait allusion avec pudeur à la dureté de son existence. La pauvreté. Elle a dû arrêter ses études. Elle s’excuse à l’avance de ce qu’elle va confier (« tu vas te moquer de moi »), ses rêves, ses désirs : elle voudrait habiter une maison, et voyager, découvrir l’Europe (et pourquoi pas, songe-t-on, devenir cinéaste ? Poète, elle l’est déjà). Ses yeux brillent. Puis un voile de tristesse retombe sur son visage. Le réel plombe les rêves, transforme le désir en douleur. « Je veux juste que le temps passe vite », dit-elle. « Je voudrais ne pas sentir le temps. »